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Billet de blog 19 novembre 2023

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La grosse balourdise du Vercors

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce billet va aborder un univers qui n’est normalement pas l’objet de ce blog, bien qu’il occupe une grande part de mon existence depuis des années : celui de la musique trad et des bals folks. Je suis en règle générale favorable aux attitudes de « séparation des magistères » et de non mélange des domaines quand ils n’ont pas lieu de l’être. Mais les problèmes posés par une certaine initiative dans le monde du trad, qui est le sujet de cette réflexion,  rejoignent les  préoccupations de la Faucille et le Labo, un blog où je traite le plus souvent des rapports entre la politique et la science, et plus généralement de la manière d’aborder, non pas scientifiquement, mais avec un état d’esprit rationnel, des questions politiques particulières. D’un point de vue qui se veut à la fois communiste et rationaliste.

(fin des présentations pour ceux qui découvrent le lieu, afin  qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur les intentions et le cadre de pensée.)

 Le monde du trad est un univers très structuré par un réseau associatif dense et dynamique  – chouette ! –  qui permet de vivre des expériences de musique et de danse qui vont du « oh, comme c’est joli ! » au très sonore « yiiiihhheeeeee !!! », avec entre ces deux pôles toute la palette des émotions intermédiaires.  Et normalement, si l’on veut bien laisser son  bagage politico-intellectuel au vestiaire avant de monter sur le parquet, cela se fait dans une forme de communion avec plein de gens somme toute très différents que l’on ne connaît pas et avec qui ont est bien contents de partager des moments plus ou moins fugaces. Un peu comme au Hellfest, mais avec du jus de gingembre à la place de la bière, quoi. C’est dire si c’est bien.

Pour ceux qui ne connaissent pas, afin de se mettre dans l’ambiance et de faire un peu de promo, voici comme ils me viennent deux de mes groupes préférés du moment, parmi tant et tant d’autres, dans des vidéos qui donnent une idée de l’atmosphère :

PLUME - Le cercle Infernal (Aymerick Tron Alvarez) - Karnaval humanitaire (mars 2022) © PLUME Le Groupe
Naragonia Quartet Live at Funambals (Lyon) 7/4/2019 © Naragonia (Official)

 Si vous connaissez, ou si vous avez jeté un œil aux vidéos, vous aurez compris qu’il s’agit-là d’un univers qui respire plus que d’autres la bienveillance et le plaisir de faire des choses ensemble, jusque dans la danse elle-même. Bien évidemment, il y a aussi plein de moments moins sympas avec des personnes avec qui le courant ne passe pas bien, mais dans l’ensemble c’est surtout du bonheur. Qu’il me semble nécessaire de préserver en y cultivant ce qui rassemble et pas ce qui divise, et en laissant de côté ce qui est hors-sujet et n’a pas sa place dans ce cadre. Par exemple, le truc qui m’énerve régulièrement, c’est quand des festivals proposent, à côté des stages de bourrée à trois temps ou de mazurka à 11 temps et demi, des machins ésotériques de type « soigner ses pieds de danseurs avec les fleurs de Bach » ou « trouver son moi intérieur, entre valse et méditation transcendantale ». Je peux me tromper, mais je présuppose que ces intrusions spiritualistes dans le monde du bal sont particulièrement présentes chez nous en Drôme-Ardèche, parce que… parce que la Drôme et l’Ardèche, quoi. Je pense qu’il faut résister à ça, et refuser que ce qui n’a rien à faire là  ne vienne polluer et diviser. On va se dire un truc du genre : « pour qu’on swingue ensemble de la manière la plus guillerette qui soit pendant la prochaine chapelloise, tu vas laisser ton fatras ésotérique ou ton écoféminisme au vestiaire, et moi je ne vais pas brandir mon soutien au nucléaire et au pouvoir des soviets ».

