Ce billet est la suite (et sans doute pas la conclusion) d’un précédent billet intitulé Climat : des chercheurs envisagent désormais le pire pour l’humanité.

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L’homme moderne a oublié qu’il était un animal terriblement commun au sein du monde vivant et donc soumis, à ce titre, aux mêmes contraintes biophysiques que la fourmi ou le hérisson qu’il vient d’écraser, volontairement ou pas. Comme tous les êtres vivants, l’espèce humaine est programmée pour croître, occuper tout espace vital et pour cela consommer et dissiper l’énergie.
« L’entreprise humaine est une “structure dissipative” et un sous-système de l’écosphère. Elle ne peut croître et se maintenir qu’en consommant et en dissipant l’énergie et les ressources disponibles extraites de cette écosphère et en y rejetant ses déchets », constate William Rees,1 en introduction d’un article scientifique publié le 11 août dernier.2 Chercheur et enseignant en écologie et aménagement du territoire, économiste, docteur honoris causa de l’Université de la Colombie-Britannique (Vancouver), il est aussi l’inventeur et co-développeur (avec Mathis Wackernagel), au début des années 1990, du concept scientifique d’empreinte écologique.3 Sur cette conceptualisation thermodynamique de la société industrielle, il rejoint un pionnier français, François Roddier, astrophysicien et spécialiste de la thermodynamique, qui a théorisé cette approche dès 2012.4 L’entreprise humaine suit en cela le fonctionnement de tous les systèmes complexes qui dissipent de l’énergie et sont donc soumis à l’entropie qui veut qu’un tel système connaisse un désordre grandissant jusqu’à son effondrement. « La sélection naturelle favorise les systèmes qui évoluent (s’auto-organisent) de manière à maximiser leur consommation d’énergie […] au service de l’auto-entretien, de la croissance et de la reproduction », explique Howard T. Odum, écologue et spécialiste de la simulation des écosystèmes. 5
Croissance fulgurante
Une structure dissipative d’énergie, comme la société industrielle, connaît un cycle qui la fait passer d’une phase de croissance physique exponentielle à un effondrement général lorsque énergie et ressources s’épuisent. Ces cycles sont observables dans la nature à l’image des vols de criquets ou des populations de lemmings, systèmes à croissance rapide, dont les effectifs s’effondrent après avoir consommé les ressources énergétiques d’un territoire donné et en atteignant une limite physique comme un littoral. L’effondrement de certaines civilisations antérieures seraient dues au même phénomène, même si des controverses scientifiques existent.
Il a fallu environ 250 000 ans à l’homme pour atteindre le milliard d’homos sapiens et moins de 200 ans pour atteindre huit milliards de consommateurs. Le produit mondial brut réel a été multiplié, dans le même temps, par cent.6 La consommation d’énergie suit la même courbe avec pour conséquence la production de gaz à effet de serre entraînant un dérèglement climatique. Il n’est qu’un symptôme parmi d’autres et pas le seul de nos soucis. Le problème est que la société d’aujourd’hui considère cette croissance comme la norme alors que seulement huit générations d’êtres humains sur 10 000 ont connu cette croissance foudroyante : c'est le syndrome de la référence changeante (voir plus loin).
L’application des lois de la structure dissipative à la société industrielle humaine offre l’avantage d’une théorie unificatrice des interactions humanité/écosphère et des fondements biophysiques des désordres qui nous atteignent avec toujours plus de violence. William Rees, Mathis Wackernagel, Vaclav Smil ou encore François Roddier, font partie de ces scientifiques qui ont choisi de travailler en transversalité interdisciplinaire pour tenter d’obtenir cette vue d’ensemble de notre trajectoire. Ils apportent par la même occasion une analyse scientifique rigoureuse à ce que la collapsologie a tenté de défricher, parfois maladroitement. Le Giec s’est focalisé sur le dérèglement climatique et ses conséquences. Son équivalent, l’IPBES, s’est penché sur les atteintes à la biodiversité et aux services écosystémiques. Mais ces études et rapports restent des visions parcellaires, se concentrant sur certains symptômes, occultant le tableau général d’un effondrement en cours.
Effondrement sociétal généralisé

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La croissance démographique, l’occupation dévorante de l’espace limité de la planète et la consommation croissante d’énergie et de ressources, décuplées par les progrès technologiques, conduisent irrémédiablement l’humanité vers une fin de cycle, faute de carburant. Ce qui conduit William Rees à conclure son article en affirmant que l’humanité sera confrontée à une « correction démographique majeure au cours de ce siècle [et à] un effondrement sociétal généralisé ». Autrement dit, face à l'accroissement démographique et à l’épuisement des ressources, la population mondiale devrait s’effondrer dans les décennies à venir et nos technologies n’y pourront rien. « L’humanité a déjà dépassé la capacité de charge à long terme de la terre », poursuit le chercheur. Les catastrophes humanitaires, climatiques et environnementales s’enchaînent de plus en plus rapidement et intensément ces derniers mois vérifiant, avec encore plus d’acuité, toutes les études et prévisions de la communauté scientifique mondiale. Alors que l’homme ne représente que 0,01 % de la biomasse terrestre, il déplace 24 fois plus de matériaux que tous les processus géologiques naturels réunis.7 L’anthropisation de l’écosphère atteint les limites de l’espace terrestre. Quant aux utopies futuristes d’une colonisation d’une autre planète ou d’une exploitation de ressources extraterrestres, la fin de partie de la société industrielle mondiale sera sans aucun doute jouée bien avant et l’agitation d’un Elon Musk ou d’un Jeff Bezos ni pourra rien.
