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“ refoulés vers le désert ”
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La Commission Peel fut officiellement requise le 7 août 1936 par la Couronne, dans le but d'enquêter sur ce que les Juifs appelaient Meora’ot, ("évènements") et les Arabes, "Grande Révolte arabe", et d'établir, comme dans les missions qui l'ont précédé, un rapport sur la situation palestinienne. Le 5 novembre 1936, les six membres de la Commission prenaient le bateau à Marseille pour Port-Saïd en Egypte, avant de prendre le train en direction de Jérusalem, pour leur leur enquête qui allait durer jusqu'en janvier 1937, confortablement installés dans le plus luxueux des hôtels de Jérusalem, le palace de King David (1931). Le jour même de ce départ, William Ormsby-Gore, alors secrétaire d'Etat aux Colonies (1936-1938), et ami proche de Weizmann, rappelons-le, autorisait un nouveau quota d'immigration juive en Palestine pour six mois, certes modeste (1800), mais symboliquement négatif pour la communauté arabe qui, avec Amin al-Husseini, avait demandé un arrêt complet de cette immigration. Furieux, il déclara que les Arabes de Palestine boycotteraient les débats de la Commission, au grand dam de l'émir Abdallah, du roi irakien Ghazi (neveu d'Abdallah) ou d'Ibn Saoud, qui ont vu là une "folie" (Oren Kessler, Mandate100 | ‘A Clean Cut’ for Palestine: The Peel Commission Reexamined, dans Fathom, mars 2020 ;
De nombreux contacts ont été établis de manière officielle par la Commission royale, pour entendre différents responsables politiques sur la situation palestinienne, mais d'importantes discussions ont eu lieu de manière officieuse, entre les dirigeants sionistes et de nombreux dirigeants britanniques : directeurs de cabinet, ministres, parlementaires, hauts fonctionnaires, du ministères des Affaires étrangère ou des Colonies, mais aussi des membres de la Commission Peel, leur transmettant oralement leurs propositions et influençant leurs décisions (Flapan, 1979 : 246-247). L'évocation de multiples discussions privées, secrètes, entre dirigeants sionistes et membres de la Commission Peel ou de gouvernement, nous permet d'aborder le sujet général des témoignages recueillis par ladite Commission. Une soixantaine d'entre eux étaient de nature publique et ont été retranscrits dans un volume séparé du rapport de la Commission, intitulé "Minutes of the Public Evidence" ("Procès-Verbal des témoignages publics"), mais il existe à peu près le même nombre de témoignages in camera (litt. "en chambre", privés, donc), qui ont été couverts par le sceau du secret, à tel point que le nom de leurs auteurs, tout comme leurs déclarations ont été soigneusement cachés : L'ensemble des transcriptions secrètes n'a été publié discrètement par Whitehall (par antonomase, le siège traditionnel du gouvernement anglais) qu'en mars 2017, aux Archives nationales (TNA, FO 492/19) situées dans le quartier londonien de Kew, près des fameux jardins royaux (Kew Gardens).
Si les dirigeants sionistes n'ont pas hésité à recourir à cette entremise secrète, les leaders palestiniens, eux, ont tous refusé le procédé (Oren Kessler, Mandate100... , op. cité). Weizmann, parmi les personnalités juives les plus auditionnées, fut entendu quatre fois en privé et une seule fois en public. En privé, il était interdit de prendre des notes, mais, par chance, le Palace Hôtel, où avait lieu les auditions, avait été un projet judéo-arabe, payé par le Conseil suprême musulman mais construit par des architectes juifs. L'un d'eux était le beau-frère de Weizmann, et l'autre, commandant de la Haganah. C'est ce dernier qui demanda à l'électricien de l'hôtel de cacher un micro dans le lustre de la salle où se passaient les auditions, mais qui avait aussi précédemment creusé secrètement des caches d'armes dans les murs (O. Kessler, Mandate100..., op. cité). C'est sans doute par des transcriptions que Weizmann et d'autres ont pu noter certain nombre de ces propos secrets, qui confirment beaucoup mieux que les postures et discours publics les sentiments réels qui animaient les dirigeants sionistes aussi bien que les dirigeants britanniques, qui pouvaient alors exprimer sans témoin de leur antipathie, voire aversion arabe, affirmant comme Weizmann que "l'Arabe est un totalitaire" que les Arabes sont cupides et ne voulaient pas laisser aux Juifs une petite Palestine alors qu'ils avaient déjà obtenu trois royaumes (Irak, Arabie Saoudite et Transjordanie), ou encore, que leur nationalisme était une "imitation grossière" du modèle européen (Oren Kessler, Mandate100..., op. cité ; Palestine 1936: The Great Revolt and the Roots of the Middle East Conflict, éditions Rowman & Littlefield, Lanham, Maryland, 2023).
