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Billet de blog 7 juillet 2025

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Ce « monstre de Gaza » interdit aux journalistes : Jean-Pierre Filiu

Océan de tentes, humidité permanente, vent glacial, jeunes morts de froid, bombardements, harcèlement des drones, amas de décombres, décharges à ciel ouvert grouillant d’enfants pieds nus, diarrhées, hépatites, orphelins errants, grappe d’enfants affamés qui nourrissent des chats décharnés et disent pourquoi, tué.es à Noël, Abu Shabab gangster d’Israël…, déc.-janv. sud de Gaza, l’avenir, J-PF.

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« Je comprends maintenant pourquoi Israël
refuse aux journalistes l'accès
aux scènes effroyables de Gaza. »

Jean-Pierre Filiu, l'un des rares historiens à étudier la bande de Gaza,
a passé un mois dans les champs de mort et a tout documenté.

Netta Ahituv, Haaretz, dimanche 5 juillet 2025

Illustration 1

Des habitants du camp de réfugiés de Bureij, à Gaza,
cherchent refuge lors d'un bombardement israélien le mois dernier.
Le « monstre de Gaza », affirme Filiu,
« menace le monde entier de manière très simple et immédiate. »
Crédit : Eyad Baba/AFP

La première chose qui frappa Jean-Pierre Filiu en entrant dans la bande de Gaza fut de ne plus rien reconnaître. Tous les repères qu'il connaissait de ses nombreuses visites avaient été détruits. Il fut totalement désorienté. Rues, trottoirs, bâtiments, villes entières : tout n'était plus qu'un amas de décombres.

« Des zones dévastées émergent de l'ombre à mesure que le convoi progresse », écrivit plus tard l'historien français. « Une séquence d'horreur prolongée. Voici un arbre tombé, les branches tordues, voici une maison démolie ; plus loin, un immeuble s'effondre. Le convoi avance aussi vite que le permet la route dévastée. La Gaza que je connaissais n'existe plus no longer exists,[Lire ICI] maintenant je le sais. Un tel désert nous fera oublier que Gaza fut une oasis pendant des millénaires. »

Filiu, l'une des plus grandes sommités mondiales de l'histoire du Moyen-Orient, semble être le seul universitaire à se pencher sur la bande de Gaza. Pour l'instant, il est le seul chercheur européen à s'intéresser à Gaza, confie-t-il à Haaretz.

« Je serais ravi de participer à cette compétition », confie-t-il dans une interview vidéo depuis Paris. « Mais il est très difficile d'écrire l'histoire de Gaza, faute d'archives. C'est pourquoi, d'un point de vue académique, j'ai dû y retourner. Je perdais du terrain. » Même s'il avait recueilli des informations à distance, il les trouvait insuffisantes, confie-t-il.

En décembre 2024, après avoir obtenu toutes les autorisations nécessaires d'Israël, Filiu arriva à Amman et se dirigea vers la frontière israélienne. De là, il embarqua dans un bus avec un groupe de médecins français et, escorté par la police militaire israélienne, entra dans la bande de Gaza par le poste-frontière de Kerem Shalom, où le groupe fut accueilli par des représentants des Nations Unies.

Il fut autorisé à emporter des médicaments pour son usage personnel uniquement et jusqu'à trois kilogrammes de nourriture. Filiu passa un mois dans la bande de Gaza bombardée. Le livre qu'il écrivit sur cette expérience, intitulé « Un historien à Gaza », fut publié en France fin mai (une traduction anglaise, paraîtra en janvier 2026).

Dans le livre et les entretiens qu'il a accordés à ce sujet, on perçoit que Filiu, 63 ans, oscille entre deux désirs contradictoires : décrire les horreurs et la douleur dont il a été témoin, tout en conservant la prudence professionnelle d'un historien impartial.

La même dualité est palpable dans son livre. Des informations factuelles sur la situation sont entrecoupées de commentaires tels que : « Même si j'ai déjà été dans de nombreuses zones de guerre, de l'Ukraine à l'Afghanistan, en passant par la Syrie, l'Irak et la Somalie, je n'ai jamais, vraiment jamais, rien vécu de tel… Je comprends maintenant pourquoi Israël refuse à la presse internationale l'accès à une scène aussi effroyable. »

Le récit de sa visite à Gaza est entrecoupé d'une description de la bande sonore assourdissante de l'enclave : un bourdonnement intense de drones au-dessus de nos têtes. « C'est un rugissement incessant, si fort qu'il est impossible d'avoir une conversation normale à l'extérieur », dit-il.

