vent d'autan (avatar)

vent d'autan

Je ne suis qu'un rêveur...

Abonné·e de Mediapart

321 Billets

7 Éditions

Billet de blog 10 juin 2025

vent d'autan (avatar)

vent d'autan

Je ne suis qu'un rêveur...

Abonné·e de Mediapart

VAGABOND D’ÂME III

« Voyageur le chemin c’est la trace de tes pas. » Antonio Machado

vent d'autan (avatar)

vent d'autan

Je ne suis qu'un rêveur...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Kinnarodden © Kristaps Pudulis

ENTRELACS

Une tasse de café noir, une dose de bonne résolution et vogue la route qui s’esquive jusqu’à la pointe extrême vers le Nord. De fil en aiguille à l’évocation de prochaines destinations au fin fond du globe, certains souvenirs d’enfance ravivent cette intarissable envie de succomber à l’appel de la fièvre des glaciers, comme si une main invisible avait tracé cette itinérance dont désormais pas à pas il parcourt la trace. Poursuivant le trait de côte, Nils marche au plus près de la mer de sorte que les marées puissent effacer chacune de ses traces. Tout autour des langues de sable la bise rugit, complainte rauque flottant dans l’éternité.

Insidieusement les paysages sillonnés se fondent dans le flou des visages anonymes, se métamorphosant en rêves et folies abandonnées par les hommes, à la merci des dérives climatiques venues bousculer une tranquillité à peine prononcée. Engoncés dans une étymologie sans pareil les noms de chacun des villages arpentés se rallongent à vue d’œil, aussi illisibles qu’imprononçables, aux consonances aussi rudes que les éléments. Parfois se passent des journées entières sans rencontrer une seule âme, seul au milieu de ces étendues bien trop vastes, l’horizon liquéfié dans une lumière blanche qui efface tous les repères. Voyager à travers ces paysages perpétués sans encombre au cours des centaines de millions d’années demeure un des rares privilèges de l’ère moderne.

Parfois, au long de la route, des hommes aussi invraisemblables que les nuits polaire, rares autochtones fondus dans les entrailles flagellées des terres boréales. Dans le silence gelé, l’infini à perte de vue, aux allures de géant. Nils n’avait jamais songé à se laisser apprivoiser par l’immense fresque en noir et blanc déclinée sous la délicatesse des lieux d’une limpidité immaculée. En ces espaces originel, ni enfer, ni paradis, juste les lumières de l’aurore immortalisées sous le regard étonné d’un profane face à son rêve de môme.

71° Nord, au beau milieu de nulle part la route touche presque à sa fin. À l'extrême nord du cercle arctique, Kinnarodden — Cap Nord géographique— lieu mythique, souvent considéré comme le bout du monde d’où convergent les méridiens, lignes imaginaires esquissant les quartiers d’agrumes de la terre, bleue comme une orange. Dans l’intimité des lambeaux de rêves suspendus aux reflets moirés, farouche et silencieuse la poésie respire ici la quiétude du spectacle céleste, loin de toute source de lumière parasite.

Des pans entiers de falaises écharpées qui plongent dans les eaux limpides de la mer de Barents. Précipitées du creux des lames  les rafales s’y engouffrent dans une partition de griffures qui égrènent l’infini. Bouche bée, Nils, spectateur laconique contemple les ondulations violines et blanchâtres, flavescentes et bleutées qui filent au plus près de la mer avant que l’horizon n’effacent leurs traces. Le calme qui se déploie tout autour de l’archipel est si insolite qu’il ne peut qu’advenir du souffle des esprits.

Troublant les contours avec précaution une ombre se faufile à ses côtés. Sans plus s’en préoccuper Nils emprunte le petit sentier balisé de cairns qui contourne la baie de Knivskjellodden, chacun des paysages devient promesse d’évasion, impérieux miracle de la création. Ne reste plus que l’océan qui court vers le Nord. Tel un forcené grisé par la fièvre de Mageroya — l’île aride — aux allures de géant, Nils finit par s’égarer dans l’insolente placidité de cet univers grandiose. Graine d’une certaine confusion l’ombre furtive se métamorphose selon la lumière enlacée entre les dentelles de brumes fantômes.

Surgi de nulle part un vieux souvenir vient jeter l’ancre sur les rives du fjord. Sur la trace des lueurs précipités au travers des routes gelées, ce motard un brin coriace, un rien hirsute, revenu d’un périple en solitaire depuis le Cap Nord avec ses bois de rennes à l'arrière de sa grosse moto,  trophés de son passage en ces lieux de dispersion. D’humour loquace il contait volontiers ses péripéties à qui voulait bien lui prêter une oreille attentive. Chamboulé par le récit de ce baroudeur à la barbe de broussaille, il s’était promis de franchir le Cap à son tour. Avec les années, l’envie avait fini par s’étioler elle aussi, jusqu’à ce jour sans qu’il fasse le lien avec ce pionnier qui, sans le savoir,  lui avait ouvert la voie. Rien n‘est jamais perdu, à peine si les songes somnolent au bord de rivages inconnus. Ce tour du monde prenait une ampleur inattendue, comme par enchantement sa réticence des premiers jours s’était évaporée.

Au bout du bout l’avènement du monde, évanoui dans l’étendue de la banquise. Plus rien après, sinon le murmure d’éternelles promesses d’ailleurs. Contre toute attente Nils se laisse déborder par cette émotion retenue depuis la nuit des temps, dans la lignée de ceux qui l’ont précédé et comme tant d’autres à venir. 

Reprenant le fil de son écriture quotidienne il scrute son carnet sous toutes les coutures. Couverture élimée, pages cornées, son journal de bord a des accents d’aventurier des déserts de grande solitude. Territoires de feu, infinis de glace, dans les pas perdus des semelles de vent chacun à la poursuite de sa propre quête fiévreuse. L’un et l’autre ne cessant de poursuivre leur vindicte poétique. Insatiables besogneux.

Ma journée est faite ; je quitte l’Europe.

L’air marin brûlera mes poumons ;

Les climats perdus me tanneront.

Arthur Rimbaud

Vagabond d'âme 

Vagabond d'âme II

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.