 Il y a eu un moment où cette sorte de contrat « laïc » auquel j’aspire ne pouvait plus fonctionner et où ça a fortement clashé : pendant l’épidémie de Covid. A ce moment-là, les relations avec par exemple les antivax, y compris parmi les vrais potes, ça a été vraiment très compliqué,  j’en parlais et . Dans le milieu des bals folks, ça a été particulièrement pénible, au moins en Drôme-Ardèche, avec la pratique des « bals sauvages » en temps de haute circulation du virus de la part de ceux que j’avais appelé les eugédonistes, ces gens le plus souvent jeunes et en bonne santé qui ont fait passer leur petit plaisir égoïste de danseurs avant les nécessités de l’intérêt collectif et de la protection des plus faibles. Là, vraiment, ça a été dur, et quand tout a recommencé il m’a fallu un moment pour m’en remettre et arrêter de me demander à chaque partenaire si je n’avais pas affaire à quelqu’un qui quelques mois auparavant n’en avait rien à branler de contribuer à faire circuler le virus quitte à ce que ça tue prématurément quelqu’un d’autre en bout de chaîne.

Déjà, et c’est le rapport direct avec l’orientation de ce blog, tout cela mettait en lumière un fait important :  même si il est important de séparer les registres entre ce qui relève  des valeurs – tenter de s’approcher de ce qui est « Bien » et juste – et ce qui relève de la compréhension objective et  rationnelle du réel – essayer de définir ce qui est Vrai - , on ne construit rien de bon sur les châteaux de sable du pipotage. Autrement dit : on ne fera rien qui soit juste et « bien » si on ne l’appuie pas sur ce qui est vrai. Et dans l’attitude égoïste des antivax et autres danseurs sauvages, il y avait sans doute une part d'égocentrisme, mais il y avait aussi très largement, chez plein de gens qui par ailleurs sont vraiment des « gens bien », une énorme part de vision du monde complètement biaisée par une grille de lecture antiscientifique et irrationnelle. Le délire innocent du quotidien sur les fleurs de Bach, ça finit par se payer, en temps de crise aigüe.

 Un autre intrusion croissante dans le monde du bal folk qui me pose problème est celle des théories sur le genre que je vais qualifier pour aller vite de « woke » ou d’ « intersectionnelles ». Des théories qui, contrairement à ce que racontent leurs promoteurs, ne sont pas la simple continuation de l’antiracisme ou du féminisme historiques, mais qui délimitent une idéologie et des méthodes d’action bien particulières en rapport avec ce que le postmodernisme a depuis des décennies comme conséquences désastreuses sur l’état de la gauche politique. En gros, là où auparavant il s’agissait de mettre au coeur de la réflexion la question de l’exploitation au travail et de chercher à unir les prolétaires pour se serrer les coudes contre l’exploiteur commun, la gauche est aujourd’hui engluée dans une mélasse idéologique identitaire autour de la notion d’ « oppression » - bien plus floue que celle d’exploitation -, avec une segmentation toujours croissante du sujet politique collectif en fonction des particularités de chacun.  J’en parlais dans ce billet sur La gauche woke ou la classe anesthésiée, à propos de la déclinaison racialiste de cet air du temps intellectuel.

 Ici, ce qui est en jeu, c’est plutôt la déclinaison « féministe » de ces grilles de lecture intersectionnelles.  Parce que, pour le coup, il y autour du genre et des relations entre les sexes des questions qui se posent réellement, fortement  et très concrètement dans la pratique des bals folks. Pour aller vite, un atelier « old school » dans un festival trad, ça va donner quelque chose comme : « Alors, pour cette danse, les hommes, vous allez faire ça, et les femmes, vous aller faire ça. » Et, sans surprise, on est plus proches de  : « les hommes vous aller faire faire ceci à la femme, et les femmes vous aller faire ce que l'homme vous fait faire. »

Ce qui est quand même très problématique. Et qui craint franchement.