Unique chercheuse à avoir dépouillé en détail la publication discrète de Whitehall de ces témoignages secrets (nommés ci-après TS ), Laila Parsons, professeure d’histoire moderne du Moyen-Orient à l’Université McGill de Montréal (Québec, Canada) a pu alors montrer que "le témoignage secret approfondit notre compréhension de thèmes clés de l’histoire du mandat, notamment : l’exclusion structurelle des Palestiniens de l’État mandataire, la place des projets de développement dans cette exclusion structurelle, les différents rôles joués par l’antisémitisme britannique et le racisme anti-arabe, et l’importance des aspects procéduraux du travail des comités pour comprendre les mécanismes de la gouvernance britannique." (Parsons, 2019).

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Le 23 décembre 1936, moins de deux mois après le début de l'enquête menée par la Commission royale, Weizmann entame une série de sessions de discussions privées avec ses membres, à propos d'idées qui lui avait été soumises en juin 1936, par Sir Lionel George Archer Cust (1896-1962), haut-fonctionnaire du gouvernement mandataire entre 1920 et 1936, et secrétaire du Haut Commissaire depuis 1928 (Chaim Weizmann, "The letters and papers of Chaim Weizmann : Series A, Letters, Vol. XVII, August 1935 - December 1936", textes réunis par Barnet Litvinoff. édition Yemima Rosenthal, Jérusalem, Israel Universities Press, 1979, p. 261-262 et 293-295). Ces idées concernaient un plan de cantonisation de la Palestine, dont les bases avaient été discutées dès 1929, en particulier entre Cust et Douglas G. Harris, haut-fonctionnaire en Palestine, lui aussi, conseiller sur les questions d'irrigation, et qui avait été détaché auprès de la commission comme conseiller, tout comme Lewis Andrews, qui conseillait sur le développement (Sinanoglou, 2009).
Le projet de cantonisation a été abandonné petit à petit, au cours des sessions secrètes, au profit de la partition, qui, étonnamment, n'a pas été abordée en séance publique, probablement pense Parsons, par crainte des commissaires d'aller au-delà de leur mandat, qui ne comportait pas a priori le sujet du partage (Parsons, 2020). Les deux options ont donc été présentées dans le rapport de la commission royale, la cantonisation, ayant été présentée au chapitre XXII dudit rapport :
"La division politique de la Palestine pourrait s’effectuer d’une manière moins complète que par la partition. Il pourrait être divisé, comme les États fédérés, en provinces et en cantons, qui seraient autonomes dans des domaines tels que l’immigration et la vente de terres ainsi que les services sociaux. Le gouvernement mandataire resterait un gouvernement central ou fédéral contrôlant des questions telles que les relations étrangères, la défense, les douanes, etc.
La cantonisation est attrayante à première vue parce qu’elle semble résoudre les trois problèmes majeurs que sont la terre, l’immigration et l’autonomie, mais elle présente des faiblesses évidentes. Premièrement, le fonctionnement des systèmes fédéraux dépend d’une communauté d’intérêts ou d’une tradition suffisante pour maintenir l’harmonie entre le gouvernement central et les cantons. En Palestine, les Arabes et les Juifs considéreraient le gouvernement central comme un organisme étranger et interférent. Deuxièmement, les relations financières entre le gouvernement central et les cantons raviveraient la querelle existante entre Arabes et Juifs quant à la répartition d’un excédent de recettes fédérales ou quant à la contribution des cantons à un déficit fédéral. L’immigration juive sans restriction dans le canton juif pourrait conduire à une demande d’expansion des services fédéraux aux dépens du canton arabe. Troisièmement, la tâche coûteuse du maintien de l’ordre public reposerait toujours principalement sur le gouvernement central. Quatrièmement, la cantonisation comme la partition ne peut éviter de laisser une minorité de chaque race dans la zone contrôlée par l’autre. La solution de ce problème exige des mesures audacieuses qui ne peuvent être envisagées que s’il existe une perspective de paix définitive. La partition ouvre une telle perspective. Enfin, la cantonisation ne règle pas la question de l’autonomie nationale. Ni les Arabes ni les Juifs n’auraient le sentiment que leurs aspirations politiques seraient satisfaites par une autonomie purement cantonale.
