Le Rabhi-bashing est un axe important de ce blog, et plusieurs billets ont déjà été publiés à propos de ce gourou. Il s’agit pour moi de montrer deux choses à son sujet :
- son incompétence crasse, notamment dans le domaine agricole qui l’a rendu célèbre, et dans lequel il a formé des disciples à son image, c’est à dire incompétents :
https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/280912/agroecologie-quand-bastamag-voit-ce-quil-croit
- le caractère parfaitement réactionnaire de sa pensée philosophico-mystique fondée sur l’adoration de la nature :
https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/120714/contre-pierre-rabhi-et-qualthusser-repose-en-paix
https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/220914/pour-etre-heureux-chantons-avec-pierre-rabhi
Globalement, j’ai l’impression que ça commence un peu à prendre, et que pas mal de gens se rendent compte de l’imposture qu’incarne le personnage, même si il faudra encore 1 823 ans de plus et 498 657 486 preuves factuelles supplémentaires à Télérama et France Inter pour finir par le comprendre.
Ceci dit, quelle n’a pas été ma surprise de découvrir récemment sur Facebook, grâce à « Un militant CGT en milieu rural », que cette critique de Rabhi, que je croyais un peu pionnière quand même, avait déjà été faite quasiment telle quelle il y a presque 30 ans de ça par….. René Dumont !
Pour les jeunes générations qui nous lisent et qui connaissent sans doute Rabhi mais pas Dumont, laissez moi vous expliquer que même les figures de proue écolos, c’était mieux avant. René Dumont a été le premier vrai porte-parole de l’écologie politique en France, puisqu’il a été le premier candidat écolo à des élections présidentielles, en 1974. Voici par exemple une archive de l’INA comme on en fait plus, avec un topo du candidat Dumont avec son pull rouge assis sur une table en train de faire une sorte de cours d’histoire :
https://www.youtube.com/watch?v=gCT5FA8_cRA
[Pour info, le véritable événement de cette campagne 1974, c’était quand même plutôt la première femme candidate, avec Arlette Laguiller qui était présentée par Lutte Ouvrière : https://www.youtube.com/watch?v=Wx7OBws8ayI ]
Avec le recul, il est très facile d’ironiser et sur le pull serré de Dumont, et surtout sur toutes les énormes erreurs de son speech gangréné par l’idéologie malthusienne dès la première minute. En fait, inspiré par le célèbre Club de Rome qui sévissait à la même époque, Dumont se présentait en candidat écolo pour nous avertir de toute une série de catastrophes imminente et inéluctables… qui ne se sont jamais produites.
Par exemple, dans la vidéo, il nous explique à 1’36 que le monde court à la famine si on ne se serra pas d’urgence la ceinture, et que « depuis 1969, depuis 5 ans, année après année, la vitesse de croissance de la production alimentaire ne suit plus celle de la population ».
Bon, voici un graphique avec l’évolution comparée de la production alimentaire mondiale et de la population mondiale, où l’on constate au contraire et très clairement que dans les 50 dernières années la production a augmenté plus vite que la population, et que la quantité de nourriture disponible par habitant a augmenté très régulièrement [c’est même un argument utilisé aujourd’hui par les partisans du bio pour dire que la question des rendements n’est pas décisive, ce en quoi ils ont complètement tort, et c’est sans doute ce que Dumont leur aurait expliqué lui-même]

En fait, il n’y a que l’Afrique qui a décroché, dans ce domaine comme dans tant d’autres, ce qui pour le coup confirme le titre-choc du plus célèbre livre de Dumont en 1962 : « L’Afrique Noire est mal partie »

Le genre de formules catastrophistes et anti-populationnistes de Dumont pouvait passer pour moderne et innovante en 1974, mais elles avaient pourtant déjà été réfutées et ringardisées dès le XIXe siècle par Marx en réponse au pasteur Malthus qui les avaient formulées pour la première fois, et surtout par l’Histoire qui a suivi et qui avait déjà complètement démenti une première fois les prévisions malthusiennes.
