Largement médiatisée, la déclaration guerrière et militariste de Macron (27/11/2025) engage explicitement l’ensemble des jeunes et du système éducatif. Comme toujours lorsque lorsqu’il est question de guerre, c’est d’abord la jeunesse qui est mobilisée : conscription et recrutement des armées mais aussi préparation mentale qui assigne les jeunes générations à une posture d’acceptation de la guerre, rendue inévitable par la présence d’ennemis extérieurs ou intérieurs, à une obligation de soutien moral aux combattants à défaut de participation directe et in fine, à une exigence de respect contraint pour un régime politique protégé par une union nationale de rigueur.
Or, il se trouve que quelques jours auparavant, ces préoccupations à forte implication morale, civique et historique faisaient l’objet du Cours de l’histoire, programme dit « de référence » produit par France Culture qui, pour la circonstance, donnait la parole à trois intervenantes elles-mêmes « de référence ». Mais dans une émission dont la finalité est de faire comprendre l’histoire et l’actualité aux lycéen.nes, les références étaient clairement (et insidieusement) balisées. Autour du micro de Xavier Mauduit, le producteur de l’émission, se trouvaient donc Virginie Linhart, écrivaine et réalisatrice de documentaires historiques et politiques, Joëlle Alazard, présidente de l’Association des professeurs d’histoire-géographie (APHG) et Muriel Domenach, haute fonctionnaire, ancienne ambassadrice de France auprès de l’OTAN, ancienne secrétaire générale (2016-2019) du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), cette dernière fonction d’ailleurs passée sous silence dans la présentation de l’émission. Incontestablement, cette dernière intervenante a largement occupé le terrain, un terrain guerrier, en y faisant entendre, avec le bruit des canons, une tonalité guerrière qui ne souffre pas la contestation.
La Shoah sert à tout, à condition de savoir s’en servir
C’est effectivement une vision très personnelle de la situation au Proche Orient qu’exprime Muriel Domenach, dans le but affiché de répondre à la curiosité manifestée pour Gaza par les élèves. Affirmation choc lancée par une ancienne ambassadrice à l’OTAN, délivrant sa science à un public d’ignorants : à Gaza, dit-elle, « la responsabilité de la guerre est partagée entre les belligérants. » Des belligérants ? Si l’on s’en tient à la définition du Petit Robert (belligérant : « qui prend part à une guerre en parlant d’un Etat ; personne qui prend part aux opérations de guerre dans l’armée régulière »), les doutes émergent rapidement sur la suite de l’émission. Des belligérants, les 70 000 civils de Gaza victimes des bombardements israéliens ? Des belligérants, les milliers d’enfants pris au piège dans leurs écoles ou dans les hôpitaux ? Des belligérants, les populations mourant d’un manque de soins, de malnutrition, de famine, dans ce qui se confirme comme une politique d’éradication ? Et s’agit-il vraiment d’une « guerre » quand des opérations mettent face à face une population désarmée et l’une des armées les plus puissantes du monde ?
En histoire, méconnaître le sens des mots n’est pas seulement une erreur méthodologique, c’est aussi une faute, surtout lorsqu’elle émane d’enseignant.es ou d'intervenants en milieu scolaire (1) qui mettent constamment en avant – c’est même l’objet de cette émission – la mission civique d’une discipline censée tenir les élèves à l’écart de la désinformation colportée par les réseaux sociaux. Difficile, pourtant de considérer comme civiques les digressions oiseuses autour de la notion de génocide, réfutée par les participantes, au prétexte qu’une définition officielle (parmi d’autres…) ne s’appliquerait pas à Gaza. Quelle crédibilité, quelle confiance, les élèves peuvent-ils alors accorder à des adultes tout occupés à ergoter sur un concept qui, de toute façon, ne change rien ou pas grand-chose à la réalité de la situation sur le terrain ?