Illustration 2

Filiu.
« Je préfère m'accrocher aux fragments de vie
qui remontent de ce navire en furie.
»
Crédit : Pierre Hybre

L'effet psychologique de ce bourdonnement incessant ajoute une couche de stress supplémentaire, qui se transforme parfois en une lassitude insupportable. Le bruit constant du harcèlement est ponctué par le bruit des explosions de munitions. Filiu a appris à distinguer les explosions d'obus de chars du bruit des missiles lancés depuis des avions, des drones, des bateaux et même des armes personnelles – qu'il s'agisse de soldats des Forces de défense israéliennes, du Hamas ou des camions de pillage transportant de l'aide humanitaire.

« Mort à Gaza est illogique », écrit Filiu, soulignant que n'importe qui peut mourir à tout moment, de n'importe quoi et de n'importe quelle situation, et que la différence entre la vie et la mort est totalement aléatoire. De petites décisions, prises par inadvertance – aller là-bas ou ici, rester ici ou ailleurs, dormir maintenant ou plus tard – déterminent qui vivra et qui mourra. Les personnes qui ont perdu leurs proches ne peuvent même pas les pleurer correctement, car il n'y a ni funérailles ni tombe.

« Le deuil est figé, jamais complet », explique Filiu, décrivant le phénomène actuel dans la bande de Gaza : les habitants inscrivent les noms des morts sur les ruines des maisons, à même les décombres, comme une sorte de mémorial [Lire ICI]. Si le défunt est un garçon ou une fille, un petit dessin est généralement ajouté à côté du nom.

Les enfants qu'il a vus étaient particulièrement déchirants. « Autrefois, les écoliers de Gaza portaient des uniformes et des cartables », écrit Filiu dans son livre. Aujourd'hui, ce sont des enfants des rues, hantés par la mort et errants. Dans les décharges à ciel ouvert, ils ramassent du papier, du carton, du nylon, tout ce qui peut servir à allumer un petit feu et à se réchauffer. Ils traînent à peine des jerricans plus gros qu'eux.

Sur les bords de route poussiéreux, ils harcèlent leurs « clients », les harcelant pour qu'ils leur achètent quelque chose. Ils renversent alors de la farine dans leurs assiettes ou vendent des objets et des choses de toutes sortes qu'ils ont récupérés, on ne sait où.

Filiu note que, selon l'UNICEF, le Fonds des Nations Unies pour l'enfance, les jeunes qui ont survécu dans la bande de Gaza ont un besoin urgent de soutien social et psychologique. En janvier, il n'y avait que quatre psychiatres dans tout Gaza.

L'une des raisons de la forte détérioration du tissu social dans la bande de Gaza dont il a été témoin est l'immense faim qui y règne. « Même ceux qui veulent partager de la nourriture avec d'autres ne peuvent le faire en dehors du cercle familial proche et affamé », dit-il. « Autrefois, la solidarité gazaouie était forte ; Les oncles, tantes et cousins ​​étaient très proches les uns des autres. Maintenant, tout le monde se concentre sur le petit cercle familial mourant. »

Lors d'une séance de questions-réponses Q&A session en ligne avec les lecteurs du journal français Le Monde, organisée après son retour de Gaza, il a ajouté un autre élément déchirant à cet état de désintégration : la mort massive de parents de jeunes enfants. « La tragédie des orphelins de Gaza est l'une des catastrophes les plus terribles », a-t-il déclaré à son auditoire. « La société gazaouie, que je connaissais autrefois comme très bien protégée par la structure familiale, s'est effondrée sous le poids de ce massacre de grande ampleur. Des orphelins blessés restent abandonnés dans des hôpitaux, sans que leurs proches, même éloignés, ne viennent leur rendre visite. »

Malgré la faim extrême des enfants, Filiu raconte les avoir vus partager des morceaux de nourriture avec des chats errants décharnés. Lorsqu'il leur a demandé pourquoi ils agissaient ainsi, ils lui ont expliqué qu'ils savaient ce que c'était que d'avoir faim et qu'ils ne voulaient pas que les chats ressentent cela.

Illustration 3

Des enfants dans une file d'attente pour une distribution de nourriture
dans le camp de Nuseirat, le mois dernier.
« La réalité des décharges à ciel ouvert grouillant d'enfants pieds nus. »
Crédit : AFP/EYAD BABA

Un autre spectacle qui a profondément marqué Filiu était celui des clowns médicaux qui continuaient de visiter les hôpitaux et les cliniques improvisées, dans un effort déchirant pour apporter au moins un sourire aux visages des blessés et des malades.

