Le billet précédent, dans lequel je défendais le front républicain, m’a valu trois commentaires. Avec des arguments apparentés au discours de La France insoumise, deux commentaires défendaient l’abstention, un, le vote Le Pen.
Cette dernière réponse m’a tout particulièrement réjoui : au moins, même si je n’ai qu’une dizaine de lecteurs par billet, je n’écris pas seulement pour prêcher des convaincus ! Merci beaucoup « A Duduche » (je suppose que c’est un pseudo) !
C’est donc à ce commentaire que je vais répondre, en espérant toucher quelques un de ces 16 % des électeurs de J.-L. Mélenchon qui seraient prêts à voter Le Pen au second tour (sondage Elabe, 24 avril, sur 967 personnes).
1° argument : « En 20 ans, les personnes qui dirigent le FN ont changé », écrit « A Duduche » pour commencer.
En êtes-vous si sûr ? Il y a bien sûr eu un renouvellement générationnel. Evidemment. Mais les convictions sont-elles si différentes ? Pour en avoir le cœur net, on peut jeter un œil au documentaire récent de Guy Lagache, « Au cœur du système Le Pen » – une enquête parmi bien d’autres, dont de nombreuses sur Mediapart. On y rencontre (à partir de la 45e minute) quelques proches de Marine Le Pen, tels Frédéric Chatillon et Axel Loustau.
Sur le premier, ancien dirigeant du GUD des années 1990, aujourd’hui conseiller de Marine Le Pen, on peut lire plusieurs articles de Mediapart, dont « “Néonazi” : un témoignage qui accuse un proche de Marine Le Pen » : « un ex-militant du GUD raconte la “haine maladive des juifs” de Frédéric Chatillon, ancien leader de cette organisation, devenu conseiller officieux de Marine Le Pen et prestataire du FN : liens avec Robert Faurisson et Dieudonné, dîners“hommages” à Hitler, “soirées ‘pyjamas rayés’”, connexions avec le régime syrien ». Beau programme.
Quant à Axel Loustau, lui aussi ancien du GUD, à présent trésorier du micro-parti Jeanne, le documentaire de G. Lagache le montre en pleine action à la fin d’un rassemblement de la Manif pour tous – distribuant des baffes au service d’ordre de la manif auquel il reproche d’appeler à la dispersion ; Loustau fera face casqué aux CRS, qui finiront par l’interpeller (et ça se dit le « parti de l’ordre »). Des images que l’on pouvait d’ailleurs découvrir dès 2014 à la fin du documentaire de Thierry Vincent, « Violences d’extrême droite – le retour » (à partir de la 47e minute), qui revenait sur la mort de Clément Méric, militant d’extrême gauche tué en juin 2013 par un membre des Jeunesses nationalistes révolutionnaires. Le documentaire mérite d’être revu. « Alors que le FN continue de soigner son image et représente désormais le quart des votants, l’extrême droite la plus radicale se sent pousser des ailes. Les agressions et intimidations de gros bras fascisants se multiplient », concluait le journaliste, en évoquant le tabassage de deux jeunes militants communistes survenu à Rouen, le 31 mai 2014.
Certains membres du FN sont manifestement liés à ces groupuscules d’extrême droite ; la stratégie de « dédiabolisation » ne consiste qu’à les exclure du FN une fois qu’ils sont découverts par les journalistes (profession que Mélenchon devrait d’ailleurs plus respecter). Il est clair qu’une victoire de Marine Le Pen le 7 mai leur donnerait le sentiment (à tort ou à raison, peu importe ici) qu’une licence leur est accordée pour imposer leur loi. C’est une conséquence de l’effet de légitimation opéré par l’élection (effet que j’esquissais dans le billet précédent). C’est ainsi que les agressions racistes et xénophobes se sont multipliées au Royaume-Uni depuis le Brexit. Début avril, par exemple, à Londres, un réfugié kurde d’Iran de 17 ans a été pourchassé par une vingtaine de personnes, puis roué de coups, pour finir dans un état grave : traumatisme crânien et caillot de sang au cerveau.
