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Billet de blog 15 avril 2024

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LE LIVRE NOIR DU SIONISME (XX), Un « gentleman » à la Commission royale

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Un “ gentleman ” à  la Commission royale  :  George Mansour  

Le syndicaliste palestinien George Mansour (1905-1963) avait été  entendu par la Commission Peel, en janvier 1937. Boulanger, puis instituteur à Nazareth, il déménage avec sa famille à Jaffa en 1927 où il travaille dans le commerce, puis l'industrie manufacturière.  Secrétaire (1) de la  PAWS (cf. partie XIII, Les révoltes d'Al-BuraqI), il sera une figure centrale de la grève générale de 1936 et sera arrêté à la fin de l'année, tandis que le leader syndical chrétien Michel Mitri, chef de la PAWS, était assassiné, semble t-il par des hommes du mufti  (Weinstock, 2011). 

(1)  Secrétaire  :    Le syndicaliste Sami Taha (1916-1947) rejoindra à son tour le secrétariat du PAWS en 1937, année pendant laquelle il sera détenu sans procès pendant six mois par les autorités britanniques au nom des lois d'exception en partie votées pendant la Grande Révolte de 1936-39   (Lockman, 1996).  

​"La situation a entraîné un effondrement presque total de l’économie arabe en Palestine, affectant principalement les travailleurs arabes palestiniens. Dans son rapport à la Commission royale Peel, George Mansour, secrétaire de la Fédération des travailleurs arabes palestiniens à Jaffa, a indiqué que 98 % des travailleurs arabes palestiniens avaient un niveau de vie « bien inférieur à la moyenne ». Sur la base d’un recensement portant sur 1 000 travailleurs à Jaffa en 1936, la Fédération avait constaté que le revenu de 57 % des travailleurs arabes était inférieur à 2,750 Livres Palestiniennes (le revenu minimum moyen requis pour subvenir aux besoins d’une famille étant de 11 LP  ; 12 % touchaient moins de 4.250 PL, 12 % moins de 6 LP, 4 % de moins de 10 LP,  1,5 % moins de 12 LP  et 0,5 % moins de 15 LP"    (Ghassan Kanafani, "Thawrat 1936-1939 fi Filastin" [La révolte de 1936-1939 en Palestine]  dans "Chou'un filastiniyyah" (Affaires Palestiniennes), nº 6, janvier 1972).  

​Très frustré par la Commission Peel, Mansour rédige  un texte destiné à donner  à  l'opinion britannique "une idée de ce que le monde arabe  du travail s'accorde avec le reste de la population dans son opposition à l'immigration sioniste"  (introduction à George Mansour, "The Arabe Worker under the Palestine Mandate (1937)", dans Settler colonial studies  ["Etudes du colonialisme de peuplement"] 2,  n¨1,  pp. 190-205, 2012).   Dès l'introduction il reproduit un échange qui a eu lieu à la Chambre des Communes (House of Commons), le 21 juillet 1937, à Londres, pour montrer l'ignorance de  certains députés britanniques du fait que les Palestiniens rejettent massivement l'immigration sioniste. Le député Edward Turnour, 6e comte Winterton, (1883-1962), chancelier du duché de Lancastre, interpelle le Colonel et baron Josiah Wedgwood (1872-1943) et les autres députés  qui croient encore que "l'opposition des Arabes se limite à quelques effendis et à quelques propriétaires terriens" alors qu'elle s'étend à tout le peuple. A Wedgwood, qui argua du fait que la "Commission n'a recueilli aucun témoignage auprès des fellahs. Ils ne parcouraient pratiquement pas le pays", Winterton lui répondit en évoquant George Mansour et ses études sur le monde arabe du travail. Ce à quoi le député Stephen répondit qu'il "ne représentait personne sinon lui-même". Une fois encore, le comte Winterton contredit son interlocuteur : "Il n'est pas vrai de dire que le gentleman en question ne représentait que lui-même. Il représente le seul organisme structuré sur le travail arabe dans le  pays. Son témoignage montrait que les travailleurs ne pouvaient pas accepter la situation actuelle et qu'ils étaient d'accord avec ceux qui appartenaient à d'autres classes sociales que la leur, pour s'opposer à l'immigration juive qui continue encore aujourd'hui."  (op. cité).