[Voir par exemple ce texte de critique de Malthus par Engels en 1845 :
https://bataillesocialiste.wordpress.com/2010/02/19/critique-de-malthus-marx-engels/
A l’époque, comme le montre Engels, le malthusianisme était porté par la bourgeoisie pour légitimer le refus de l’assistance aux pauvres via la redistribution étatique. Aujourd’hui, ça a un peu changé, et ce genre d’idées réacs est porté par des écolos décroissants qui se croient de gauche et qui expliquent de manière plus moderne mais tout aussi déguelasse qu’il ne faut par exemple pas imposer le développement « occidental » à l’Afrique]
Donc, notre brave René Dumont a été connu pour ça, pour son look impayable qui tranchait au milieu des bataillons de politiciens en costard cravate, et pour ses sentences prophétiques qui mêlaient intuitions raisonnées et monumentales erreurs de perspective. Et je dois l’avouer, j’ai malgré tout gardé une certaine tendresse pour Dumont, parce que quand j’ai commencé à m’intéresser à la politique à l’adolescence, il faisait partie de ma Trinité d’auteurs favoris aux côtés de l’économiste trotskyste Ernest Mandel et du communiste libertaire Daniel Guérin.
[aujourd’hui, ce serait plutôt directement Marx/Lénine/Trotsky, la Trinité, parce que c’est comme pour Black Sabbath/Deep Purple/Led Zeppelin, les fondateurs, ça résiste bien mieux que tout le reste à l’épreuve ringardisante du temps]
Ainsi, même si ce blog que je rédige passe la majeure partie de son temps à attaquer l’écologie politique au nom de la grille de lecture communiste, en ma prime jeunesse j’étais plutôt tenté par la synthèse des deux [c’qu’on peut faire comme conneries quand on est jeune, quand même…]. Même que sur mon premier micro-ondes que j’ai eu pour mes 18 ans, j’y avais collé un autocollant du PSU « Verts Rouges, enfin ça bouge ». Si, si ! D’ailleurs, la preuve : il est toujours dans ma cuisine posé sur le frigo (car oui, ça fait 26 ans que j’ai le même micro-ondes, qui a survécu à une bonne dizaine de déménagements. Au temps pour la supposée « obsolescence programmée ».)
Deux ans avant l’achat historique de ce micro-ondes, en 1988 donc, René Dumont publiait un de ses innombrables ouvrages, sous le titre Un monde intolérable : le libéralisme en question. , et il allait en présenter le contenu à la télé :
http://www.ina.fr/video/LXC02010984

On retrouve dans ce petit extrait ce mélange d’analyses reposant sur des données scientifiques légitimes (l’existence du réchauffement climatique, qui était pourtant bien moins avérée en 1988 qu’aujourd’hui ) et de prophéties bidons lancées à l’emporte-pièce :
- il y aura de moins de moins de neige chaque année à Grenoble après 1988 ;
- toujours les mêmes erreurs sur la ressource en céréales par tête qui ne cesserait de diminuer et l’idée que « le monde va à la famine » ;
- tout le monde aura un cancer à cause du trou dans la couche d’ozone… qui est en fait en voie de résorption depuis la sortie du livre, etc.
Mais ce que je viens de découvrir dans ce livre que j’avais lu à l’époque et que j’avais perdu entre temps, c’est qu’en fait, aux pages 30-31, il y a tout un passage sur Rabhi qui est particulièrement savoureux quand on sait qu’il a été écrit par le pionnier de l’écologie politique hexagonale, qui se trouvait être un agronome de métier, qui plus est spécialisé dans les agricultures tropicales des pays pauvres.
Et c’est donc avec une certaine délectation que je vous recopie ce passage implacable qui pour le coup est réellement visionnaire et qui résonne fortement aujourd’hui que Rabhi est devenu une star de la Jet Set et des milieux bobios:
« D’autres part, certains puristes de l’agriculture biologique s’insurgent sans nuances contre les engrais chimiques etc. de la « révolution verte », sans comprendre qu’elle permet de nourrir en Asie des dizaines de millions d’habitants en plus ! La meilleure solution est celle des Chinois, qui utilisent toujours, associés aux engrais – dont la consommation chez eux augmente rapidement – toutes les fumures organiques possibles.
