La stigmatisation et l'humiliation liées aux préjugés sur les personnes confrontées à la pauvreté accroissent l'intensité de la pauvreté d'au moins quatre façons différentes.
Première conséquence : la destruction de la confiance et des capacités. La stigmatisation et l'humiliation détruisent d'une manière invisible mais profonde l'estime de soi et les capacités des personnes. Elles conduisent au repli sur soi, au sentiment de culpabilité. "Le plus dur quand tu vis dans la misère, dit Edilberta Béjar, militante d'ATD Quart Monde au Pérou, c'est le mépris, qu'ils te traitent comme si tu ne valais rien, qu'ils te regardent avec dégoût, jusqu'à te traiter comme un ennemi. Nous et nos enfants, nous vivons cela chaque jour, cela nous fait mal, nous humilie et nous fait vivre avec la peur et la honte."1
Les personnes en situation de pauvreté dont l'esprit est absorbé par la survie quotidienne et dont la dignité est attaquée par les préjugés voient leurs moyens diminuer ; elles adoptent plus souvent que d'autres des comportements renforçant leurs problèmes en matière de santé, d'éducation, d'emploi, etc.2
Ces conditions de vie et ces préjugés dégradent les relations familiales, comme le montre l'exemple de Patrick, ce père de famille qui n'ose pas prendre son bébé dans les bras devant les assistantes sociales.
Cela peut se jouer très tôt : "Dès l'enfance, dès l'école, le regard d'autrui peut écraser, bouleverser […]. Les enfants, qui sont sans cesse partagés entre l'amour pour leurs parents et le sentiment de honte qui provient du regard que d'autres portent sur ceux qu'ils aiment, peuvent se sentir déchirés. [...]. Parfois, on réagit à la honte par la violence, les bagarres ; parfois par l'évasion : on se cache, on déprime. [...] Si, parfois, [la honte] provoque une réaction de fierté qui peut amener certains à relever le défi, à faire l'impossible pour lutter contre cette honte, souvent, quand elle touche des individus ou des familles isolées, elle renforce la solitude, elle contraint les personnes à se cacher, à mentir, voire à "se débrouiller" de diverses manières pour éviter le regard de mépris des autres."3
C'est pourquoi il est si important de soutenir les personnes et familles en grande précarité, de soutenir ses propres enfants quand ils sont confrontés à des conditions de vie difficiles, afin que tous puissent développer des sentiments d'estime de soi et de confiance en soi et dans les autres, outils essentiels pour résister à ces conditions de vie.
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Seconde conséquence : les non-recours. En proie à ces préjugés (et aussi au manque d'information et à la complexité des démarches), les personnes en précarité en viennent à renoncer à la protection sociale, pourtant un rempart efficace contre la pauvreté. "La pauvreté, dit une mère de famille, c'est avoir besoin d'aide, mais c'est aussi avoir trop peur d'être jugée comme une mère incapable pour la demander."
Autre exemple, un travailleur social ou un acteur associatif ne va pas engager une demande de logement, de formation, etc., avec une personne dont il doute a priori des "mérites" ou des capacités.
Troisième conséquence : la discrimination. Les préjugés conduisent parfois à un acte de discrimination, c'est-à-dire à refuser a priori à une personne l'accès à un bien ou un service, pour un motif interdit par la loi (et la discrimination pour cause de pauvreté a été reconnue comme tel en 2016).
Une mère de famille témoigne dans une Université populaire Quart Monde en Alsace : "Quand je vivais en baraquement avec des minimas sociaux, mes enfants étaient mis au fond de la classe. La maîtresse ne les aidait pas. Elle se basait sur la réputation de la famille, pas sur les enfants eux-mêmes."
Autres exemples : un bailleur social refuse a priori un logement à une famille en grande précarité, un employeur rejette a priori le CV d'un candidat dont le profil comporte des "marqueurs de pauvreté" (comme le fait d'habiter en foyer d'hébergement ou d'avoir travaillé en entreprise d'insertion4), un professionnel de santé refuse un rendez-vous à un(e) bénéficiaire de la CMU, etc.
Quatrième conséquence : l'impuissance politique et citoyenne. Les préjugés peuvent conduire à un sentiment d'impuissance, au repli sur soi, à l'inaction politique et citoyenne ou même à prendre des mesures qui vont à l'encontre de la justice et de l'équité sociale (et risquent de renforcer à leur tour les préjugés). Par exemple, si le pouvoir politique estime que les chômeurs préfèrent les aides sociales à l'emploi, il sera tenté de mettre en œuvre des mesures de contrôle et de réduction des allocations plutôt que d'accompagnement et de création d'emplois.
Pourtant, les idées neuves et les solutions existent. Pour les trouver, il faut aller au-devant de l'inconnu, libérer notre pensée, dépasser les stéréotypes et idées toutes faites.
jean-christophe.sarrot@atd-quartmonde.org
Notes
(1) ATD Quart Monde, La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix, op. cit. Voir aussi R. Walker, G. B. Kyomuhendo, E. Chase, S. Choudhry, E. K. Gubrium, J. Y. Nicola, I. Lødemel, L. Mathew, A. Mwiine, S. Pellissery et Y. Ming, "Poverty in Global Perspective : Is Shame a Common Denominator ?", Journal of Social Policy, vol. 42, n° 2
(2) Voir par exemple E. Duflo, A. V. Banerjee, Repenser la pauvreté, Paris, Le Seuil, 2012, chapitre 6 ; S. Mullainathan et E. Shafir, Scarcity: Why Having Too Little Means So Much, New York, Times Books, 2013 ; D. Bourguignon, D. Desmette et alii, "Activation du stéréotype, performance intellectuelle et intentions d'action : Le cas des personnes sans emploi", Revue internationale de psychologie sociale, 2007.
(3) Groupes de recherches Quart Monde-Université et Quart Monde Partenaire, Le Croisement des savoirs et des pratiques, Éd. Quart Monde/Éd. de l'Atelier, 2008.