​Chiffres à l'appui, Mansour peut affirmer "que les facteurs économiques ont joué une part éminemment importante dans les troubles de 1936 et que cet aspect  avait été totalement ignoré par la Commission Royale"  (G. Mansour, "The Arabe Worker...", op. cité). Par ailleurs, il confirme la profonde inégalité de chances entre Palestiniens et immigrés sionistes pour faire aboutir leurs projets respectifs, l'Agence Juive "disposant de grandes ressources financières et de pouvoir incomparable de propagande dans la plupart des pays du monde", ayant "le privilège d'être en contact direct avec les plus hauts fonctionnaires du pays",  "suscitant des questions  immédiatement soulevées au Parlement et dans la presse britannique, comme dans la moitié des journaux du monde, au moindre refus qu'elle essuie pour ses demandes". 

Mansour épingle aussi la Histadrout et le Mapai, les principaux et puissants organes de l'organisation du travail juif en Palestine, qui soutiennent, selon les mémorandums préparés à l'usage de la Commission royale,  le programme sioniste "pour l'immigration la plus large possible des masses juives en Palestine" et pour la "conquête du travail [The Conquest of labour], à savoir la pénétration du travail juif dans tous les domaines du travail, de l'industrie, du commerce, des services publics et surtout, des travaux agricoles."  (op. cité)   ​"Socialiste en théorie, le Mapai défend la vision socialiste orthodoxe concernant « l’impérialisme », qu’il considère intrinsèquement mauvaise. On aurait donc pu s'attendre à ce qu'il soit un allié des travailleurs arabes dans leur combat contre « l’impérialisme » britannique. Mais ce n’est pas le cas, car son sionisme, en toute occasion, prévaut sur son socialisme. Aujourd'hui, le sionisme en Palestine ne pourrait plus exister un seul jour sans l’aide de « l’impérialisme » britannique. Alors que le sionisme s’oppose donc à « l’impérialisme » dans tous les autres pays, en Palestine, il est au contraire son allié."  (op. cité)  ​Cette politique s'explique aussi par le fait que si "les « indigènes » atteignaient les standards européens de civilisation, il n'y aurait aucune justification concevable pour un mandat.(...) L'attitude du Mapaï envers le travail arabe est donc celle de tous les autres immigrants colonisateurs envers les habitants indigènes, très amplifiée par le fait que les sionistes considèrent les habitants indigènes comme des intrus gênants dans un pays qui devrait être entièrement juif.    (op. cité) 

Du côté de l'Histadrout, Mansour confirme ce qui a été dit du but de ségrégation la plus hermétique possible voulue par les sionistes, entre les deux communautés, cette fois dans le domaine du travail : ​

"La Histadrout n'accepte aucune responsabilité envers les Arabes à cet égard. Peu importe, des nombreux travailleurs arabes, combien sont au chômage, ils n'ont le droit d'occuper aucun emploi qu'un immigrant pourrait occuper a priori. Aucun Arabe n'a le droit de travailler dans des entreprises juives.  Si les Arabes peuvent être changés de place, disons, dans les ports d'Haïfa ou de Jaffa, c'est bien. Si un port peut être établi à Tel-Aviv et les ports de Jaffa ruinés, c'est mieux. Si certains Juifs emploient encore de la main-d'œuvre arabe dans leurs orangeraies, parce que la main-d'œuvre arabe est moins chère et meilleure à cette tâche, alors le fait pourra servir comme preuve que le sionisme fournit du travail aux Arabes. Mais si les travailleurs arabes peuvent être expulsés par des « piquets de grève » et  de la « pression », c’est bien mieux.​

Si l'Histadrout avait été sincère dans ses protestations de bonne volonté, si elle avait été prête à faire quelque chose pour améliorer le sort des travailleurs arabes, en échange de sa « pénétration dans toutes les sphères de travail » et de sa transformation du pays en une patrie juive,  cela aurait pu donner la chose suivante : elle aurait pu employer un quart des travailleurs arabes travail auprès de ses propres travailleurs, et enseigner aux Arabes l'acquisition de ses propres compétences, mais aussi payer aux Arabes le même salaire pour le même travail. Dans ce cas, l’Arabe n’aurait pas ressenti tout à fait la même amertume qu'il ressent maintenant. La Histadrout n’a jamais rien fait de tel. Elle n’a jamais employé un seul Arabe si cela pouvait l’aider ; quand elle a été forcée de le faire, elle leur versait la moitié des salaires qu'elle payait à ses propres hommes ; et chaque fois qu’elle pouvait évincer les Arabes de d'un domaine quelconque de travail, elle le faisait."    (G. Mansour,  The arab worker..., op. cité) 

