
Agrandissement : Illustration 1

Le film débute par le cambriolage dont ont été victimes les parents du réalisateur. Occasion immédiate de faire de l'humour noir sur cette misère qui colle à la peau : les voleurs ont provoqué du désordre mais n'ont rien pris, les bijoux sont faux, il n'y a rien qui puisse intéresser un petit malfrat.
Régis Sauder, petit-fils de mineur, fils d'instituteurs, fait partie de ces cinéastes qui ne craignent pas de développer un sujet en s'impliquant personnellement, en déroulant leur propre passé, en racontant leur famille (je pense, entre autres, à Ne m'oublie pas, de David Sieveking, sur la maladie Alzheimer). S'il ne se montre pas lui-même aujourd'hui, à 46 ans, on le voit enfant et en voix off il nous dit qu'il n'aimait pas ce lieu et qu'il l'a "méprisé". En 2014, au commencement du tournage, son père est là, atteint de la maladie d'Alzheimer, "la maladie du siècle", maladie de la région car à Forbach "on ne cherche pas à se souvenir". Alors que lui filme justement pour se remettre le passé en mémoire.
Il se souvient qu'enfant il n'avait peur de rien, jusqu'à ce que la violence advienne : comme il ne jouait pas au foot…., on le traitait de fille, et un jour il a été tabassé. Il a caché le sang qui avait coulé, ce fut la fin de l'insouciance, et donc de l'enfance. Et un désir irrépressible de fuir. Fils d'une pied-noir et d'un Lorrain, Régis n'a pas d'accent, ce qui aggrave son cas : on le traite de bourgeois. Il est relégué dans le groupe des francophones (contre les germanophones), donc avec les filles et les immigrés !
Il croise Flavia : aujourd'hui, elle est toujours dans le quartier, directrice de l'école, un vrai sacerdoce. Moment particulièrement émouvant quand elle décrit son enfance et les années de galère : quand "on ne mangeait pas tous les jours à notre faim", quand l'électricité était coupée. En rentrant de l'école, de loin, elle voyait bien qu'il n'y avait pas de lumière, et que donc il lui serait difficile de faire ses devoirs. On ne remonte pas à Mathusalem : ce sont les années 1980. "Quand on est pauvre, on se sent nul", confie Flavia, qui se souvient avoir ressenti "terriblement" le regard des autres. "Je me suis sentie écraser par cette misère sociale. Tu n'es pas comme tout le monde. Il te faut assumer cette pauvreté". Sa fille l'écoute témoigner et dit sa peine : elle sait que sa mère n'avait parfois pas de chaussures, manquait de vêtements.

Agrandissement : Illustration 2

"On a l'impression d'avoir été exploités et abandonnés. Notre héritage est dévalorisé. On a un gruyère sous nos pieds." En effet, des galeries s'effondrent, et les maisons sont victimes de ce qu'on appelle les "dégâts miniers". "Les Houillères nous ont laissé sur le carreau… avec la silicose". "Ils ont eu une boulimie de profits et les cols blancs de la mine sont partis s'installer dans des pavillons dans le midi". Ils se battent pour faire reconnaître les maladies professionnelles : "c'est tout ce qui leur reste". Des enseignants témoignent : les enfants des écoles vivent dans des familles sans revenus, soumises aux huissiers, à la maladie, au chômage, à la violence conjugale. On a concentré la misère dans ce quartier du Wiesberg, avec ses 15 tours HLM couleur bleu ciel.
Du berceau au cercueil

Agrandissement : Illustration 3

Car la région est passée de la mono-industrie à rien. Les HBL (Houillères du Bassin de Lorraine), au plus fort de leur développement, prenaient tout en charge. Un témoin dit : "Les HBL assurait l'assistanat du berceau au cercueil". Prise en charge totale : logement, chauffage, épicerie, etc… On travaillait et on habitait : on ne passait pas le permis, puisque le transport était également fourni. Puis ce fut la fin du charbon. Magasins fermés, désormais "la ville est triste". Plus de boulot : "les populations se sont senties abandonnées". Et c'est alors, alors seulement, qu'on a dit : "tiens, il y a beaucoup d'immigrés, ils nous prennent notre boulot".