La cantonisation, en somme, présente la plupart, sinon la totalité, des difficultés présentées par la partition sans le seul avantage suprême de cette dernière – les possibilités d’une paix durable."
Près des cercles de pouvoir britanniques, Weizmann, comme d'autres leaders sionistes, étaient au courant de ces discussions bien avant la tenue de la Commission Peel (op. cité). Si l'historien israélien Motti Golani "s'est appuyé sur des documents issus principalement des archives Weizmann, pour affirmer que ce dernier avait été le principal instigateur du plan de partition soumis à la Commission Peel et qu'il a travaillé en étroite collaboration avec Reginald Coupland (1) pour atteindre ses objectifs" (Parsons, 2020), Parsons, quant à elle, ayant eu accès, cela a été dit, aux témoignages secrets de Kew, soutient "qu’en dépit du rôle incontestable de Weizmann dans la recommandation finale de la commission en faveur de la partition, son rôle a été contrebalancé par l’énorme bureaucratie coloniale britannique et sa pratique de concevoir des solutions élaborées aux conflits ethniques." (Parsons, 2020).
(1) Reginald Coupland (1884-1952), africaniste, historien de l'histoire coloniale à Oxford, est une des six personnalités composant la Commission Peel, et principal rédacteur du rapport de la commission. Le 8 janvier 1937, au cours d'une réunion privée, il interrogea Weizmann sur son opinion relative à la proposition de partition de la Palestine.
Ce qui est sûr, c'est que Weizmann s'opposa avec véhémence au projet de cantonisation, dès la première session privée, "affirmant qu’elle forcerait les Juifs à vivre dans un ghetto. Weizmann a également fait valoir qu’une telle solution n’était pas nécessaire parce que les Juifs n’avaient aucun désir de dominer les Arabes, mais seulement de coexister avec eux, dans un esprit de non-domination mutuelle, sous la domination britannique dans un avenir prévisible." Nous savons bien évidemment, au vu de l'histoire de la colonisation sioniste ou de ses différents propos personnels, que Weizmann ment sciemment sur les véritables intentions hégémoniques des sionistes, avouées à de nombreuses reprises. Il insista beaucoup, aussi, sur le principe de parité, que les sionistes voulaient à égalité avec les Arabes (Parsons, 2020 - TS, pp. 214-216), point qu'ils n'avaient pas encore obtenu du pouvoir mandataire et qui était bien évidemment rejeté, nous l'avons vu, par les Arabes, puisqu'il était parfaitement injuste en regard de la représentation respective des Juifs et des non-Juifs au sein de la population palestinienne : de nouveau, l'argument arabe était parfaitement rationnel. Finalement, Coupland poussa Weizmann à s'exprimer sur le sujet de la partition. Weizmann ne cacha pas qu'il avait travaillé la question depuis longtemps, en particulier avec Cust, et lui présenta sa propre carte, qu'un des commissaires commenta en ces termes : "Votre carte revient à dire qu’il faut créer une sorte de réserve pour les Arabes dans les collines et que vous, les Juifs, vous vous tiendrez à l’écart de celles-ci." (op. cité : TS pp. 380-381). Si le projet sioniste de partition ne semblait pas très abouti aux yeux des commissaires, celui de Douglas Harris, qui avait abandonné ses projets initiaux de cantonisation, semblent avoir convaincu par ses plans détaillés, sa maîtrise technique et son expertise, mais aussi sa force de conviction.
"Coupland et Harris ont également discuté des objections à la partition qui surgiraient inévitablement, à la fois de la part des Juifs et des Arabes, et de la meilleure façon d’y répondre. Au cours du témoignage de Harris, Peel suggéra que les Britanniques pourraient répondre à de telles objections à la partition en présentant l’idée de manière opposée à chaque partie ; sa solution est exprimée d’une manière qui n’est pas seulement antisémite, mais qui méprise l’intelligence des dirigeants arabes : « Je suppose que [la] question de l’arrière-pays est la pire parce que l’on peut voir si clairement les Juifs, avec leurs manières menaçantes et poussantes, dire : « Oui, maintenant nous avons rempli cet endroit et vous nous attachez. » [Ainsi] aux rois arabes, vous diriez : « C’est un plan splendide, nous sommes en train de mettre des Juifs sur les dunes de sable » ; aux Juifs, vous diriez : « Nous vous donnons la meilleure terre de Palestine. » [En d’autres termes] vous devriez faire deux discours ?" (Parsons, 2020 : TS pp. 443-444).
