Transacteo est une entreprise de logiciels située en région parisienne. Comme dans beaucoup de sociétés similaires, le renouvellement de l’effectif y est important. Dit autrement, c’est comme un tourniquet : les gens arrivent, restent quelques années, puis repartent travailler ailleurs. On y recrute donc en permanence.
Entre la décision d’un recrutement, et l’arrivé de la recrue, il s’écoule en général, quelques mois, le temps que la personne termine sa période de pré-avis dans la société pour laquelle elle travaillait jusque-là.
Régulièrement, la venue prochaine d’une recrue est annoncée comme l’arrivée du messie sur terre. C’est parfois dû à son CV impeccable, garni d’expériences toutes plus pertinentes les unes que les autres. Elles le seront d’autant plus que les entreprises où elles ont eu lieu sont de grandes sociétés, des marques dont le nom convoque une image de sérieux, de professionnalisme et d’expertise sans failles. Si les entreprises sont américaines ou allemandes, c’est encore mieux. Un responsable produit qui aurait travaillé chez Amazon ou SAP partirait avec un avantage : avant même que ses futurs collègues de Transacteo ne le rencontrent, il bénéficierait déjà d’une image positive.
Anne, la directrice générale, ne rate pas une occasion de surfer sur cette vague : une manière habile de menacer de manière détournée les équipes en place, de leur mettre la pression, d’instiller le doute afin qu’elles ne se reposent pas sur leurs lauriers. Et, pour ne rien gâcher, cela lui permet aussi de mettre la pression sur le nouveau venu, d’augmenter son niveau d’exigence vis-à-vis de lui, et de retarder un peu le moment où il sombrera fatalement, comme tous les autres, dans le débordisme, le périmétrisme et le complexisme.
Les attentes vis-à-vis de ces messies sont donc utiles, mais elles sont souvent déçues. Déjà, parce qu’au fond, les qualités propres d’un individu expliquent bien mieux ses capacités que les qualités des entreprises où il a travaillé. Chez SAP, on trouve certainement plein des gens formidables, mais aussi, assurément, un tas d’incapables. Cela peut même être tout à fait l’inverse ! Les grandes entreprises regorgent de placards dorés, de planques, de titres ronflants qui ne visent qu’à contenter ceux à qui on les donne : senior VP, directeur adjoint ou « head of » ceci-cela.
Ce sont bien souvent de gigantesques bureaucraties, où règnent en maîtres absolus le périmétrisme le plus rigoureux et la dilution des responsabilités. Difficile alors pour le nouveau venu de s’adapter à une entreprise comme Transacteo, qui compte quelques centaines d’employés et non quelques milliers. Moins il y a de personnes, plus on demandera aux employés un minimum de flexibilité, pour faire face à l’ensemble des tâches à réaliser au quotidien. La nouvelle recrue s’insurgera peut-être de devoir changer elle-même le papier dans l’imprimante, ou pire, de devoir régler seule un problème de bourrage papier : comment est-il possible qu’on ne puisse pas compter sur un support informatique pléthorique pour régler ce souci ! Quel scandale !
Dans le registre des espoirs durement déçus figurent également les personnes qu’on recrute pour leur carnet d’adresses. Un grand classique : à partir d’un certain âge, on ne croit plus aux compétences des individus, forcément dépassées par le rythme effréné de l’innovation. On veut bien en revanche accorder aux quinquagénaires qu'au cours de leur carrière, ils ont eu l’occasion de croiser un paquet de gens : le précieux « carnet d’adresses », un réseau de relations tissé patiemment pendant des décennies, et qu’on peut utiliser à tout moment pour servir une cause ou une autre. C’est comme ça que Pascal, 57 ans, a été recruté chez Transacteo.
Le carnet d’adresses, ça s’entretient. Enfin, plutôt, ce qui s’entretient, c’est la réputation du dit carnet d’adresses. À chaque conversation, Pascal balance des noms de personnes plus ou moins connues, et laisse entendre qu’il connaît tout de leur intimité : « Ah oui tu sais, je déjeunais l’autre fois avec Laurent, le directeur de Century 21, et il me disait justement que... ». Si ses collègues mordent à l’hameçon, c’est gagné : « ah tu connais Laurent ? ». Pascal en rajoute alors des caisses : « Oui bien sûr, on est voisins, on se connaît depuis 25 ans ! On joue au golf ensemble toutes les semaines. »
Il lui faut maintenir l’illusion qu’à tout moment, il peut dégainer son téléphone portable, appeler Laurent et organiser une réunion avec lui dans les prochains jours. La réalité est pourtant assez différente : Pascal n’a croisé Laurent qu’une ou deux fois. Pascal se rappelle de Laurent, mais il n’est pas bien clair que Laurent se rappelle de Pascal. Peu importe : il faut laisser croire que son « réseau » est un genre de société d’entraide où chacun peut facilement mobiliser tous les autres pour servir ses intérêts.
Après l’embauche de Pascal, les choses se compliquent. Fatalement, on le sollicite pour qu’il ouvre le fameux carnet d’adresses. Ce n’est pas simple pour lui : il ne connaît pas si bien toutes les personnes qu’il nomme aux détours de ses conversations. Et, pour ceux qu’il connaît un peu mieux, c’est délicat : à partir du moment où il organise la réunion tant demandée, il ne sera plus indispensable. Dès que les deux personnes mises en relation par Pascal se trouvent des intérêts communs, on peut imaginer que Pascal sorte des discussions sans que cela ne soit un souci.
Pour ne pas tuer la poule aux œufs d’or, Pascal est donc attentif à ouvrir son carnet d’adresses avec modération. Un jour que Jean-Baptiste, le directeur commercial, le sollicite pour rencontrer le patron de Century 21, il prend un air gêné et lui répond : « Bien sûr, je peux appeler Laurent, mais attention, il faut vraiment qu’on s’assure que derrière on va pouvoir assurer un service nickel ! Tu as vérifié auprès des équipes techniques ? Tu sais, je connais bien Laurent : il accepte facilement de rencontrer les gens, mais si ça ne suit pas, il referme le canal aussitôt. Et ensuite, c’est fini, on a grillé notre cartouche, on n’aura pas de deuxième chance ! Ah oui il est comme ça Laurent tu sais. »
Il faut mettre des obstacles entre ses collègues et son carnet d’adresse. S’il est un peu retors, Pascal peut même accuser Jean-Baptiste de jouer avec le feu : « Non mais là c’est ma réputation que j’engage, au nom de Transacteo ! Alors attention, si ça ne vaut pas le coup, moi je préfère ne pas avoir d’ennuis ! Non non c’est trop risqué là. »
Faire valoir son carnet d’adresses, en somme, c’est un peu comme le strip-tease : cela dure tant que vos interlocuteurs le devinent à demi. Quand ils le voient en pleine lumière, c’est déjà terminé.