Comme un porte-conteneurs fou
Face à ce constat, la société capitaliste poursuit sur sa lancée, comme un porte-conteneurs fou ou un semi-remorque sans freins dans la descente d’un col. Les émissions de gaz à effet de serre, la contamination chimique du monde8, l’accaparement et l’exploitation ultime des communs (terres arables, eau, ressources écologiques et minières…) continuent de progresser, dépassant la plupart des limites planétaires9. Un désordre entropique s’installe dans la société industrielle, ce désordre gagnant inévitablement la vie politique et sociale. Le système économique domine tous les pans de la vie sociale avec des conglomérats de monopole plus puissants que la majorité des états ou présents, au moins idéologiquement, dans les gouvernements. Les migrations climatiques et environnementales ; les conflits pour l’eau, les terres et les ressources ; les ravages sanitaires des pollutions et épidémies ; les mouvements sociaux ; la prolifération de plus en plus prégnante des extrêmes-droites, des régimes autocratiques et autres dictatures ; la régression des droits dans tous les domaines de la vie sociale, alliée à une surveillance intrusive des populations et une répression violente des protestataires, relèvent d’un dérèglement de la machinerie complexe de l’entreprise humaine. La complexification entraîne systématiquement une augmentation de l’énergie consommée ‒ voir le numérique et la multiplication des centres data ou l’effet rebond des améliorations technologiques : le moteur à explosion consomme moins, ce qui permet de rouler plus loin avec des véhicules plus gros bourrés d’électronique ‒. Et qui dit plus d’énergie consommée, dit accélération de l’entropie qui caractérise la désorganisation progressive d’un système thermodynamique. Le contraire d’un système stable. « Sans une biosphère en bon état, il n’y a pas de vie sur la planète. C’est très simple. C’est tout ce qu’il faut savoir. Les économistes vous diront que nous pouvons découpler la croissance de la consommation matérielle, mais c’est un non-sens total… Si vous ne gérez pas le déclin, alors vous y succombez et vous disparaissez », martelait en 2019 le chercheur canadien Vaclav Smil, spécialiste de l’énergie et de l’environnement, professeur émérite à la faculté de l'environnement de l'université du Manitoba (Winnipeg, Canada).10
Réactions timorées
Alors pourquoi les réactions de l’humanité sont-elles aussi déficientes et timorées face à cette chute non contrôlée ? L’homme est-il fataliste, cupide, négationniste comme un climato-sceptique ? Sans doute un peu tout cela. Mais surtout, sa domination l’aveugle. « Ironiquement, une partie de la raison de ce déni réside dans l’extraordinaire succès évolutif de l’humanité [devenant] l’espèce dominante ». Un succès en grande partie attribuable à l’abondance des ressources rendues de plus en plus facilement disponibles par l’amélioration de la technologie. Mais comme les criquets ou les lemmings cités plus haut, il est, depuis son apparition, soumis aux mêmes contraintes biophysiques et aux mêmes limites de ressources. Son sentiment de supériorité technologique l’aveugle au point de croire ‒ au sens d’avoir la foi ‒ en ses capacités futures, mais non assurées, de trouver des solutions technologiques, ce qu’on nomme désormais le technosolutionnisme. Le problème est que toute innovation provoque de la complexification, une hausse de la consommation d’énergie et donc une accélération de l’entropie. Et l’économie verte ne sera d’aucun secours. Comme le rappelle William Rees dans son article, les énergies dites renouvelables (qui exigent tout de même des quantités astronomiques de ressources rares qu’on va extraire avec l’aide de l’énergie fossile) ne seront pas en mesure de prendre le relais avant le coup de sifflet final et les hautes technologies ne survivront pas au choc de la « correction démographique majeure ».