En fin d’année 1986, l’entreprise de transport charter Le Point de Mulhouse nous a demandé d’étudier les réalisations du centre d’Agro-écologie qu’elle avait installé à Gorom-Gorom, à l’extrême nord semi-aride du Burkina Faso. La direction en avait été confiée à Pierre Rabhi, qui avait déjà appris à quelques centres de formation des jeunes agriculteurs de ce pays à faire fermenter les débris végétaux pour les convertir en compost : source fort appréciable d’humus, dont la carence freine les possibilités de l’agriculture africaine. Ce travail, fort utile, méritait d’être généralisé. Mais, mis à la tête du centre d’Agro-écologie et chargé de former des vulgarisateurs agricole burkinabé, Pierre Rabhi a présenté le compost comme une sorte de « potion magique » et jeté l’anathème sur les engrais chimiques, et même sur les fumiers et purins. Il enseignait encore que les vibrations des astres et les phases de la lune jouaient un rôle essentiel en agriculture et propageait les thèses antiscientifiques de Steiner, tout en condamnant Pasteur. Malgré sa bonne volonté, il manquait de connaissances économiques et agronomiques, notamment sur l’utilisation optimale des composts. Selon lui, leur coût de production était nul ; il sous-estimait le travail nécessaire, et même les problèmes de transport, essentiels en la matière. Comme de surcroît il avait adopté une attitude discutable à l’égard des Africains, nous avons été amené à dire ce que nous en pensions, tant à la direction du Point Mulhouse qu’aux autorités du Burkina Faso. L’écologie est une discipline scientifique : nous n’allons pas la discréditer, lui enlever sa valeur, sa rigueur, en conseillant des techniques qui n’auraient pas été mises au point dans les conditions locales. Toutes les expériences faites en milieu tempéré ne valent à peu près rien en climat tropical. Pourtant, ce problème de l’humus reste, nous y reviendrons, un facteur essentiel de maintien, et de la fertilité des sols et de la réussite d’une agriculture qui pourrait prospérer entre les mains de paysans moins méprisés, mieux rémunérés et mieux instruits. »
René, avec nous ! René, avec nous ! René, avec nous !
Ce qui me frappe fortement à la lecture de ce passage, c’est la profondeur de la concordance entre ce que Dumont dénonçait à propos de Rabhi en 1988 et ce que nous avions observé sur place avec des amis ardéchois de l’AFIS lors de notre visite à la ferme-expérimentale qui met en œuvre les idées du gourou shooté au compost :
http://afis-ardeche.blogspot.fr/2012/09/humanisme-notre-visite-chez-des.html#more
Obsession pour le compost en sous-évaluant complètement tout ce qu’il faut (y compris l’eau) pour le produire.
Intégrisme natureliste qui refuse tout produit « chimique ».
Sous évaluation du travail nécessaire (masqué par le recours massif au travail gratuit dans la ferme ardéchoise).
Délires mystiques inspirés de Steiner et de la biodynamie, et autres attitudes anti-scientifiques.
Incompréhension complète de ce qu’est une expérimentation agronomique et de sa portée
Et last but not least, le point sur lequel Dumont est encore plus critique que nous sans que malheureusement il ne donne plus de précisions : un rapport douteux aux africains, dans lequel on peut voir une forme de mentalité néocoloniale écolo.
Bref, tout y est.
Ce que nous avons vu en Ardèche en 2012, Dumont l’avait déjà perçu en 1986, même si étrangement il n’avait pas compris la nullité absolue des techniques agronomiques de Rabhi, même en climat tempéré favorable.
Nullité qui fait que si on appliquait à grande échelle les méthodes de Rabhi, la famine généralisée annoncée par Dumont finirait bien par se produire, pour le coup.
En tous cas, merci René pour le coup de main, et pour n’avoir jamais versé pour ta part dans l’obscurantisme anti-science qui est devenu le lot commun de bien des écolos d'aujourd’hui.
YK
PS : Merci au "militant CGT en milieu rural" pour l'info de départ, et à Christophe Darmangeat pour m'avoir trouvé le texte de Dumont afin de certifier la source.
PS 2 :Si quelqu'un a des infos sur ce que Dumont reprochait précisément à Rabhi à propos de son rapport aux africains, je suis preneur.