De son côté, le commissaire du district de Galilée Lewis Andrews semblait avoir eu pour mission de "présenter des preuves que, contrairement aux attentes, les dirigeants arabes étaient en fait en faveur de la partition – des preuves qu’Andrews avait (soi-disant) tirées de conversations informelles. (...) Comme d’habitude, c’est Coupland qui a poussé le plus fort. Il demanda à Andrews : « Pensez-vous que les Arabes modérés considéreraient cette proposition avec un quelconque acquiescement ? » Andrews a répondu : « Les Arabes modérés le feraient. En fait, plusieurs Arabes en ont discuté avec moi. Même le maire de Jérusalem en a discuté avec moi. Andrews a poursuivi en disant que si les « jeunes radicaux » s’y opposaient, il existait bien sûr un grand nombre de « gens modérés qui, je pense, seraient d’accord avec une sorte de plan de cette nature. (...) Le fait qu’Andrews ait joué le rôle de porte-parole palestinien est ironique. Ses notes privées tout au long des procédures de la Commission Peel ont montré un niveau de mépris pour les Palestiniens et leurs aspirations à un État qui était exceptionnel, même dans le contexte actuel. De leur côté, de nombreux Palestiniens détestaient Andrews en raison de sa réputation d’injustice et de pro-sionisme. Le même maire de Jérusalem – Husayn Fakhri al-Khalidi – qu’Andrews a cité comme un partisan de la partition, considérait en fait Andrews comme totalement indigne de confiance, le décrivant dans ses mémoires comme un responsable britannique pro-sioniste intelligent qui jouait un double jeu en s’attirant les bonnes grâces des dirigeants arabes. Il est extrêmement improbable qu’al-Khalidi se soit confié à Andrews de la manière dont Andrews l’a prétendu. Les rebelles palestiniens ont assassiné Andrews le 26 septembre 1937, quelques mois seulement après qu’il ait donné ce témoignage." (op. cité).
Il est clair que les principales personnalités britanniques ayant élaboré l'idée de partition, Andrews et Coupland, ont présenté certains faits de manière malhonnête, tout particulièrement les différentes opinions arabes sur la partition du pays. La chose a été évoquée pour Andrews et Harris. S'agissant de Coupland, il tenta en particulier de manipuler un acteur important de la procédure, le Haut Commissaire Wauchope, en lui faisant croire que de nombreux Arabes modérés "étaient d’accord avec l’idée, y compris « un membre du Collège arabe », ainsi que « le maire de Jérusalem » et un « officier de district arabe ». Coupland est même allé jusqu’à affirmer que « les Juifs n’ont pas suggéré la partition, elle est venue des Arabes »" (Parsons, 2020 - citations de Coupland : TS, pp. 455-456). Malgré les efforts vigoureux pour le convaincre, Wauchope ne s'en est pas laissé conter et ne s'est pas prononcé clairement sur la question, arguant du fait qu'il y manquait encore beaucoup de détails. Ajoutons par ailleurs les divergences sur la partition entre le Foreign Office et Colonial Office, étudiées en particulier par Aaron Kleman ( The Divisiveness of Palestine : Foreign Office versus Colonial Office on the Issue of Partition, 1937 », Historical Journal 22, n° 2 (juin 1979) : pp. 423-41.) ou celles entre commissaires, spécialement Coupland et Sir Egbert Laurie Lucas Hammond (1873-1939), ancien gouverneur de l'Etat indien de l'Assam entre 1927 et 1932 (Sinanoglou, 2010)
"L'ancien gouverneur de l'Inde, Hammond, a ajouté : " Les Juifs doivent prendre « les produits de la haute civilisation » et les « superposer à cette population ignorante et pleine de préjugés qu’est la population arabe. C’est une chose très, très difficile à faire. » Weizmann était d’accord : l’impact d’une « civilisation supérieure » sur une civilisation inférieure produit toujours des frictions" (The Letters and Papers of Chaim Weizmann: Series B, Papers, Volume II, 1931- 1952, textes réunis par Barnet Litvinoff , Jérusalem, 1983)