Le terrain étant ainsi déminé, pour rester dans la rhétorique guerrière de l’émission, la Shoah est alors invoquée pour tenter de minorer Gaza. Généralisant quelques observations personnelles, Virginie Linhart soutient que le conflit à Gaza est « un prétexte ou une arme pour questionner l’extermination des Juifs d’Europe. » Si personne ne nie la spécificité propre à la Shoah, inséparable d’un contexte historique donné, son instrumentalisation surfe sur la vague nauséabonde, portée notamment par l’extrême-droite, qui assimile antisionisme et antisémitisme, critique de l’état d’Israël et négationnisme. Il est regrettable que la présidente de l’APHG n’ait pas jugé nécessaire d’intervenir pour rappeler que l’enseignement de l’histoire du Proche Orient au 20e siècle et la violence systémique dont font l’objet les Palestiniens non seulement n’était pas un obstacle à la compréhension de la Shoah mais au contraire, par un processus de contextualisation qui est le propre de la discipline historique, pouvait permettre de canaliser la légitime émotion que des jeunes peuvent ressentir à propos de Gaza.
… l’Ukraine également
Gaza, ses ruines et ses morts étant ainsi balayés, l’émission se consacre ensuite à l’Ukraine, ou, plus précisément à la « menace russe », thématique où les certitudes de Muriel Domenach s’imposent comme vérité incontestée dans le studio comme dans les salles de classe. Aucun état d’âme à propos de la sortie guerrière du chef d’état-major des armées (« si la France n’est pas prête à perdre ses enfants… ») ; pour elle, il s’agit de « la vérité » car, explique-t-elle, «Poutine nous menace directement ». En conséquence de quoi il importe de « travailler à la force morale de la nation […] et de faire regarder aux jeunes la réalité de la menace russe ». Parole de haute fonctionnaire, parole également d’ancienne ambassadrice à l’OTAN pour qui, par déformation professionnelle ou par conviction personnelle, le monde n’est perçu qu’à travers la « menace » que font peser « nos adversaires ». Une menace exclusivement militaire, une menace exclusivement russe. Mais si cette conception du monde n’est généralement pas discutée au sein d’une alliance militaire, il est singulièrement abusif de vouloir en faire le fondement d’une éducation civique – « parler stratégie, c’est parler citoyenneté », dit encore Muriel Domenach – dont on attendrait qu’elle s’attache à une conception plus critique, plus ouverte et aussi plus réaliste d’un monde confronté à des menaces protéiformes, parmi lesquelles un bouleversement environnemental sans doute plus à redouter – et d’ailleurs déjà là – qu’une menace réduite à une hypothétique invasion militaire.
Partant d’une définition très arbitraire et historiquement peu fondée du pacifisme (« protester de son amitié à celui qui vous menace… »), Muriel Domenach s’enferre dans une conception étroitement militaire des relations internationales qui évacue toute la complexité d’une période donnée et des conflits présents ou à venir. Affirmer sans aucune mise à distance que « Poutine nous menace directement », c’est oublier la complaisance qui, partout en Europe, entourait Poutine jusqu’à l’invasion de l’Ukraine, motivée non seulement par la considération jamais démentie des démocraties pour les hommes forts (outre Poutine, Saddam Hussein, Bachar el Assad, Kadhafi…) mais surtout par la perspective de contrats de gaz généreusement consentis par ce même Poutine pour pérenniser un ordre économique mondial qui n’est pas pour rien dans le dérèglement climatique. Si l’on accepte la maxime de Clausewitz selon laquelle « la guerre n'est que la simple continuation de la politique par d'autres moyens », on comprend alors que les appels à la guerre et au réarmement entendus un peu partout ces derniers temps sont entachés d’un défaut majeur, celui de ne pas prendre en considération le fait que les guerres ne résultent jamais du hasard ni de la fatalité. Et que considérer toute réflexion sur les causes des guerres comme une forme de lâcheté, comme la manifestation d’un état d’esprit « munichois », traduit surtout un refus de remettre en cause un ordre politique et économique comme facteur de guerre et les dirigeants comme fauteurs de guerre. Il n’est pas nécessaire d’être diplomate de carrière ou politologue pour faire le lien entre le tournant militariste de Macron et son incapacité à affronter d’autres enjeux, politiques, économiques, sociaux, environnementaux, enjeux qui demandent une autre forme de courage qu’on chercherait en vain chez la plupart des dirigeants de la planète comme dans le suivisme d’une large partie des opinions publiques