Dans le cadre de la séparation des registres, c’est le moment de préciser quelles valeurs m’animent et comment je vois le monde par ailleurs. Je me reconnais donc la tradition d’un courant politique communiste qui considère que :

  • L’égalité est éminemment souhaitable et constitue un objectif majeur à tous les niveaux.
  • En matière de relations entre les sexes, une égalité pleinement réalisée qui permette l’épanouissement des individus repose précisément sur la disparition du « genre » dans la société, c'est-à-dire sur une indifférenciation des rôles sociaux liés au sexe des individus.

 Bref, par-delà les aptitudes physiques ou encore plus marginalement intellectuelles qui seraient en moyenne plus ou moins forte et répandues dans chaque groupe, il est nécessaire d’en finir avec une époque de l’histoire de l’humanité où la division du travail reposait sur la plus évidente et structurante des différenciations biologiques au sein de l’espèce : le sexe.  Ce qui était peut-être très important et évident  pour organiser la société au paléolithique ne l’est plus aujourd’hui et, grâce au développement économique et technologique, le serait de moins en moins à l’avenir. Contrairement à ce que racontent des féministes qui se veulent radicales et qui sont en fait authentiquement réactionnaires, pour trouver une égalité de sexes plus aboutie que celle que nous connaissons aujourd’hui, il ne sert à rien de tourner son regard vers un passé mythifié, que ce soit du côté du Moyen Age ou désormais carrément du paléolithique, mais il faut regarder vers l’avenir en acompagnant un mouvement de la société largement permis et guidé par le progrès technique – voir à ce sujet Féminicène, le stimulant essai de Véra Nikolski.

 Du côté des danses folk, malgré l’attachement à la tradition, il devrait aussi être socialement possible de parvenir à dépasser le stade du paléolithique et de la division sexuelle des pas. Tout le monde n’est pas forcément d’accord avec ça dans le milieu, mais je suis pour ma part évidemment favorable au fait de dégenrer la danse et de ne pas définir les rôles à partir du sexe. Et dans les ateliers, plutôt que « les hommes font ça et les femmes ça »,  on peut très bien dire : « les A font ça et les B  font ça », et chacun fait ce qu’il a envie de faire, ou prend une fois un rôle et une fois l’autre, et ça enrichit la pratique.  Ce n’est pas très compliqué – même si ça peut l’être un peu quand même pour les moments de rapprochements des corps, en fonction je crois non pas de son sexe mais de son orientation sexuelle.

Tout cela est en cours, en train de se faire, d’autant plus que le milieu du trad est somme toute et fort heureusement assez peu… traditionaliste ! Le climat général, malgré le risque lié à la perspective de la tradition, justement, penche nettement du côté de la gauche et du progressisme, y a vraiment pas photo. Ouf !

 Il y avait pourtant déjà eu des signaux d’alerte, comme ce festival hivernal qui dans son édition de 2023 avait cru bon de prévoir dans l’organisation de son espace un « safe space » [un endroit sûr]  interdit aux hommes « cis » (je discuterai plus loin ce vocabulaire abscons. Pour l’instant, si vous ne voyez pas ce que c’est, passez outre et traduisez simplement par : « hommes »). Ce qui est significatif, et je crois de mémoire ne pas me tromper, c’est que ce safe space sans mecs était situé à l’endroit qui était aussi l’espace d’aide aux personnes en difficultés. Ce qui revient donc à interdire aux hommes l’accès à la zone de soutien aux gens en détresse, et donc à postuler qu’un vrai mec qui en a deux bonnes grosses dans le slibard se démmerde tout seul et n’a pas besoin d’aide. On y reviendra : c’est un cas de figure récurrent que celui où la dernière invention supposément antisexiste façon woke consiste en fait à véhiculer et reproduire les clichés sexistes les plus éculés…

 La raison d’être de ce billet critique est le fait qu’un grand pas – en arrière - a été franchi par l’équipe d’organisation d’un des festivals du genre : Le gros bal du Vercors.