De nombreux membres du gouvernement mandataire étaient fortement opposés à la partition. Sir John Hathorn Hall (1894-1979), qui administrait le gouvernement mandataire en l'absence du Haut Commissaire, jugera l'idée "totalement artificielle" (TS, p. 432)., et pour M.E Mills, chargé des migrations et des statistiques, elle était "tout à fait impraticable" (TS, p. 385). Quelques sionistes publiquement modérés ont fait part de leurs objections, tel Moshe Smelansky, (M. Smilanski, 1874-1953), originaire de Kiev, président de la Hitahdut HaIkarim (Hitahdout H.) "Fédération des agriculteurs", qui pensait qu'il ne fallait pas élargir davantage le fossé entre Juifs et Arabes (TS, p. 316), lui avait affirmé en 1908 que "Soit la terre d’Israël appartient, au sens national du terme, aux Arabes qui sont installés là depuis un certain temps, et nous n'y avons pas notre place et nous devons dire explicitement : La terre de nos pères est perdue pour nous. Ou bien la Terre d'Israël nous appartient, à nous peuple juif, et nos intérêts nationaux priment sur nous tous… Il n’est pas possible qu’un seul pays serve de patrie à deux peuples." (M. Smilansky, cité par Morris, 1999), Sur ce thème de double discours citons aussi Norman Bentwich, alors professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem (1932-1951), plaidant à cette période une coopération entre Arabes et Juifs en insistant sur la nécessité pour eux de partager un seul Etat (TS, pp. 348-352), sentiments qu'il n'avait certainement pas jusque-là démontré par ses actes, nous l'avons vu : cf. Brit Shalom).
En mars 1937, se fait la transmission d'un plan confidentiel par l'Agence juive à la Commission royale, par l'intermédiaire de Maurice Beck Hexter (1891-1990), diplômé de Harvard, membre exécutif de l'Agence juive et chef de son département colonisation depuis 1935. Ce plan concernait la question de la colonisation foncière, et selon Hexter, le but était "de rassembler les villages arabes et les concentrer, en vue d'évacuer leurs territoires pour la colonisation juive." (Moshe Sharett, Yoman Medini (2), 11 février 1937, Vol 2, A statement at a meeting of the Zionist Actions, Tel Aviv, Editions Am Oved, 1971). Si les Arabes refusaient et opposaient une résistance politique organisée pour vendre et évacuer leurs terres, le gouvernement interviendrait et "obligerait les gens à échanger des terres et à quitter le pays pour un autre." (op. cité). Répondant à une question d'un commissaire sur l'occupation des terres rendues disponibles, Hexter répondit : "Notre intention est qu’elles soient uniquement destinées aux Juifs." (op. cité). Au mois de mars, toujours, le 14 du mois, une conversation privée entre Weizmann et Wauchope nous donne de précieuses informations sur ses dispositions, loin de sa parole publique hypocrite, qui confirment encore une fois sa volonté hégémonique de pouvoir juif sur la Palestine :
"Même si nous subissons des revers de temps en temps, nous sommes destinés à hériter à la fin du pays entier ; à moins que le pays ne soit coupé en deux, qu’une frontière ne soit tracée et limite notre expansion [...]. Même si le plan de partage est approuvé, nous nous devons de nous étendre finalement sur l’ensemble du pays [...]. Ce n’est rien d’autre qu’un arrangement pour les 25-30 prochaines années."
(Weizmann, cité par Shertok/Sharett, Yoman Medini, op. cité, p. 67
(2) Yoman Medini : "Journal Politique" en hébreu, journal intime de l'auteur qui se distingue de son Yoman Ishi : "Journal personnel".
Il en va de même pour Shertok, évoquant la partition du pays :
Les Arabes "perdraient la partie la plus riche de la Palestine ; ils perdraient d'importants atouts arabes : les plantations d'orangers, les centres commerciaux et industriels et les les sources de revenus les plus importantes pour leur gouvernement s’appauvriraient ; ils en viendraient à perdre la majeure partie de la zone côtière, ce qui constituerait également un perte pour les États arabes de l’arrière-pays … ce qui signifierait qu’ils seraient refoulés vers le désert..." (M. Shertok, protocole de réunion du Comité d'actions sionistes, le 22 avril 1937, CZA, 25/277).