Agrandissement : Illustration 4

Occasion pour le cinéaste de se pencher sur les relations entre les communautés. Déjà, il faut rappeler que cette région de Lorraine a navigué entre la France et l'Allemagne, au gré des guerres. Presque tout le monde a oublié que la rue centrale s'est appelée pendant l'Occupation

Agrandissement : Illustration 5

AdolfHitlerStrasse. On a été français, on a été allemand. On a eu des "malgré nous" : du coup, les monuments aux morts n'affichent pas les listes des disparus car on ne peut pas dire qu'ils sont tous morts pour la France. Des habitants, après guerre, ont même été déplacés pour faire oublier qu'ils avaient collaboré avec le camp adverse. Puis pendant les Trente Glorieuses, avec l'économie en surchauffe, on a assisté à un brassage de populations qui provoqua une perte de l'identité locale.
Avec la crise, c'est la montée du Front National surfant sans retenue sur l'immigration, alors même qu'il a, dans son ADN, une complaisance évidente avec cette Allemagne du Troisième Reich qui annexa cette région, la Moselle, avec l'Alsace. Génération Identitaire colle ses affiches partout contre "la racaille". Glaçante cette litanie "Philippot" lors du dépouillement des municipales de 2014 à Forbach, que finalement il n'emportera pas (1).

Agrandissement : Illustration 6

Une tenancière de bar, au Café du Marché, déroule ses constats et affirmations avec certitude et méfiance : il faut entendre entre les lignes. Elle rappelle le temps où on bossait dur, on connaissait la pauvreté, et on se plaignait pas, on n'avait pas d'aide. "Maintenant ils bouffent les aides et ça pleure quand même". Alors que ceux qui se lèvent tôt pour 1300 €, ils n'ont plus rien en fin de mois après avoir payé tout ce qu'il faut payer. "Tout le monde a peur de tout le monde, ceux qui ne font rien critiquent les autres". Elle accuse "les dirigeants, depuis 30 ou 40 ans, d'avoir laissé faire". Doctement, sûre d'elle-même, elle déclare : "nous, on a fait le boulot", tout en demandant que la séquence soit coupée car elle craint qu'on l'envoie au goulag ! Une personne témoigne : il n'y a pas de voitures brûlées tous les jours, mais "Madame voilée, Monsieur barbu sont toujours là".
De son côté, un Algérien témoigne : "Avant c'était une communauté qui se connaissait. Nos meilleurs amis étaient Polonais, Ritals, on était tous pareils, on était très heureux. (…) On était refusé dans les discothèques, dit-il en riant, en précisant justement qu'ils en riaient. Ils ne se révoltaient pas face à cette injustice". On s'entraidait entre voisins : aujourd'hui, on va à la mosquée pour trouver un ami secourable.
Régis Sauder retrouve Mohammed, connu en classe de 6ème, et ils se racontent ces temps anciens. Il a quitté la cité, gagne 1800 € par mois, il dit vouloir mener une petite vie tranquille, rembourser ses crédits, sauver juste ce qu'il a. Mais constate "qu'on est compressé socialement. On tient les murs pour ne pas être écrasé". Puis au détour d'une phrase, lui qui paraissait moderne, occidentalisé, glisse que sa femme est voilée. Il sourit, confus : il affirme qu'il voulait surtout pas épouser une femme voilée. Il l'aime, elle est belle, on lui reproche de la cacher. Mais c'est elle, contre son avis à lui, qui souhaite être voilée.
Un minimum de reconnaissance