Illustration 3

Si comme moi on voulait programmer ses vacances d’été longtemps à l’avance en fonction du programme des différents festivals et que l’on visitait pour cela le site du Gros Bal, on tombait au début de l’année 2023 sur un texte surréaliste qui commençait ainsi :

 « Cette année, l’équipe d’organisation du Gros Bal du Vercors se fera en mixité choisie* sans hommes cisgenre*.

 Cela fait plusieurs années que les membres de l’organisation du Gros Bal se questionnent sur les oppressions sexistes et travaillent à transformer nos espaces pour qu’elles soient moins présentes. Cette année, les réflexions à ce sujet et les décisions qui y sont associées ont pris une autre ampleur : nous avons décidé que la Grosse Équipe (l’équipe d’organisation) de l’édition 2023 se ferait en mixité choisie* sans hommes cisgenre*. 

 Ce choix politique signifie que, pour 2023, l’entité décisionnaire, que constitue la Grosse Équipe, sera uniquement composée de personnes qui se reconnaissent dans une identité de genre* autre qu’hommes cisgenre* ; on parle donc d’une organisation en mixité choisie* avec des personnes MINT (meufs cisgenres*, intersexes*, non binaires*, trans* et autres minorités de genre*). »

 Ma décision pour l’été était immédiatement prise : je ne foutrais pas les pieds à cette édition du Gros Bal (et sans doute pas aux suivantes), par refus de cautionner ce genre de pratique et par manque de motivation de côtoyer un tel milieu.  Et, de la même manière que malgré mon intérêt pour le foot je n’ai pas regardé un seul des matchs de la dernière coupe du monde au Qatar – oui c’est moi, la personne qui a tenu son engagement à ce propos -, j’ai boycotté le Gros Bal de cet été malgré son affiche alléchante (Montanaro/Cavez, Laüsa, La Sialyre, Saraï, Aina solo, etc… ça fait quand même un paquet de trucs que j’aurais bien aimé voir ou revoir). On a été quelques-uns à faire ça, du côté des spectateurs et des artistes, mais  beaucoup trop peu à mon goût.

J’en serais resté là et j’aurais simplement boycotté tout seul dans mon coin si,  loin de provoquer un tollé dans le monde du trad, ce choix de la ségrégation genrée dans l’organisation du festival n’était  désormais vanté dans un podcast qui a même les faveurs promotrices du cœur du monde associatif du trad en France. Parce qu’à un moment, on a envie de faire savoir que ça suffit et qu’on n’est pas d’accord avec ce qui devient de plus en plus envahissant. Et qu’il va falloir faire autrement si l’on ne veut pas que se creuse un profond fossé dans le milieu autour de ces questions.

 Le podcast L’organisation du Gros Bal 2023 –Une expérience en mixité choisie développe, notamment dans sa première partie, d’autres thématiques qui ne concernent pas directement cette question de la non-mixité de genre dans l’organisation du festival. Il reprend alors un peu des passages obligés des documentaires sur le bal folk, comme la découverte du milieu, le bénévolat dans les festivals, le rapport au corps et à la danse, etc. Avec quand même quelques tournures d’esprit et éléments de vocabulaire qui sont des marqueurs de ce que la démarche woke a de spécifique et qui évoquent la géniale série de Blanche Gardin. Ainsi,  des expressions comme « une personne oppressante » ou  l’idée du « soin », couplée à la perspective d’être « soignée », correspondent à une psychologisation des questions politiques et à un mélange des genres assez typique. L’ensemble transpire un peu pour certaines la difficulté à se situer, tout ce terreau sur lequel prospèrent ceux qui en guise de militantisme politique décalquent le fatras du  développement personnel et de la psychothérapie de groupe, en en faisant éventuellement leur raison d‘être ou leur gagne pain. Le vivier des « ateliers » et des « formations »,  très répandu dans la culture trad,  offre forcément un cadre tout à fait favorable à l’épanouissement de ce genre de choses.   