Sur la question du secret, encore, comme celui de la complicité entre hauts représentants britanniques et dirigeants sionistes, notons que Sir Lewis Namier transmit des informations à Weizmann touchant aux discussions secrètes qu'il avait eues avec Coupland (Masalha, 1992). Namier, de son vrai nom Bernstein-Namierowski (1888-1960), Juif d'origine polonaise, est un historien du Royaume-Uni qui était dans la délégation britannique à la Conférence de paix de Versailles, en 1919. Côté juif, il fut secrétaire de l'exécutif sioniste, adjoint de Weinzmann au Comité anglo-juif pour les réfugiés d'Allemagne, ce qui le place, comme d'autres dirigeants sionistes dont nous avons déjà parlé, à la charnière de l'intelligentsia britannique et juive sioniste.
Dernier exemple, pour évoquer Shertok, encore, recevant un télégramme concernant le contenu du rapport Peel, et qui rend compte de son avis sur la situation lors d'une réunion du Mapai à Tel Aviv, le 5 juin 1937. Celui qui passe pour un diplomate, un homme de compromis, qui avait mis en garde au printemps le Comité d'actions sionistes contre de potentielles "rivières de sang" (Masalha, 1992), se sentait pousser des ailes et déclarait alors :
"Non seulement la Commission ne voit rien de fondamentalement mauvais dans le fait d'expulser des gens qui vivent ici depuis de nombreuses années ou de nombreuses générations, mais elle dit aux Arabes que, s'il y a nécessité de déménager, ils devraient déménager. Cela rappelle qu'après le transfert de population entre la Grèce et Turquie, de bonnes relations ont été rétablies une fois de plus entre les deux pays."
Puis, le 12 juin, c'est le consul général américain George Wadsworth qui lui confirme le choix privilégié du gouvernement britannique de la partition de la Palestine, que lui ont confié les dirigeants de la Couronne (Masalha, 1992). Forts de tout ce réseau d'informations privées et secrètes bien fourni, les dirigeants sionistes peuvent ainsi, pendant le temps de l'enquête de la Commission royale, défendre beaucoup mieux leurs chances et leurs stratégies de succès, que ne l'auraient pu faire les Arabes. Tout cela nous montre encore une fois à quel point, pendant toute la période du mandat, les dirigeants sionistes avaient un accès extrêmement privilégié auprès du pouvoir colonial britannique, un atout capital pour imposer leur propre colonisation et peser lourdement sur le devenir politique de la Palestine. Il devient donc de plus en plus évident, à la lecture des faits, que les dés que les Arabes avaient en main étaient pipés dès le début et que la lutte pour leurs droits fondamentaux était extrêmement inégale à tout point de vue, entre eux et les Juifs sionistes.
Après avoir longtemps refusé de participer à l'audition publique de la Commission Peel, Amin al-Husseini annula le boycott juste avant le départ de ses membres et Peel accepta de prolonger d'une semaine leur séjour. Premier témoin arabe entendu, le roi Abdallah de Jordanie affirma que la Déclaration Balfour avait été "un certificat de naissance délivré avant la naissance de l’enfant", armant les Juifs avec 'les lances de l’Angleterre... pour poignarder les Arabes et établir ainsi leur prétendu royaume. Au cours des quatorze années du mandat, les Juifs ont menacé d’atteindre un nombre qui a pris quatorze siècles aux Arabes. Quel droit l’Angleterre avait-elle de disposer de la patrie d’une nation pour la concéder une autre ?" (cité dans la lettre d'Hathorn Hall à Ormsby-Gore, le 4 mars 1937, TNA, CO 733/344/11).

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Amin al-Husseini, quant à lui, n'est pas allé par quatre chemins. Il affirma l'illégitimité du mandat et de son acte fondateur, la Déclaration Balfour, qui contredisaient les garanties d'autodétermination évoquées par le pacte de la SDN. Il évoqua le péril encouru par les lieux saints musulmans, menacés par le nationalisme juif et le combat perdu d'avance contre le sionisme, puisque défendu mordicus par la puissance britannique : "Mon expérience jusqu’à présent montre que les Juifs peuvent tout faire en ce qui concerne la Palestine... les gens qui ont persuadé un grand gouvernement comme la Grande-Bretagne de détruire l’intégrité d’un peuple arabe afin de la remplacer par la leur peuvent facilement le faire, surtout lorsqu’ils deviennent majoritaires dans le pays. (...) Il est impossible de placer dans un seul et même pays deux peuples distincts, qui diffèrent l’un de l’autre dans tous les domaines de leur vie. (Amin al-Husseini, Mémoire de l’AHC à la Commission royale, 10 janvier 1937, Archives de l'Etat d'Israël [ Israel State Archives : ISA ], P-3060/6).