« Je préfère m'accrocher aux fragments de vie qui surgissent de ce navire en ébullition », écrit-il à propos de son expérience. « Des petites filles, cartables sur le dos, émergent d'une ruelle plus basse, où elles étudient dans une institution soutenue par le Sultanat d'Oman. Un survivant, dont la tente est coincée dans les ruines, préserve la propreté de son abri en vidant des seaux d'ordures sur le seuil de sa "porte." Une famille trouve refuge au dernier étage d'un immeuble en ruine, son linge séchant sur un balcon branlant. Les tentes projettent des ombres vertes, bleues et rouges sur le gris terne des environs. »

Fuliu note que plus de 80 % des commerces de Gaza sont fermés, mais que les salaires de certaines personnes sont encore payés par virement bancaire, généralement ceux des employés d'institutions locales comme les hôpitaux et d'organisations internationales. Les habitants, explique-t-il, achètent leurs biens de deux manières : via une application ou en espèces (shekels israéliens).

Pendant ses quatre semaines dans la bande de Gaza, Filiu s'est déplacé entre Rafah et al-Muwasi, dans le sud de la bande. Il a calculé qu'en moyenne plus de 33 000 personnes vivent sur un kilomètre carré et a décrit « un océan de tentes ».

« De chaque côté », note-t-il, « les tentes s'étendent sur des kilomètres. Certains déplacés ont installé leurs abris improvisés sur la plage, affrontant les rafales de vent et les vagues. Des panneaux flottent à la surface, annonçant un salon de coiffure, une cafétéria ou une boutique improvisés, aux noms accrocheurs qui masquent la pénurie. »

Ici, chaque besoin humain fondamental est une lutte pour la survie. Une réalité : des décharges à ciel ouvert grouillant d’enfants pieds nus. Des trous creusés dans le sable en guise de toilettes, recouverts d’une simple bâche pour préserver une illusion d’intimité.”
Jean-Pierre Filiu

De plus, à la fin de l’année 2024, chaque habitant de Gaza recevait en moyenne neuf litres d’eau par jour, dont moins d’un quart était potable. À titre de comparaison, la distribution quotidienne avant la guerre était de 80 litres par personne. Filiu décrit comment « les gens se pressent autour des points de distribution d’eau avec des jerricans en plastique de 5, 10 et 25 litres. Certains apportent des plats ouverts, des boîtes de conserve et des récipients de toutes sortes, quitte à renverser un peu du précieux liquide. »

Outre les innombrables décès innumerable deaths [Lire ICI] de Gazaouis causés par toutes sortes d'armes, Filiu a également été témoin de la mortalité due aux infections et aux maladies, ainsi que de la quasi-impossibilité de préserver un semblant d'hygiène : presque toutes les personnes rencontrées souffraient de maladies et de diarrhées. Les femmes sont plus gravement touchées que les hommes par la grave détérioration des conditions sanitaires : elles souffrent davantage d'infections cutanées et digestives et représentent les deux tiers des victimes d'hépatite.

« Ici, chaque besoin humain fondamental est une lutte pour la survie », écrit l'historien. « Une réalité : des décharges à ciel ouvert grouillant d'enfants pieds nus. Des trous creusés dans le sable en guise de toilettes, recouverts d'une simple bâche pour préserver une illusion d'intimité. Des puits domestiques creusés à la hâte dans un coin de la tente. »

Même les intempéries ont des conséquences fatales. Filiu raconte à ses lecteurs l'histoire d'une petite fille prénommée Sila, morte de froid la veille de Noël à l'âge de trois semaines. Durant son séjour à Gaza, il a entendu parler de cinq autres jeunes enfants morts de froid.