 Le texte d’annonce sur le site du Gros Bal l’admettait : « Nous tenons à préciser que cette décision n’a pas fait consensus au sein des personnes qui avaient envie de s’investir pour l’édition à venir. Nous avons tout de même pris le parti de nous organiser ainsi. » Dans le podcast, à propos de la manière dont la décision a été prise, une intervenante s’interroge quand même sur ce que peuvent signifier ces méthodes d’un petit groupe soudé qui arrive en réunion et qui force une décision d’exclusion globale d’une catégorie de la population en précipitant volontairement les processus décisionnels pour prendre les autres de court et ne pas laisser le temps au collectif de fonctionner normalement. Effectivement, on peut s’interroger là-dessus, par rapport à ce que sont les valeurs supposées communes de fonctionnement démocratique et de rapports de confiance nécessaires.

Le facteur déclencheur rappelé dans le podcast est présenté ainsi sur le site :

 « Nous relevons par exemple que les rôles techniques (construction, logistique, numérique, etc.) sont encore majoritairement occupés par des hommes cisgenre*, que nous subissons des disparités dans les prises de parole (temps, fréquence, maîtrise du discours), que nous manquons de soutien quand nous essayons de porter des initiatives pour lutter contre le sexisme, etc.

 Cette décision est motivée par ces constats, mais fait également suite à la dénonciation pour viol de l’un des membres de l’organisation et aux prises de conscience que cela a engendré. Ce viol n’a pas eu lieu pendant un Gros Bal mais nous en avons eu connaissance lors de l’édition 2022. Par le choix d’une organisation en mixité choisie*, nous souhaitons visibiliser et dénoncer la culture du viol*, dans cet espace comme dans nos vies. Nous n’avons plus envie de nous taire, plus envie de garder le secret, nous voulons crier nos rages, partager nos tristesses et nos désillusions. »

 On comprend très bien la tristesse et la colère si une personne proche de soi s’est rendue coupable d’un viol, mais on a du mal à comprendre la logique qui aboutit aux conclusions qui en ont été tirées. On suppose que puisqu’il y a eu viol, il y a eu dépôt de plainte avec espoir –même si c’est compliqué – d’une condamnation judicaire pour le coupable. Et qu’en attendant il y a eu des procédures internes à l’organisation qui ont permis d’exclure la personne  coupable s’il y a lieu, sur la base d’une forme d’Etat de droit interne à l’organisation.

Par contre ce qu’on ne pige pas bien, c’est en quoi cela amène à exclure tous les hommes de la préparation du bal suivant ? Quelle est la logique ? Faute de démonstration du mécanisme, on comprendra que nous sommes face à des adeptes de la punition collective qui essentialise des personnes en fonction de leur appartenance à un groupe (ici biologique et même pas social). « Excluez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », en quelque sorte

Si un homme a commis un viol, qui plus est dans un autre cadre que celui du festival, et qu’il faut à cause de cela exclure tous les hommes du comité d’organisation, est-ce que cela veut dire que quand une personne rousse membre du comité d’organisation aura piqué dans la caisse (d’une autre association), il faudra alors exclure toutes les personnes rousses de l’organisation du festival suivant ? 

