L’espérance du Dieu « spirituel »
Le judéo-christianisme ne s’est jamais détaché de ses racines hébraïques. Le Nouveau Testament (les quatre évangiles) actualise l’Ancien Testament sans l’abolir. Dieu reste identique à lui-même. L’Eglise n’assume pas la rupture qui s’inscrit dans le drame de la crucifixion. En mourant sur la croix, Jésus le nazaréen montre deux choses : La première est que la loi qui le condamne est injuste ; or, il s’agit de la parole authentique de Yhwh. La seconde est que la vraie vie est ailleurs qu’en ce monde ; qu’il faut savoir abandonner son corps pendu sur une croix.
Le Grand Sanhédrin s’est réuni pour condamner Jésus. Dans le recueillement et les prières, les légistes se sont déterminés en toute justice, conformément au chapitre XIII du Deutéronome. Ils ont appliqué la parole du Seigneur-Yhwh : « S’il surgit en ton sein un prophète ou un songeur de songe et qu’il te propose un signe ou un prodige qu’il t’a prédit, en disant : « Allons à la suite d’autres dieux et servons-les ! », tu n’écouteras pas ses paroles (…) Ce prophète ou ce songeur de songe sera mis à mort, car il a prêché la révolte contre Yhwh, votre Dieu (…) Ainsi tu ôteras le mal du milieu de toi. » (Dt. XIII, 2-6).
Il fallait une raison supérieure pour que l’Eglise conservât cette loi qui condamna Jésus. L’on expliqua que Dieu, dans sa miséricordieuse bonté, exigeait la mort de son Fils. La rhétorique aidant, l’on accusa les Juifs et non la loi. Il est vraisemblable que l’on comprît que cette vieille loi pouvait encore servir.
Combien de fois le Tribunal de la Sainte-Inquisition, au nom de ce même Seigneur, a-t-il jugé, en sa grande sagesse, conformément à ce même chapitre XIII ? « Si ton frère, fils de ta mère, ton fils ou ta fille, la femme qui est sur ton sein, ton ami qui est un autre toi-même, voulaient te séduire en cachette, en disant : « Allons et servons d’autres dieux ! » (…) tu n’acquiesceras pas et tu ne l’écouteras pas, ton œil ne s’apitoiera pas sur lui, pour le mettre à mort, et ensuite la main de tout le peuple, tu le lapideras avec des pierres et il mourra, parce qu’il a cherché à t’égarer de Yhwh, ton Dieu (…) Si tu entends qu’en l’une de tes villes (…) on dit : « Des hommes, des vauriens, sont sortis de ton sein et égarent les habitants de leur ville, en disant : « Allons et servons d’autres dieux ! » que tu ne connaissais pas, tu consulteras, tu enquêteras, tu questionneras bien, et si c’est vrai, si la chose est constatée, à savoir que cette abomination a été commise en ton sein, alors tu devras frapper au fil de l’épée les habitants de cette ville, tu la voueras à l’anathème, avec tout ce qui est en elle, et même son bétail [tu le passeras] au fil de l’épée. Toutes ses dépouilles, tu les rassembleras au milieu de sa place et tu brûleras par le feu la ville avec toutes ses dépouilles, le tout pour Yhwh, ton Dieu. » (Dt. XIII, 13-17).
Le Dieu des Hébreux était en guerre contre les dieux de la terre et les peuples sans loi. Le chapitre XIII s’appliqua contre Jésus qui bafouait le droit. L’Eglise refusa la rupture avec ce Dieu, si puissant que sa parole, ses phrases, ses mots mêmes étaient la loi. Elle adora ce Dieu « psychique », si ressemblant à l’homme. Elle le dressa contre le Dieu « spirituel » des hérétiques.
Pour la tradition clémentine, l’apôtre Paul est le premier parmi les « hérétiques ». Elle le confond même avec Simon le Mage. Que dit Paul ? « Même si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus ainsi. » (2 Co. V, 16) L’Histoire est close. L’aventure de l’Esprit commence. « Le premier homme, Adam, fut une âme vivante ; le dernier Adam est un esprit qui fait vivre. » (1 Co. XV, 45) La contradiction apparaît entre l’homme « psychique » et l’homme « spirituel ». A la loi positive, « la loi du péché et de la mort », s’oppose la loi intérieure, « la loi de l’Esprit de vie. » (Rm. VIII, 2) Le Paulinien ne demeure pas figé face à la croix. Il a compris qu’elle est derrière lui !
Deux mille ans ont passé. La rupture n’est pas consommée. Paul est l’Apôtre qui nous parle encore à travers les âges. Nous savons que Dieu n’a pas de réalité en ce monde. Nous savons qu’un Dieu qui nous ressemble justifie toutes nos turpitudes et que, loin de nous délivrer de la mort, il nous encourage à exploiter les hommes aussi bien que la terre, à courir sur les champs de bataille, à aimer nos amis, à haïr nos ennemis. Il nous reste toujours à rencontrer ce Dieu « spirituel » qui est au-dedans de nous-mêmes. Sa parole est silence. Sans doute s’agit-il encore d’une idée de Dieu ; mais elle parle la langue universelle de la conscience.
Comme tout vivant, l’homme n’a de cesse que de survivre et d’apporter sa contribution à la succession des générations. Il imagine la résurrection de la chair pour répondre à l’absurde par l’absurde. Tout vivant participe à la chaîne trophique et à la rivalité à l’intérieur de son espèce. L’homme postule un Dieu créateur pour justifier ses appétits démesurés, ses désirs en excès et ses conquêtes sanglantes. Ce Dieu « psychique » répond de la cruauté des lois de la nature. Il en assume la responsabilité, au point de demander à l’homme de lui sacrifier. Celui-ci juge en son nom toute atteinte portée à sa propre survie.
Nous pouvons dire non au « Créateur ». Nous pouvons décider de ne plus jouer le jeu de vie et de mort. Nous pouvons choisir de compatir avec les créatures et de refuser la prédation ou la course au butin. Nous pouvons nous engager à ne point consommer en excès. Nous pouvons choisir d’aimer gratuitement, refuser le statut de « Fils d’Adam », c’est-à-dire de créatures naturellement soumises à la méchante loi du « Créateur ». Soyons « Fils de l’Homme » et dépassons les conditions de ce monde en donnant vie à l’Esprit d’un Dieu tout autre ! Un tel projet vaut bien celui de conquérir le monde ou l’espace interplanétaire !
Qui n’est pas volontaire pour porter par lui-même le pur amour au cœur de l’univers ? S’il nous est possible d’inventer le Dieu « spirituel » sur cette terre infime emportée par l’expansion cosmique, ne devons-nous pas le faire ? Ne sommes-nous pas aussi responsables de Dieu ? Ne tombons pas dans l’erreur de reproduire la cruauté du monde et des lois naturelles. Inventons cette relation d’amour qui fait vivre l’Esprit. Elle n’appartient pas à ce monde ? Pour cela, précisément, elle devrait ressembler à ce Dieu que nous ne connaissons pas.
Yves Maris
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