Il est bien difficile d'ignorer les grandes lignes de ce qui se déroule à Gaza, en Cisjordanie, au Liban ces dernières semaines, et depuis maintenant plus d'un an.
Beaucoup de gens que je connais expriment leur désarroi et leur sentiment d'impuissance lorsque nous abordons ce qui se passe.
Depuis un an, j'ai essayé d'ajouter ma voix aux nombreuses autres qui ont, dès le 7 octobre, appelé à un cessez-le-feu immédiat, à l'arrêt immédiat des crimes, au respect des vies de tous, au respect des normes créées pour protéger les plus vulnérables.
Au cours de cette année de massacres de civils dont plusieurs dizaines de milliers d'enfants, j'ai écrit plusieurs messages à l'intention de nos représentants, en premier lieu le président de la République française, en rappelant nos obligations internationales.
J'ai écrit aussi de nombreux messages à l'intention des gens 'normaux', sans responsabilité internationale particulière, pour les encourager à résister à leur niveau, à nous rejoindre en manifestations, en actions. J'ai même fait faire des badges sur lesquels sont inscrits des mots dont j'aurais tant aimé qu'ils ne donnent pas matière à débat : 'Les Palestiniens ont les mêmes droits que tous, en premier lieu celui de vivre.'
Un an plus tard je dois bien reconnaitre que le bilan est amer. D'une part, nos représentants - qui nous représentent si mal au niveau international, et ce malgré les résultats des élections législatives anticipées de cet été - n'ont fait que bien trop peu, bien trop tard, pour arrêter la machine à tuer hommes, femmes et enfants et à détruire tout ce qui permet la vie ou la survie qui tourne à plein régime. D'autre part, la plupart des gens 'normaux' que je connais sont restés très occupés par leurs vies, et peu nous ont rejoint en actions visibles.
J'ai passé beaucoup de temps à essayer de comprendre cette apathie et d'identifier à quel niveau et de quelle manière agir pour encourager à l'action collective qui, j'en demeure convaincue, est la seule manière de pousser nos dirigeants à respecter le droit international, pourtant très clair.
Comme beaucoup d'autres gens, je lutte chaque jour pour arriver à vivre alors que j'ai conscience que depuis un an, c'est tout un peuple (maintenant deux) et tant d'enfants qui sont la cible d'une armée très puissante que la plupart des États regardent bombarder, encercler, affamer, massacrer, terroriser. Pire encore, certains États, et non des moindres, envoient des armes et des munitions. D'autres continuent d'autres types de partenariats, moins évidemment léthaux - c'est le cas de la France - qui contribuent pourtant à l'effort non pas de guerre, car il ne s'agit pas d'une guerre, mais d'extermination.
Je souhaite rappeler que même si elles sont violées quotidiennement depuis plus d'un an, il existe des obligations claires pour tous les États témoins de crimes de guerre, crimes contre l'humanité, nettoyage ethnique ou génocide : dans n'importe laquelle de ces situations de crimes internationaux, les États tiers, les États témoins, ont l'obligation de cesser toute action qui puisse aider à la commission de ces crimes et ils ont également l'obligation de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour forcer l'État engagé dans ces crimes à les cesser. Un principe rappelle ces obligations : le principe de la responsabilité de protéger. Ce principe énonce que lorsque n'importe lequel de ces crimes est commis, la communauté internationale, par le biais de l'ONU idéalement mais pas seulement, doit mettre en œuvre une action immédiate pour assurer la protection des populations ciblées. Le principe de la responsabilité de protéger est le fruit de plusieurs décennies d'efforts diplomatiques qui ont suivi notamment le génocide de 1994 au Rwanda. La responsabilité de protéger n'énonce donc pas de nouvelle obligation juridique, elle ne fait que rappeler des obligations préexistantes et les confirmer. Le principe a été accepté par tous les États de l'ONU en 2005. C'est notamment en vertu de ce principe que l'OTAN a été autorisée par le Conseil de sécurité de l'ONU à intervenir militairement en Libye en 2011, alors que le dictateur de l'époque promettait à sa population une répression féroce.
Il se trouve que j'ai passé pas mal d'années à réfléchir sur la responsabilité de protéger, notamment sur ce que peuvent faire les individus lorsqu'organisations internationales et États s'avèrent incapables d'assurer la protection des populations attaquées, ou lorsqu'ils ne souhaitent pas assurer cette protection (les termes anglais sont 'unable or unwilling'). Mes travaux précédents confirment ce que beaucoup d'entre nous perçoivent depuis plus d'un an au Proche Orient : lorsque les organisations internationales et les États sont paralysés, de nombreux autres acteurs sub-étatiques, dont de nombreux individus, essaient d'agir de multiples manières pour essayer d'apporter la protection qui ne vient pas d'en haut (c'était d'ailleurs le cas depuis longtemps en Palestine). Si ces actions nous permettent de garder la foi en l'humanité (une partie de l'humanité au moins), elles ne permettent malheureusement pas de changer radicalement le rapport de force et donc, de protéger efficacement. Les actions les plus fortes que je rattache à ce que j'ai appelé la 'responsabilité individuelle de protéger' peuvent mettre en danger ceux qui agissent sans que, pour autant, cela ne suffise à protéger les plus faibles (pour celles et ceux que cela intéresse et qui lisent l'anglais, je mets ici le lien vers l'article que j'ai écrit il y a quelques années, inspiré notamment des exemples de Rachel Corrie ou Anna Politkovskaya).
Qu'en conclure ? Que la résistance est vaine ? Qu'il vaut mieux vivre nos vies sans nous torturer puisque les puissants ont décidé que les enfants et adultes palestiniens - et désormais aussi libanais - ne méritaient pas d'être protégés contre la violence génocidaire décomplexée d'un État allié qui a déjà franchi toutes les lignes rouges possibles et imaginables ? Qu'en 2024, malgré toutes les normes de droit internationales héritées de la deuxième guerre mondiale et malgré le temps passé par des diplomates et activistes du monde entier pour définir des règles supplémentaires pour assurer que des forces puissantes ne puissent pas massacrer des plus faibles en toute quiétude, le principe de réalité nous invite à accepter que chaque jour des hommes, des femmes et des enfants soient tués, torturés, blessés, privés de tout par un pays allié du nôtre simplement parce qu'ils sont nés Palestiniens ou Libanais?
Eh bien non. Je conclus de ce qui précède que non seulement la morale que beaucoup d'entre nous sentent confusément ou très clairement, mais également le droit international le plus basique et un principe longuement pensé et construit par de nombreux intellectuels terriens et accepté par TOUS les États obligent à la protection des plus faibles contre les pires crimes. Que les obligations ne s'éteignent pas lorsqu'elles sont violées. Que par conséquent il est de notre devoir de rappeler à nos dirigeants qui nous représentent si mal qu'ils ont l'obligation de faire ce qu'il faut pour assurer la protection immédiate des peuples soumis à des crimes de guerre, crimes contre l'humanité, nettoyage ethnique ou génocide. Cela va bien au-delà de vagues appels au respect du droit ou à un cessez-le-feu tout en scandant un soutien indéfectible à un État soupçonné de génocide par la Cour Internationale de Justice. Cela inclut d'ailleurs le recours à la force armée si tous les autres moyens ont été épuisés.