​Pour  éclairer concrètement les méthodes de la "conquête du travail", Mansour prend l'exemple du domaine du bâtiment, en s'appuyant sur un document interne au Comité de Travail de Tel Aviv, dont le parti communiste palestinien, antisioniste, rappelons-le, avait eu connaissance et avait fait fuiter dans un de ses journaux,  Ha Or ("Lumière").  S'inquiétant de la pénurie de travailleurs juifs et à l'inverse de l'augmentation de travailleurs bédouins et hauranis dans deux branches particulières du bâtiment, le commerce du gravier et de la pierre, les auteurs du document alertent sur le fait que cette main-d'œuvre arabe est liée à une politique de bas salaires dont souffrent les familles des travailleurs juifs. En conséquence, le Comité en question a commencé de négocier, poursuivent-ils, avec les propriétaires des carrières de pierre, "afin de procéder à l'introduction du travail juif dans cet important commerce et a passé un accord satisfaisant avec les carrières de Majdal Yaba. Cet accord garantit la fourniture de pierre Juive à Tel Aviv  (...) C'est pourquoi nous avons décidé d'appeler les intéressés, entrepreneurs, maçons, ouvriers et conducteurs, d'exiger d'eux qu'ils utilisent uniquement désormais le produit juif. Il est du devoir des travailleurs de veiller à ce que ces ordres soient exécutés dans leur domaine d'activité. Ce n'est qu'à travers la détermination des personnes concernées que ce commerce pourra être placé sous le contrôle et entre les mains des Juifs. (...) Par dessus tout, le plus important c'est les ouvriers du marché du bâtiment eux-mêmes. Il est en leur pouvoir de s'abstenir et d'empêcher les autres d'utiliser des pierres produites par les Arabes. C'est leur devoir de ne pas décharger les pierres tant qu'ils ne sont pas certains qu'elles soient Juives."  (Ha Or, n°7, 23 novembre 1934). 

Enfin, Mansour contredira un à un les points de conclusion du rapport Peel (Chapitre V, p.129), rappelant l'impact négatif de l'introduction du capital juif en Palestine sur l'économie arabe. Une partie importante de ce capital n'a en effet guère profité à la dynamique économique, car il est passé, via la vente de terres, "aux mains de latifundiaires syriens absentéistes, dont les agriculteurs et les industriels n'ont guère profité. Ces ventes de terrains ont, en outre, créé de telles conditions en Palestine que la population, désespérée d'obtenir réparation par des moyens légitimes, ont eu recours au terrorisme,  et le mal ainsi créé, en grandissant, a fini par annuler tous les effets bénéfiques résultant de l’augmentation de capital mis à la disposition des Arabes palestiniens. En ce qui concerne l'industrie arabe, la Commission ne donne aucune statistique pour illustrer sa prétendue expansion"  (op. cité).   

S'agissant de la citriculture, Mansour rappelle, comme nous l'avons fait, que les Juifs n'ont pas créé une économie ex nihilo,  car "l'orange de Jaffa était déjà cultivée dans le pays et estimée avant la guerre." (op. cité).  D'autre part, il rappelle aussi que beaucoup de ces cultures se faisaient sur des terres qui sont passées aux mains des communautés juives et qu'en possession des arabes auparavant, elles avaient fourni "des récoltes considérables" et n'étaient pas "comme le proclament les Sionistes, partout des marais ou des terres incultes. (...) On peut affirmer sans se tromper que, compte tenu de l'égalité des chances, le paysan arabe est supérieur au colon juif en tant qu'agriculteur. À l'époque où le Mandat a été établi, près d'un demi-million de paysans arabes parvenaient à vivre de la terre, malgré toutes sortes de difficultés. Par contre, il est en revanche très douteux que même une douzaine de colonies juives puissent survivre si elles étaient privées d'assistance financière, médicale et technique fournie par des fonds souscrits à l'étranger."  (op. cité).  

Le rapport Peel affirmait que le développement de l'économie juive avait développé l'emploi arabe, spécialement dans les ports. Mansour rappelle que le port de Tel Aviv n'emploie aucun arabe et qu'il a été conçu "par son fondateur avec l'intention évidente de le développer comme celui de Haïfa et pour supplanter complètement celui de Jaffa." (op. cité).  

Le cinquième point affirme que les institutions juives, en particulier celles de la santé, ont aussi  été bénéfiques pour la population arabe, en particulier l'hôpital d'Hadassah : Hôpital Universitaire Rotschild-Hadassah (2) construit à Jérusalem en 1934 sur le mont Scopus (Har HaTsofim), ou l'hôpital de Safed, plus exactement une unité de soins contre la tuberculose créée par la Hadassah en 1926. ​     

(2)  Hadassah  :   Désigne la myrte, en hébreu, qui est aussi le prénom juif d'une reine appelée  Esther  (de "stara" : étoile), par les Perses. C'est le nom originel de cette reine protectrice du peuple juif, selon le livre de la Bible qui porte son nom, que choisira l'américaine Henrietta Szold, fille de rabbin et enseignante elle-même en matières religieuses, pour baptiser en 1912 l'Organisation des Femmes Sionistes d'Amérique (Women’s Zionist Organization of America), dédiée au soin et à la santé à Jérusalem. La même année, la Hadassah crée un dispensaire, animé par un groupe d'infirmières, qui grossira jusqu'à devenir un hôpital en 1934. 