« Dans un contexte de conflictualité » défini par des normes militarisées et identitaires, l’ancienne ambassadrice auprès de l’OTAN, ancienne secrétaire générale du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, s’incruste dans le milieu éducatif (1) pour y faire entendre une parole à sens unique à destination d’enseignant.es sommé.es de l’accueillir comme une vérité révélée et de se glisser dans le rôle d’auxiliaires au service d’une défense globale dont les principes sont définis par les autorités politiques et militaires : « parmi nos forces – assure-t-elle – le réseau de l’Éducation nationale, les professeurs qui sont exposés et des forces de rappel, il faut les renforcer ». Dans cette optique, les professeurs d’histoire- géographie sont sommés d’apporter leur contribution à une culture de guerre par le biais d’une « transmission des savoirs », formule entendue à plusieurs reprises au cours de l’émission, plutôt que par une construction critique des savoirs qui devrait être (rêvons un peu…) la finalité de l’histoire scolaire.
Questionnements interdits, opinions personnelles imposées comme vérités historiques, analyse manichéenne de faits complexes (nous contre les autres, le camp du bien contre le camp du mal) : ce que cette émission fait entendre, c’est l’instrumentalisation d’une discipline scolaire par une morale officielle, une morale d’état. Puisque l’air du temps est à la guerre, l’éducation se voit attribuer pour mission d’y préparer les élèves et/ou d’en banaliser la perspective. Derrière le terme fourre-tout de « résilience », une véritable culture de guerre impose sans débat son schéma explicatif à toute la société et à son système éducatif. Une culture qui a ses exigences propres – consentement à l’autorité et son corollaire l’abus d’autorité, construction d’un imaginaire nationaliste/patriotique – exigences qui trouvent dans un système scolaire historiquement formaté par des habitudes de conformisme et de respect de la hiérarchie un terrain d’élection privilégié. Effet collatéral de cet aveuglement : en alimentant une peur panique d’ennemis extérieurs (russes) et intérieurs (musulmans), l’Éducation nationale apporte une crédibilité accrue à une vision du monde toxique qui est celle de l’extrême-droite qui vient…
La question n’est plus vraiment de savoir si c’est à son corps défendant, consciemment ou non, mais il est clair que pour faire face aux échéances angoissantes, autant intérieures que planétaires, les professeurs d’histoire – mais tous les enseignants et tous les éducateurs sont d’une certaine façon concernés – devront dépasser l’imaginaire national et guerrier dont les participantes au Cours de l’histoire ne sont jamais sorties. Devront également contester avec plus de vigueur qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent les principes d’une éducation à la défense et les injonctions politiques toujours plus pressantes qui reposent sur le postulat de base prescrit par le ministre des Armées – de sinistre mémoire – qui en est l’inspirateur (« les jeunes doivent arriver à l’armée préparés par l’école » Ch. Hernu, 1982), postulat qui est aujourd’hui celui d’une culture de guerre que chacun est tenu de partager. Sans oublier d’interroger l’expertise de certain.es expert.es.
(1) Parlons stratégie : "Des intervenants reconnus pour leur expertise, diplomates, anciens militaires, chercheurs et journalistes, prêts à venir échanger dans les lycées aux côtés professeurs d’histoire-géographie, sur les enjeux géopolitiques qui impactent notre sécurité et notre société."
https://www.aucontactcitoyenscitoyennes.fr/parlons-strategie/
Pour prolonger, sur ce blog :
Perdre ses enfants pour l'Ukraine ?
Lycéens manipulés, brutalisés : l'éducation à la défense comme un symbole