Il décrit dans son livre à quoi ressemble le lendemain d'une averse hivernale : « Il faut tout réparer : réparer les tentes, colmater les larges fuites, réparer les poteaux sur lesquels reposent les fragiles structures. Les hommes restent silencieux, sous l'épuisement et la douleur, et une grand-mère digne, tremblante dans son foulard en lambeaux, implore le ciel pour attester : “Je n'ai jamais eu aussi froid, je n'ai jamais eu aussi faim.” Une femme, trempée de la tête aux pieds, pleure sur ses matelas gorgés d'eau et jure qu'elle est prête à renoncer à la nourriture – à tout pour rester au sec. »

Illustration 4

Une famille en deuil devant l'hôpital Al-Shifa à Gaza.
« Ce n'est pas un conflit régional, c'est un aperçu de l'avenir »,
déclare Filiu.
Crédit : AFP/OMAR AL-QATTAA

Cécité dangereuse

En temps normal, Filiu est professeur et chercheur au département d'histoire de Sciences Po Paris. Parallèlement à son activité universitaire, il tient une chronique hebdomadaire d'analyse sur le Moyen-Orient et le monde arabe dans Le Monde. Auteur prolifique, son livre le plus vendu et le plus traduit à ce jour est « Gaza : une histoire », initialement publié en 2012 (deuxième édition anglaise, Oxford University Press ; 2024). En 2019, il a publié une biographie politique de Benjamin Netanyahou intitulée « Main basse sur Israël : Netanyahou et la fin du rêve sioniste ».

Aucun de ses livres n'a été traduit en hébreu, pas même la biographie de Netanyahou. Filiu espère que « Un historien à Gaza », qu'il a écrit à la vitesse de l'éclair, sera publié en hébreu. Il est important pour lui que les Israéliens soient informés de ce qui est fait en leur nom. Il affirme que les droits d'auteur des ventes du livre, en français et en anglais – il est également en cours de traduction en italien, portugais, suédois et d'autres langues – seront reversés à Médecins Sans Frontières, l'ONG avec laquelle Filiu est entré à Gaza.

Par le passé, Filiu a enseigné à l'Université Columbia de New York et à l'Université de Georgetown de Washington. De 1988 à 2006, il a été diplomate dans les ambassades de France en Jordanie, en Syrie, Tunisie et États-Unis ; il a également été conseiller pour les affaires du Moyen-Orient auprès de plusieurs présidents français. Il parle couramment l'arabe et se rend fréquemment en Israël et à Gaza ; il affirme avoir de nombreux amis au Moyen-Orient. De plus, il connaît bien l'humanitaire. Au début de sa carrière, il a travaillé pour plusieurs organisations humanitaires, notamment dans les bureaux des Nations Unies en Jordanie et en Afghanistan. Sa première visite à Gaza remonte à 45 ans.

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Avant l'incursion terrestre israélienne dans la bande de Gaza, après le massacre du 7 octobre, Filiu avait averti qu'une guerre ferait le jeu du Hamas. Il pense que c'était précisément le piège que le Hamas avait tendu à Israël – un piège qu'Israël avait refusé de voir.

Filiu : « L'image que les gens avaient de Gaza était caricaturale, mais lorsque je suis arrivé là-bas [en 1980], j'ai découvert un endroit dynamique avec des gens sympathiques. Impossible de passer à côté de cela. Je savais aussi que la majeure partie de l'historiographie de la Palestine se concentrait sur Jérusalem et les réfugiés palestiniens. Il y avait littéralement un angle mort. [À ce jour, mon] histoire complète de Gaza est la seule, écrite par un universitaire. »

Le 7 octobre 2023, il a été invité par hasard à parler de Netanyahou lors d'une conférence universitaire en France, au moment même où l'ampleur des horreurs perpétrées par le Hamas dans les communautés du Néguev occidental commençait à se dévoiler. Il a exprimé à son auditoire sa profonde tristesse pour les victimes israéliennes et a ajouté qu'il espérait vivement que la situation ne dégénère pas en une guerre comme celle qu'il avait toujours redoutée : « la guerre qui engloutira les deux peuples ». Il a réitéré ce sentiment avant l'incursion terrestre israélienne dans la bande de Gaza, trois semaines après le massacre, avertissant qu'une telle guerre ferait le jeu du Hamas. Il estime que c'est précisément le piège que le Hamas a tendu à Israël, un piège qu'Israël a refusé de voir.

Filiu accuse Israël d'avoir fermé les yeux pendant des années sur ce qui se passe à Gaza : « Depuis 20 ans, Israël est incapable de développer des réseaux de collaborateurs à Gaza. [Les Israéliens] ont essayé tous les moyens possibles, et ils ont échoué. Parce qu'ils ne connaissent pas la société gazaouie. Et parce qu'ils opèrent soit depuis un char, soit depuis un drone, ce qui n'est pas la méthode la plus efficace. »

Illustration 5

Distribution d'aide à Beit Lahia le mois dernier. Filiu :
« Le droit international et les droits humains fondamentaux sont bafoués 
sans hésitation et remplacés par une force brutale,
aléatoire et extrêmement violente.
 »
Crédit : Dawoud Abu Alkas/Reuters