Dans le podcast, à 36’30, une fille explique la démarche en proclamant : « On ne laisse pas les gens violer tranquilles ». Oui, effectivement, c’est une bonne chose de ne pas laisser les gens violer tranquilles, mais….quel rapport ? Quel viol a été empêché ou puni a posteriori par l’exclusion des hommes du comité d’organisation ? Il est dit aussi  qu’« il n’est plus possible qu’il y ait des violeurs et des agresseurs dans les pôles décisionnels ». Tout à fait. Mais cela signifie-t-il que tous les mecs qui ont été exclus du comité d’organisation étaient  des violeurs et des agresseurs, et que c’est pour cela qu’ils ont été exclus (et pas juste parce qu’ils ont porteurs de chromosomes XY avec lesquels ils sont en paix) ? On est surpris de ce qui est ainsi décrit, qui s’apparente plus à la pire mafia de trafiquants d’esclaves sexuels qu’à une asso de folk plutôt de gauche et soucieuse d’émancipation.  De deux choses l’une : soit les gens qu’elles ont éjectés étaient coupables de viols et d’agressions, et alors c’est compréhensible mais il faut l’assumer et le dire clairement (et si c’est des violences graves, on peut penser que des poursuites judicaires seraient appropriées). Soit ont été éjectés des gens qui n’étaient pas coupables de ça et c’est leur identité sexuelle / de genre qui  les a rendus aux yeux des éjectrices collectivement coupables. Ce qui serait une conception monstrueuse de la justice et de la prévention, qui n’individualise pas les situations et juge les gens d’après ce qu’ils sont, et pas qu’ils font.

J’ose une hypothèse entre les deux versions, celle de la mafia ultra violente d’un côté et celle d’une conception fanatique de la culpabilité collective : c’est la deuxième version qui est la bonne.

 Bien entendu, comme toujours, la non-mixité est définie comme un moyen et surtout pas un objectif : « Nous ne considérons pas la mixité choisie* comme une fin politique en soi, cette décision est donc temporaire. C’est un outil dont nous nous servons pour nous donner de la force, pour construire plus d’égalité, pour tendre vers des espaces de bal (et de vie) exempts de violences sexistes et sexuelles ».

A la limite, pourquoi pas. Mais existe-t-il, au-delà du simple credo, des études rétrospectives qui évaluent l’impact supposé positif de ces pratiques de non-mixité en comparaison avec ce qui se serait passé dans un groupe social témoin qui n’y aurait pas eu recours ? A ma connaissance – mais je ne suis pas spécialiste –, cela n’existe pas, et on est dans l’ordre de la croyance, qui plus est pas très logique. A défaut d’études probantes, je propose à la réflexion mon témoignage qui contient au moins un fait aisément vérifiable que l’on peut penser significatif. J’ai milité pendant près de 30 ans dans l’extrême-gauche trotskyste, avec trois organisations différentes. Et il me semble y avoir observé une corrélation assez nette, mais une corrélation négative par rapport aux buts affichés : plus une organisation pratique en son sein  les réunions féminines non mixtes… moins les femmes y jouent un rôle important, notamment au niveau des directions. Et moins les filles  prennent la parole en réunions mixtes. Evidemment, on me dira qu’il s’agit là de mes impressions subjectives et biaisées, alors je vais avancer une donnée factuelle publique et une donnée certaine connue de ceux qui connaissent le milieu : le courant LCR/NPA, qui pratique les réunions non mixtes depuis l’immédiat après 68, a toujours eu un mal fou à féminiser sa direction et à se trouver des porte-paroles féminines, sans jamais réussir en 50 ans à proposer une candidature femme à l’élection majeure de la Ve République, la présidentielle ; en sens inverse, le courant de Lutte Ouvrière, qui ne pratique absolument pas les réunions non mixtes et rejette cette idée, a toujours eu comme porte parole principale une femme et n’a présenté que des femmes à l’élection présidentielle, avec des instances de direction significativement plus féminisées.

            Comme je le rappelais dans un article récent sur les massacres commis par le Hamas le 7 octobre dernier, je veux bien que la fin justifie les moyens, mais quand les moyens sont contradictoires avec la fin, ils font surtout reculer celle-ci. Ce qui semble quand même assez logique et cohérent.

Je voudrais finir avec quelques mots sur le vocabulaire employé, et sur le cynisme qu’il véhicule.