Là encore, Mansour contredit le rapport Peel en s'appuyant cette fois sur un ouvrage de  Tawfik Canaan (Taufik C., 1882-1964), médecin, chercheur, ethnographe, qui deviendra en particulier premier président de l'Association médicale arabe de Palestine, fondée en 1944.  Il sera arrêté par les  Britanniques en 1939, pour son engagement conjoint contre le sionisme et l'impérialisme britannique, et perdra à la fois sa maison familiale et sa clinique de Jérusalem pendant la  guerre de 1948. Le Dr Canaan ne conteste pas que les Juifs ont développés d'importants services médicaux en Palestine, mais le fait qu'ils aient profité à beaucoup de Palestiniens. Ainsi, "76.985 patients arabes ont reçu des soins en 1934 dans les dispensaires et cliniques du gouvernement à Jérusalem, Hébron, Jaffa, Ramleh, Haifa, Acre, Beisan, Safed et Tibériade.  La même année, 55.877 nouveaux patients étaient soignés dans les dispensaires juifs, dont seulement 1.654 non-Juifs, et 3,25 %  de personnes arabes. La même année, 77.328 nouveaux patients étaient soignés dans des cliniques et dispensaires non juifs de Jérusalem. 21.906 soit 28,3 % du total, étaient Juifs. . (...)  Plus révélatrice encore est la proportion à l’hôpital de Haïfa, où 34,46% de tous les patients admis dans des hôpitaux non juifs étaient juifs, et seulement 0,7 % de toutes les admissions dans les hôpitaux juifs étaient des Arabes."  (T.Canaan, Conflict in the Land of Peace, p. 84, Jerusalem, Syrian Orphanage Press, 1936).

​D'autre part, se vanter d'avoir créé les hôpitaux du pays, comme l'a fait Shertok, rappelle-t-il, c'est  oublier "de mentionner les divers grands hôpitaux dirigés par des institutions chrétiennes et dispersés dans le pays, mais aussi d'autres établissements comme l'hôpital arabe du Dr Dajani (3) à Jaffa. Ceux-ci sont bien plus nombreux que les hôpitaux juifs et continuent de rendre un grand service à ces derniers" (T. Canaan, Conflict in the Land of Peace, p. 84, Jerusalem, Syrian Orphanage Press, 1936 ).

(3)hôpital arabe du Dr Dajani  :  fondé en 1933 par le Dr Fouad Ismaïl Bakr Dajani (1890-1940).  

​Au sixième et dernier point, la Commission affirme : "L’effet bénéfique général de l’immigration juive sur le bien-être des Arabes est illustré par le fait que l’augmentation de la population arabe est  plus marquée dans les zones urbaines touchées par le développement juif." Et de citer les zones urbaines concernées par ces fortes explosions démographiques : Haifa, Jaffa et Jérusalem.  Mansour, sidéré par l'énormité du propos, répond :  "Cet argument est vraiment extraordinaire. Nous demandons à la Commission d'indiquer dans quelles villes de Palestine  on se serait attendu à ce que la population arabe augmente le  plus rapidement s'il n'y avait pas eu de foyer national juif.  Cela ne se serait-il pas passé très certainement à Jaffa, port de Jérusalem et centre du commerce d'agrumes ; à Haïfa, deuxième port et terminus du pipeline, et à Jérusalem, la capitale  du pays ?" (G. Mansour, The Arabe Worker, op. cité).  ​​


"Si j’étais Arabe, un Arabe avec une conscience politique nationaliste … je me dresserais encore plus vigoureusement, amèrement et désespérément contre une immigration qui mettra un jour la Palestine et tous ses habitants Arabes sous pouvoir juif.  Ce que les Arabes ne peuvent pas faire, c’est calculer et comprendre qu’une immigration de 60.000 [Juifs] par an veut dire un État juif dans toute la Palestine."

​David  Ben-Gourion, lettre à Moshe Shertok (Sharett), juin 1937, cité par Shabtai Teveth, Ben Gourion, the burning Ground, 1886-1948 , Houghton Mifflin School, 1987, p. 544. 


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