Un cadre du privé parmi tant d'autres

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Billet de blog 4 janvier 2021

Un cadre du privé parmi tant d'autres

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Le mirage du pouvoir hiérarchique

Dans l'entreprise pour laquelle il travaille, Benoît déjoue toutes les tentatives de ses collègues de le faire bosser. A quel moment Assia, sa cheffe, va-t-elle enfin sévir ?

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Depuis des années, Benoît, cadre en entreprise, éloigne méthodiquement les importuns qui voudraient lui assigner du travail et troubler sa tranquillité. Il peut ainsi se consacrer au petit périmètre de tâches qui a trouvé grâce à ses yeux.

J’anticipe une interrogation de votre part : tout cela est intéressant, mais… Benoît n’a-t-il pas un ou une chef ? Cette cheffe ne mettrait donc jamais fin à ce petit jeu ? Aucune des personnes refoulées par Benoît ne s’en serait jamais plaint auprès d’elle ?

Eh bien si. Benoît a bel et bien une cheffe, Assia. Vous vous dites probablement : et voilà, le problème est réglé : Assia lui met un bon savon, et il va rapidement rentrer dans le rang. Les gens obéissent à leur chef !

Permettez-moi de contester. En discutant de ce type de sujet avec des amis, je me rends compte que parfois, certains ont une vision unilatérale du pouvoir hiérarchique : la cheffe commande, les subordonnés obéissent. Dans mon expérience, de subordonné comme de chef, c’est très différent.

Commençons par une objection presque évidente : les subordonnés se sentent fondés à donner leur avis. C’est bien normal : il est très rare qu’un chef maîtrise l’ensemble des techniques et informations que son collaborateur connaît. Et quand bien même ce serait le cas, les humains sont ainsi faits que l’échange leur est souvent utile pour faire avancer leur réflexion. Ce point n’échappe heureusement à personne.

Mettons donc qu’Assia demande à Benoît d’accepter le travail demandé par Sophie. Benoît commence par discuter : il est débordé, ce n’est pas son périmètre, l’organisation est mal foutue, etc. Après avoir écouté Benoît, Assia décidera sans doute d’aménager son emploi du temps, ou bien de revoir à la baisse les ambitions de Sophie. Mais, me direz-vous, après cette contre-proposition, Assia peut exercer sa prérogative de chef : en cas de désaccord, elle tranche, et Benoît doit se conformer à sa décision.

Là aussi, dans mon expérience, c’est un peu plus compliqué que cela. Benoît peut décider de poursuivre la discussion. Il peut même utiliser des techniques d’obstruction, en formulant lui-même une autre contre-proposition, qui ne serait pas acceptable pour Assia : « Ok je fais le boulot demandé par Sophie, mais dans ce cas-là, je ne pourrai plus travailler sur le reporting mensuel que j’envoie à la direction ! ». Il peut également refuser, et se plaindre auprès de Philippe, le chef d’Assia. Autant de recours dont l’existence est absolument nécessaire au fonctionnement de l’entreprise.

Mais admettons que, cette fois-ci, Benoît se montre très raisonnable, et se plie à l’arbitrage de sa cheffe. Victoire, n’est-ce pas ? Ce n’était pas si compliqué, si ?

Je ne partage pas tout à fait votre avis. En tant que chef, on peut en effet trancher contre l’avis des membres de son équipe. Mais, ce que j’ai observé, c’est qu’il s’agit d’un fusil à un coup. Si Assia répète l’opération une deuxième ou une troisième fois, avec Benoît ou un de ses collègues, elle aura illico une réputation d’autocrate qui lui vaudra les foudres de Philippe. Et je ne vous parle pas du cas où elle fait licencier Benoît, ce qui provoquerait une inimitié profonde de la part des autres membres de l’équipe envers elle.

Au fond, je crois que nous touchons à un fait fondamental de notre société : l’autorité n’est pas unilatérale ; elle nécessite un consentement fréquemment renouvelé. Certains de nos amis de droite diraient que c’est à mettre en lien avec les évolutions récentes de notre société, que mai 68 a tout changé, et que, sous la IIIème République, les instituteurs mettaient des bonnes trempes aux enfants pour leur inculquer les valeurs de la République. Je n’en crois pas un mot. Dans la France du XIXème siècle, les révoltes violentes surviennent aussi sûrement que les sonneries des horloges. Paris se hérisse de barricades, et les combats commencent. Parfois, la révolte est matée, et parfois, le régime est renversé. Si j’étais provocateur, je dirais que c’est la période actuelle qui se caractérise par une très forte adhésion à l’autorité.

J’ai consacré plusieurs pages à la critique de Benoît, et voilà que je sors du bois, pour vous dire la terrible vérité : une entreprise qui n’aurait pas de Benoît serait une structure irrationnelle, dans laquelle personne ne voudrait travailler.

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