 L’expression « mixité choisie », utilisée pour désigner une situation de non mixité sans hommes, est d‘une hypocrisie absolue qui rend la chose encore plus insupportable que si elle était assumée. Il y a là une manipulation du vocabulaire qui évoque celle d’une entreprise qui rebaptise son plan de licenciements « plan social » ou même « plan de sauvegarde de l’emploi », ou celle d’un gouvernement qui démolit la retraite avec un « plan de sauvetage » de celle-ci. On utilise aujourd’hui l’expression d’« orwellien » pour qualifier cet usage à contresens du vocabulaire, en référence à des expressions présentes dans 1984 telles que « La liberté, c’est l’esclavage ». Il faut assumer : quand on exclut, on exclut, on ne fait pas dans l’inclusion. Et quand on fait dans la non-mixité imposée, on ne fait pas de la « mixité choisie ». La ségrégation, c’est la ségrégation, c’est tout.

 Comme le vocabulaire employé est très spécial et typé, le site du podcast éprouve le besoin de donner des définitions, mais précise quand même : « Les définitions sont loin d’être assez complètes, précises et travaillées pour avoir une compréhension fine des enjeux actuels autour des systèmes d’oppressions ».  Sauf que ce qui se pense clairement s’énonce clairement…

L’usage du terme « cis » est un exemple frappant de confusion la plus grande au nom de la clarification. La définition de « cisgenre » sur le présentation du podcast est la suivante : « Homme cisgenre : personne assignée homme à la naissance et qui se reconnait en adéquation avec ce genre. » Cette catégorie de « cis », que les wokes adorent utiliser, n’a pourtant absolument aucune pertinence fonctionnelle, ce que les organisatrices du Gros Bal se sont d’ailleurs empressées de démontrer par leur propre pratique, telle qu’elle est rapportée dans le podcast.

 L’usage du mot vise à faire penser que dans l’espèce humaine il y aurait en gros deux catégories plus ou moins équivalentes : les « cis » (ceux qui se reconnaissent dans leur sexe de naissance) et les trans (ceux qui ne s’y reconnaissent pas et voudraient éventuellement en changer). On aurait donc d’un côté une catégorie avec la quasi totalité de la population (car la quasi-totalité  de la population humaine,  à quelques petits pour cent près,  se reconnaît dans le sexe que leur biologie exprime. Je crois que les chiffres exacts sont là-dedans) et de l’autre  quelque chose comme peut-être 1% de la population pour qui c’est plus compliqué (personnes qui souffrent de dysphorie de genre, personnes intersexes, …) La petite précision « assignée homme à la naissance » vise peut être à prendre en compte les personnes intersexes à qui les médecins ont effectivement assigné un sexe à la naissance, mais elle donne surtout l’impression de vouloir surfer sur la mode constructiviste qui tend sur ces questions à nier l’impact des données biologiques. Dans l’immense majorité des cas, dans l’espèce humaine, les sexes sont plutôt bien différenciés, et les gens se reconnaissent assez aisément dans leur sexe biologique. Tout cela montre à mon avis que la catégorie de « cis » n’a pas grand intérêt, et peut-être pas beaucoup de sens.

Par contre, on pourrait s’attendre à ce que ceux qui la brandissent à tout bout de champ la manient en respectant le sens qu’ils lui ont donnée. Or, le comité d’organisation du Bal du Vercors ou le Réseau Antisexiste Trad démontrent paradoxalement le non-sens pratique de la catégorie en ne tirant pas dans leur propre activité les conséquences pourtant évidentes de la définition qu’ils reconnaissent. Ainsi, quand le réseau Antisexisme Trad explique comment il a construit ses statistiques sur la présence des musiciennes dans les festivals d’été, il précise : « Nous avons dénombré les femmes et les hommes cisgenres, ce comptage peut comporter des erreurs ». Dans le podcast du gros Bal du Vercors, vers 8/9 mn, les organisatrices expliquent que pour faire leur programmation elles ont fait une liste  des groupes qui les intéressait, pour exclure tous les groupes constitués uniquement de « mecs cis » et par ailleurs catégoriser les musiciens en deux groupes : les « mecs cis » et les « pas mecs cis ».  C’est donc le moment de rappeler le sens de cis : « personne assignée [X] à la naissance et qui se reconnait en adéquation avec ce genre ». Mais du coup, comment les compteurs de la commission antisexiste et du Gros Bal savent-ils si les musiciens hommes (ou femmes) se reconnaissent ou non en adéquation avec leur sexe biologique (ou, pour parler comme eux : « leur genre assigné à la naissance ») ? Ont-ils  réalisé une enquête préalable pour le leur demander, un questionnaire à tous les groupes ciblés qui interrogeait tous les musiciens et musiciennes : « quel est votre sexe et êtes vous cis, autrement dit : vous sentez vous en adéquation avec votre sexe  assigné à la naissance ? »