De plus, l’homme-animal n’est cognitivement pas équipé pour concevoir une telle catastrophe à une échelle physique et de temps quasi géologique. Chaque génération se heurte au syndrome de la référence changeante, une amnésie écologique qui conduit « chaque génération à prendre en référence de l’état normal des choses l’environnement tel qu’il était à l’époque de sa jeunesse »11 alors qu’il était déjà dégradé. Toutes les prévisions et prédictions des scientifiques se focalisent modestement sur les quelques décennies à venir, mais le milliardaire s’inquiète des cotations de ses actions sur les prochains jours, le bourgeois de sa prochaine feuille d’impôts, les politiques des prochaines échéances électorales et le prolétaire de sa fin de mois. Après nous le déluge (ou l’incendie). Depuis les années 1980, nous nous sommes accoutumés à la progression des inégalités, à la succession des crises du capitalisme, aux contraintes sanitaires et confinements, aux états d’urgence permanents, à la surveillance de plus en plus intrusive ou encore à l’explosion des prix de l’énergie et des ressources.
Climato-sceptiques, le retour

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Et des communautés d’intérêts privatifs comptent bien maintenir le cap contre l’intérêt général. Les capitalistes bénéficiaires du business as usual (les affaires continuent), injectent des millions d’euros ou dollars, au choix, dans des campagnes de communication destinées à appliquer un épais maquillage vert sur leurs activités, histoire d’enfumer la population de consommateurs.13 On les pensait rangés dans le conteneur des déchets à recycler, mais les climato-sceptiques font un retour en force. Les légions d’extrême droite alliées aux sphères complotistes, comptant bien surfer sur le désordre qui commence à pointer pour accéder au pouvoir, se rejoignent pour des offensives massives de climato-scepticisme sur les réseaux, destinées à décrédibiliser la recherche12 ou dénigrer les actions des organisations écologistes. Face à l’accumulation des événements climatiques ou écologiques, les discours climato-sceptiques se sont déplacés : ils ne portent plus tant sur le déni du changement climatique que sur le déni de sa gravité et de l’urgence à agir.11 On pourrait y ajouter les sociaux démocrates de l’écologie ou écologistes tièdes, nombreux à se faire enrôler par le pouvoir, adeptes de la politique des petits pas qui ne perturbent pas le bizness. « Si les hommes et femmes politiques s’accommodent du business as usual, soyons clairs : ils nous exposent à un niveau de risque très grand de souffrance inacceptable, d’insécurité alimentaire croissante et d’une injustice sociale déstabilisante », résume William Rees.
L’humanité a inventé le capitalisme pour maximiser sa dispersion énergétique et croître à l’infini, du moins le croit-elle. Si l’issue est un effondrement sociétal et une correction démographique majeure, donc la disparition d’une grande partie de cette dernière, alors peut-être devrions-nous abattre le capitalisme pour sauver ce qui peut l'être ? Mission à rebours de la logique même d’un système qui s’auto-alimente par la croissance dont le mantra est omniprésent dans le discours général. Toujours l’incontournable loi physique de l’optimisation de la dispersion d’énergie d'un système dispersif. L’homme est un animal comme les autres et choisira toujours la sécurité immédiate, son carré de jardin, aux dépens d’un hypothétique avenir fait de sobriété forcée et de choix en forme de dilemmes, notamment sur les limites démographiques pour ne pas dépasser la capacité de charge de la planète et les moyens d’y parvenir. Autant dire qu’on n’est pas près de trouver les freins de l’autocar qui dévale vers l’abîme.
1. https://www.ulaval.ca/notre-universite/prix-et-distinctions/doctorats-honoris-causa/william-rees et https://fr.wikipedia.org/wiki/William_E._Rees. William Rees a développé son concept avec Mathis Wackernagel, https://fr.wikipedia.org/wiki/Mathis_Wackernagel.
2. https://www.mdpi.com/2673-4060/4/3/32.
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Empreinte_%C3%A9cologique.
4. Son livre : Thermodynamique de l’évolution – Un essai de thermo-bio-sociologie, www.editionsparole.fr. Voir aussi deux de mes précédents billets sur le sujet : https://blogs.mediapart.fr/yves-guillerault/blog/010420/l-effet-reine-rouge-ou-l-auto-destruction et https://blogs.mediapart.fr/yves-guillerault/blog/050420/l-homme-victime-de-la-reine-rouge.
5. https://www.jstor.org/stable/27826618 et https://pa-net.squarespace.com/s/1995_Odum_Self-Organization-Maximum-Empower.pdf cité par W. Rees.
6. https://ourworldindata.org/economic-growth cité par W. Rees.
7. https://www.nature.com/news/2005/050307/full/news050307-2.html cité par W. Rees.
8. Lire à ce propos La contamination du monde – Une histoire des pollutions à l’âge industriel, de François Jarrige et Thomas Le Roux, éd. Du Seuil, 2017.
9. https://reporterre.net/Qu-est-ce-que-les-limites-planetaires.
10. Interview de V. Smil https://www.theguardian.com/books/2019/sep/21/vaclav-smil-interview-growth-must-end-economists, citée par William Rees.
11. Dernier carré – Bulletin de la société des amis de la fin du monde, n°8, p. : 8, Baudoin de Bodinat, éd.de la Charrette orchestrale.
12. https://reporterre.net/Christophe-Cassou-Le-climatoscepticisme-a-les-couleurs-de-l-extreme-droite.