Pour étayer ses propos, Filiu cite un exemple surprenant : la série télévisée israélienne « Fauda ». « Les deux premières saisons, qui se déroulaient en Cisjordanie, étaient assez impressionnantes », dit-il. La troisième saison, qui se déroule à Gaza, en revanche, était déconnectée de la réalité. Ses créateurs, ajoute-t-il, « ne savent pas de quoi ils parlent. Ils parlent de Mossoul, des talibans, pas de Gaza. Ils ne connaissent pas Gaza. »

L’une des conséquences tragiques de cet aveuglement, observe Filiu, est le coup fatal porté à tous les opposants au Hamas dans la bande de Gaza. « Il y avait des universités, des cercles intellectuels et des artistes florissants. Il y avait tellement de groupes de rap à Gaza, et on imagine que leurs membres n’étaient pas vraiment favorables au Hamas. »

« Il y avait une société civile qui refusait de participer au projet islamiste du Hamas », poursuit-il, « mais tout cela a été détruit par l’invasion israélienne. Et même lors des manifestations contre le Hamas [pendant le cessez-le-feu], au lieu de dire : "Nous cessons les bombardements pour que les manifestants prospèrent", Israël les a intensifiés. Je ne dis pas qu'il s'agissait d'un complot, mais d'un aveuglement. »

L'un des exemples les plus flagrants de cet aveuglement, que Filiu qualifie de « paradoxe tragique », est le soutien d'Israël au gang Abu Shabab Abu Shabab gang dans la bande de Gaza, qui exerce un contrôle violent sur le peu d'aide humanitaire qui entre à Gaza, pille les camions et combat le Hamas. La majorité de l'opinion publique israélienne n'a pris conscience de l'existence de ce groupe criminel que récemment, suite à des informations selon lesquelles Israël armerait ses membres. Sans surprise, cette situation sème un chaos supplémentaire à Gaza. Filiu a vu ce processus se dérouler sous ses yeux.

Il y avait des universités florissantes, des cercles intellectuels et des artistes, une société civile qui refusait de participer au projet islamiste du Hamas, mais tout cela a été détruit par l'invasion israélienne.
Jean-Pierre Filiu

« Il est 2 h 30 du matin, lorsque je me réveille sous des tirs nourris », écrit-il à propos de la nuit du 4 décembre, où il a été témoin d'une fusillade entre des agents de sécurité non identifiés gardant un convoi d'aide et une bande de pillards, aidés par des drones de Tsahal. L'incident a fait 11 morts – cinq tués par l'armée et six lors des échanges de tirs entre le Hamas et Abou Shabab – et 50 camions d'aide sur les 70 du convoi ont été pillés. Les biens volés, raconte Filiu, ont été retrouvés le lendemain au marché de Muwasi et vendus à des prix exorbitants.

« Ce cercle vicieux du crime organisé entraîne une hausse des prix des produits de première nécessité sur les marchés de Gaza, ce qui encourage la participation de citoyens ordinaires aux pillages organisés », écrit Filiu. « Chaque jour, fin 2024, voit apparaître son lot de gangs s'attaquer aux convois humanitaires, aux barrages routiers improvisés érigés par des bandits de grand chemin, et aux enfants qui s'emparent des camions pour voler un ou deux sacs de farine. »

Le soutien d'Israël au gang Abu Shabab, explique Filiu, renforce en réalité le Hamas. Dans le contexte de la famine intense à Gaza, la population civile accepte avec compréhension la punition infligée par le Hamas aux gangs de pillards. Elle est en colère contre les pillards et perçoit le Hamas comme une volonté farouche de mettre un terme au pillage du peu de nourriture qui pourrait lui parvenir. Tout le monde à Gaza déteste ces gangs. La plupart d'entre eux sont ostracisés ouvertement par leurs familles. L'idée qu'Israël s'appuie sur des parias pour contrôler le territoire est très inquiétante. Je ne parle même pas d'un point de vue éthique, mais d'un point de vue opérationnel.

Il dit que lorsqu'il s'est retrouvé à proximité de membres d'Abu Shabab, qu'il décrit comme de véritables gangsters qui agissent de manière menaçante et totalement erratique, il a ressenti pour la première fois un réel sentiment de danger venant des Gazaouis, plutôt que des Israéliens et de leurs bombes.

Illustration 6

Yasser Abu Shabab, le chef du gang violent de Gaza soutenu par Israël.
Crédit : Utilisé conformément à l'article 27A de la loi sur le droit d'auteur.