Son neveu, Jamal, chef de l'Istiqlal, déclara que les Arabes ne cèderaient pas un pouce de terrain, qu'ils ne s'assiéraient pas à la même table que les sionistes ni ne toucheraient aux timbres du mandat, où figurent les lettres hébraïques aleph et yod pour Eretz Israel (CO, 134, pp 296-298, 305-323). Le dernier témoin arabe entendu fut George Antonius, à la parole avisée, une fois de plus. Il rappelle que l'esprit arabe "tout au long de son histoire, a a été singulièrement exempt de tout antisémitisme qui, comme nous le savons tous, est une invention européenne et non arabe (...) les plus grands jours d’efflorescence juive ont eu lieu lorsque les Juifs étaient sous domination musulmane, que ce soit à Bagdad, à Cordoue ou au Caire. (...) Aucune personne décente ne peut voir le traitement des Juifs d’Europe sans horreur et sans mépris. Une telle personne voudrait faire tout ce qui est possible pour soulager sa détresse. Mais ce que les Arabes disent, et je dis-le avec eux, c’est ceci. Si ce soulagement ne doit être obtenu qu’au prix d’infliger une détresse correspondante à un autre peuple, le peuple de ce pays, alors non, cela ne peut pas être fait. (CO, 134, pp. 358-367, ISA P-3059/16). Pour Antonius, une profonde injustice avait été commise à l'encontre des personnes dont "le seul crime a été d’être des patriotes qui veulent voir leur pays se développer et progresser, qui veulent voir leurs traditions s’installer et s’épanouir et qui veulent pouvoir se gouverner eux-mêmes et vivre une vie basée sur le respect de soi et la dignité dans leur propre pays." (op. cité). Antonius rencontra Peel une autre fois au Caire, de manière moins protocolaire, et ce dernier ne cacha pas que la situation internationale (l'arrivée d'Hitler au pouvoir, la crise économique, etc.) avait changé les vues du gouvernement britannique à propos du foyer national juif et que les revendications arabes pour un gouvernement représentatif étaient "très fortes", ce qui donnait de plus en plus de poids à la mesure drastique de la séparation des deux peuples, que les Britanniques appelaient la "coupe nette" : "clean cut" (Notes de discussion à Helouan, 21 janvier, 1937. TNA CO 733/346/19).
Cette fois, on le voit, même les plus modérés, comme le mufti ne cachaient plus leur colère. Leurs demandes continuaient de respecter la bienséance formelle, mais d'évidence, le propos était ferme et traduisait l'impatience de la communauté arabe d'être enfin traitée avec justice.
La Commission rendit public son rapport le 7 juillet 1937. Après avoir fait état de la situation que nous connaissons, la Commission déclare que le partage ou partition de la Palestine "semble offrir au moins une dernière chance de paix." (Rapport de la Commission Peel, op. cité : 376) ou encore qu'elle est "la seule méthode que nous sommes capables de proposer pour traiter le problème à la racine" (Op. cité : 380). Le projet prévoit la création de deux Etats indépendants, l'un, arabe, lié à la Transjordanie, et l'autre juif, respectant la géographie coloniale dessinée par les établissements sionistes, depuis le début de leurs vagues d'immigration :

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Plan de partage de la Palestine : D'après le texte et la carte n° 8, en annexe, du rapport de la Commission Peel.1937
"Nous pensons que cela serait conforme au sentiment chrétien et du monde dans son ensemble si Nazareth et la mer de Galilée (lac Tibériade) étaient également couverts par ce mandat. Nous recommandons que le mandataire soit chargé de l'administration de Nazareth et avec pleins pouvoirs pour sauvegarder la sainteté des eaux et des rives du lac de Tibériade."
Rapport de la Commission Peel, chapitre XXII, n°14, The Holy Places, p. 382
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