Agrandissement : Illustration 7

Une femme, la cinquantaine, fille d'immigrés, rappelle que son grand-père a fait la Première Guerre, et son père "a donné sa vie à la mine" : "il faudrait, supplie-t-elle, juste un minimum de reconnaissance." Plus qu'ailleurs dans le pays, où les classes moyennes dans les années 1970 ont quitté les cités, ici ce sont "les Blancs" qui sont partis. "Nous, on ne peut partir ailleurs, dit-elle, alors on se ferme à double tour. On ne veut pas savoir ce qui se passe dehors". Elle ajoute : "Nos grands-parents et parents envisageaient de repartir parce qu'ils savaient qu'on ne serait pas accepté. Ils n'avaient pas bac+10 mais avaient compris le truc". Elle se rassure : "la génération actuelle réfléchit. Et ne se laissera pas faire".
Deux enfants confient leurs projets pour plus tard : l'une, être architecte… en Turquie ; l'autre, être docteur… en Algérie. Flavia, une belle personne, a participé à l'accueil d'une famille réfugiée : "je préfère les savoir là que morts sur une plage".
En voix rauque et off, on entend les propos tenus sur place par François Hollande, sentencieux, lors de sa campagne de 2012 : "Vous êtes une région industrielle qui a beaucoup souffert, il vous a été beaucoup promis, l'État n'a pas été au rendez-vous et la République pas assez présente, pour l'école, l'hôpital, les services publics." Mais en 2017, les Forbachois ne croient toujours pas aux promesses et s'estiment toujours abandonnés.
A la fin du film, on apprend que les parents du réalisateur sont partis pour toujours. Alors, la maison est vendue à une famille d'origine étrangère. L'enfant salue Régis de la chambre même où jadis celui-ci dormait. Avec sa sœur, il a jeté dans une benne tout ce qu'ils ne voulaient pas garder. Surréaliste : tous les objets de cette vie modeste rejoindront les ordures ! On pense à Malraux dans La condition humaine (60 ans, une seconde) : "une vie pour remplir une maison, une journée pour la vider".
Il se croyait plombé dans sa vie d'adulte par cette enfance à Forbach et a découvert que, finalement, Flavia et Mohammed, qui sont restés dans ce pays maudit, ont peut-être mieux cheminé que lui. Sur fond, parfois, de guitare électrique explosée, sans grandiloquence mais se fondant sur des témoignages qui font mouche, Régis Sauder nous livre là un film percutant : il ne s'éloigne pas de sa fonction de documentaire, mais propose un regard affuté et humaniste sur une réalité sociale qui plonge d'autant plus dans Forbach qu'il s'agit de nous parler de l'état de la France d'aujourd'hui. Comme sait le faire le bon cinéma : décortiquer une histoire singulière pour se confronter à une réalité bien plus générale.

Agrandissement : Illustration 8

______
(1) Florian Philippot, candidat aux législatives à Forbach (6ème circonscription de Moselle) est arrivé en tête le 11 juin avec 23,79 % des exprimés (mais 8,7 % des inscrits compte tenu d'une forte abstention, à 62 %). Sur la seule ville de Forbach, le candidat FN ne fait que 21,59 % des votants et 7 % des inscrits). On est loin de cette prétendue représentativité ouvrière du Front National dont on nous rebat les oreilles.
. bande-annonce du film sorti en salle fin avril :
. interview de Régis Sauder par Ciné Zooms : https://youtu.be/zjK3XtKN-kQ
_____
. Régis Sauder est l'auteur de La Princesse de Clèves, un film qui faisait suite à la tirade ironique de Nicolas Sarkozy à propos du roman éponyme qui servait de support à un concours administratif. Cette ironie démagogique était peut-être tout simplement destinée, pour l'ex-Président, à camoufler sa propre inculture et son mépris souverain pour les choses de l'esprit. En tout cas, Sauder en fit un film avec des lycéens des quartiers nord de Marseille, qui lisaient, jouaient et commentaient le texte. Il est également l'auteur de Être là, un documentaire sur les soins psychiatrique en prison.
. Voir l'article du blog (Mediapart) de Gloria Grahame, Retour à Forbach de Régis Sauder.

Agrandissement : Illustration 10

. L'épopée des gueules noires est un documentaire de Hugues Nancy et Fabien Béziat diffusé sur France 2, le 31 janvier 2017. Plusieurs clichés qui illustrent cet article sont tirés de ce film.
Billet n° 328
Contact : yves.faucoup.mediapart@sfr.fr
Tweeter : @YvesFaucoup
[Le blog Social en question est consacré aux questions sociales et à leur traitement politique et médiatique. Voir présentation dans billet n°100. L’ensemble des billets est consultable en cliquant sur le nom du blog, en titre ou ici : Social en question. Par ailleurs, tous les articles sont recensés, avec sommaires, dans le billet n°200. Le billet n°300 explique l'esprit qui anime la tenue de ce blog, les commentaires qu'il suscite et les règles que je me suis fixées.