Filiu a quitté la bande de Gaza le 21 janvier, deux jours après l'entrée en vigueur du deuxième cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, pour être ensuite violé. « Le fait que je quittais cette partie de l'humanité abandonnée au moment d'une trêve, et non au moment de véritables hostilités, a facilité mon départ », raconte-t-il aujourd'hui.

Pourtant, la situation sur le terrain était alors effroyable. De fait, les jours les plus violents qu'il a connus ont été ceux qui ont précédé le début du cessez-le-feu : les Israéliens avaient intensifié leurs bombardements, note Filiu, et il se trouvait dans une zone classée « zone humanitaire » – un endroit apparemment à l'abri des bombardements. Pourtant, il y subissait quotidiennement des bombardements. Une partie de cette même zone est désormais classée « rouge », ce qui signifie que ses habitants sont priés de partir car « l'espace humanitaire se réduit ».

« C'est une belle façon de dire que les Gazaouis sont traités comme des objets. L'idée de devoir à nouveau déménager est terrible. Les gens ont dû déménager et ont tout perdu cinq fois en moyenne », dit-il, depuis le début de la guerre. « Et ce n'est qu'une moyenne. J'ai rencontré des gens qui ont dû déménager dix fois. »

Cette situation surréaliste fait partie intégrante de ce qu'il appelle la « géographie du désespoir » dans la bande de Gaza. « Dans la réalité désastreuse de Gaza, même l'obéissance à un ordre d'évacuation ne garantit pas la sécurité », affirme Filiu dans le livre. Il cite l'exemple d'Ahmad Salam et Walaa Frangi, un couple qui l'a particulièrement touché.

Frangi était une artiste très présente sur les réseaux sociaux, où elle exposait à ses abonnés les catastrophes qui l'entouraient, tout en conservant un minimum d'optimisme, comme en témoigne sa dernière publication, publiée vers la fin décembre. « De ce lieu gris cendré, je sors chaque jour à la recherche de couleurs et de vie. Je suis certain que nous trouverons la sortie. »

Quelque temps auparavant, Frangi avait partagé sur les réseaux sociaux qu'elle et Salam avaient été contraints de quitter la ville de Gaza suite à un ordre de Tsahal ; elle avait écrit qu'ils avaient atteint le camp de réfugiés de Nuseirat. Mais le jour de Noël, le 25 décembre, Frangi et Salam ont été tués par un bombardement dans ce camp. Dans les registres des victimes du ministère de la Santé de Gaza, ils sont numérotés 45 339 et 45 340.

Mais la conclusion la plus consternante de l'expérience de Filiu est peut-être que Gaza est le « laboratoire du futur ». « Ce n'est pas un conflit régional, c'est un aperçu de demain », dit-il.

Ce sentiment fait écho à ce que Pep Guardiola, manager du club de football de Manchester City, a déclaré le mois dernier : lorsqu'il regarde les enfants de Gaza, il craint que les siens soient les prochains sur la liste.

« Peut-être pensons-nous voir des garçons et des filles de 4 ans tués [à Gaza] par la bombe ou tués à l'hôpital, parce que ce n'est plus un hôpital. Ce n'est pas notre affaire », a déclaré Guardiola après avoir reçu un doctorat honorifique de l'Université de Manchester. « Mais attention. Le prochain sera le nôtre. Les prochains enfants de 4 ou 5 ans seront les nôtres. Désolé, mais je vois mes enfants à mon réveil chaque matin depuis que le cauchemar a commencé avec les nourrissons à Gaza. Et j'ai tellement peur. »

Pour sa part, Filiu affirme, lors de notre conversation, avoir vu à Gaza un lieu où « le droit international, les droits humains fondamentaux, la Convention de Genève, l'attitude envers les droits humains – tout est bafoué sans hésitation et supplanté par une force brute, aléatoire et très violente ».

Le « monstre de Gaza », prévient-il, ne sera pas confiné à l'intérieur de clôtures, mais se répandra à travers le monde. « Il menace le monde entier de manière très fondamentale et immédiate. »

Netta Ahituv, Haaretz, dimanche 5 juillet 2025 (Traduction Google) https://www.haaretz.com/israel-news/2025-07-05/ty-article-magazine/.highlight/now-i-understand-why-israel-is-denying-journalists-access-to-the-appalling-scene-in-gaza/00000197-d952-da1d-a5ff-f95612dd0000

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