Etant donné que cela n’est précisé nulle part, et que le réseau Antisexisme Trad évoque même des erreurs possibles - ce qui ne serait évidemment pas le cas avec un sondage  déclaratif -, on peut affirmer sans trop de risque de se tromper que ce n’est pas le cas, et qu’elles - les deux structures -  ont zappé l’étape de l’auto-identification des personnes concernées. On peut donc supposer que ce sur quoi elles se sont fondées pour leurs listes sexuées,  c’est plutôt l’apparence physique des musiciens et musiciennes ainsi examinées – comme quoi, la biologie… -. Elles ont ainsi invalidé toute pertinence à la notion de « cis », qu’elles continuent pourtant d’employer sans que cela ait le moindre sens.

 Je voudrais évoquer aussi le fait, puisqu’il s’agit de respecter la volonté de chacun et de chacune par rapport à son identité de genre, que la manipulation de la catégorie de « cis » est imposée à une partie des personnes trans que ça ne doit pas trop brancher.  En effet, une des revendications qu’on voit être brandie dans la mouvance « transactiviste »  est de considérer que par exemple les hommes trans (= des femmes qui ont décidé de devenir des hommes)  sont vraiment des hommes, et pas des faux hommes, des hommes à part pas vraiment hommes. Et que les femmes trans sont vraiment des femmes, et pas « des hommes déguisés en femmes », comme le disent certaines féministes qualifiées de TERF par leurs opposantes. Or en maintenant les catégories « mecs cis » vs « pas mecs cis », les organisatrices du Gros Bal  excluent les hommes trans de la catégorie « hommes »… à laquelle ils voudraient pourtant  appartenir sans qu’on leur rappelle en permanence leur origine biologique autre.

Il est donc bien compliqué, le chemin de la bienveillance woke excluante qui fait le contraire de ce qu’elle dit vouloir faire. De manière générale, si l’on en revient aux objectif de société dégenrée évoqués au début de cet article, on constate que les pratiques wokes telles qu’illustrées par le Gros Bal du Vercors conduisent surtout à véhiculer et à entretenir une crispation sur le genre, voire des clichés sexistes.

 Beau succès, en vérité.


YK

PS : Pour leur propre crédibilité, je propose aux personnes en désaccord avec mon texte d’avancer des arguments qui relèvent du factuel ou du logique et qui passent outre le fait que je suis un mec.
PS 2 du 21/11/23 : Pour les personnes que ça intéresse, je signale la parution, au lendemain de celle de mon billet, d'un article de mon pote anthropologue Christophe Darmangeat sur son blog la Hutte des classes : Cancel ce sexe que je ne saurais voir.   Il présente une traduction en français d'une série de documents qui montrent comment, lors d'un Congrès récent de l'Association Américaine d'Anthropologie, la pression woke a fait retirer une communication prévue qui consistait à défendre la pertinence de la notion de "sexe" en anthropologie humaine. On en est là....
C'est un nouvel exemple de la manière dont la mentalité woke cherche à exclure des personnes, mais aussi à bannir des idées et empêcher leur discussion. Ce qui fait quand même pas mal de points communs avec la manière dont des sectes religieuses imposent leur point de vue quand elles sont en position dominante, ainsi que l'Eglise catholique l'a longtemps été sous nos latitudes.

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