2° argument : « Marine offre bien plus de garanties de sauvegarder un système social protectionniste que Macron. »
Le collectif des Economistes atterrés (pas franchement des ultra-libéraux) a produit une analyse du programme économique de la candidate FN. On y lit notamment ceci (je souligne) :
« Un programme au service du patronat et des riches
Le programme 2017 de Marine Le Pen est d’abord au service du patronat. Il promet notamment aux PME et TPE de nouvelles baisses de cotisations et un « protectionnisme patriote » au service de leur compétitivité. Le souci de ne pas déplaire au patronat réduit d’ailleurs à presque rien ses ambitions écologiques, qui s’arrêtent là où elles pourraient contraindre les entreprises à produire autrement pour polluer moins.
Ce programme est aussi au service des plus riches. Il entend par exemple permettre « à chaque parent de transmettre sans taxation 100 000 euros tous les cinq ans (au lieu de quinze actuellement) » et d’augmenter « le plafond des donations sans taxation aux petits-enfants à 50 000 euros, également tous les cinq ans ». Qui peut donner tous les cinq ans 100 000 euros à ses enfants et 50 000 euros à ses petits-enfants ? Pas grand monde.
Des propositions défavorables aux salariés, qui s’en prennent aux syndicats
Le Medef et la CGPME en rêvent, le FN le promet ! D’abord, la suppression du compte pénibilité. Ce dernier prévoit des mesures de formation, de prévention et d’aménagement de l’emploi sur la base de critères objectivables de pénibilité. Trop beau pour les salariés ! Le FN propose de remplacer ces droits par une « majoration des annuités de retraite », et les critères de pénibilité par une « évaluation personnalisée » du médecin du travail… qui ne constatera les pathologies que trop tard. Finie la politique de prévention.
Surtout, les syndicats sont dans la ligne de mire. Au nom d’une prétendue « véritable liberté syndicale » et sous couvert de supprimer un « monopole de représentativité » qui n’existe plus, le FN entend affaiblir la représentation des salariés et favoriser le retour des syndicats maison. Souvenons-nous de ces syndicats qui se prétendaient « libres », et qui, loin de défendre les intérêts des salariés, étaient aux ordres des patrons et proches de l’extrême droite. Le FN n’a pas oublié ! »
Frédéric Lordon a dit à ce sujet des choses définitives : une fois au pouvoir, l’intention du Front national sera « de renouer un compromis de classe avec le capital, un compromis post-mondialisation, mais qui laisserait absolument intactes la position de domination et la position directrice du capital à l’intérieur de la société, soit le miroir aux alouettes intégral, pour ne pas dire le parfait piège à con pour les salariés et les classes populaires » (ici à partir de 14 : 40).
3° argument : « le vote utile pour sauvegarder les intérêts du peuple et des petites gens, c'est Marine. »
Sauvegarder « les intérêts des petites gens » ? Voyez par exemple la manière dont les chômeurs et leurs enfants sont traités dans certaines municipalités FN (je me permets de reprendre l’analyse d’un billet précédent où l’on trouvera les liens).
A Mantes-la-Ville, les « caisses » de sa ville étant « vides », Cyril Nauth eut l’idée de réserver la cantine scolaire aux enfants dont les deux parents travaillent : « Quand les deux parents ne travaillent pas, ils ont la possibilité de préparer à manger pour leurs enfants ». C’est ignorer qu’en plus d’offrir aux familles en difficultés un repas à un tarif raisonnable, la cantine a aussi une fonction d’intégration sociale.
On retrouve la même démarche, consistant à faire des économies aux dépens des familles populaires, à Villers-Cotterêts : augmentation d’un euro pour le tarif le plus bas, au motif qu’une personne au RSA peut venir chercher son enfant si elle ne travaille pas. De son côté, à Beaucaire, Julien Sanchez a décidé d’interdire l’accès de la cantine aux enfants dont les parents n’ont pas payé, estimant en outre qu’il s’agit alors d’un abandon d’enfant. « Ça peut paraître excessif mais la France est généreuse en matière d'aides et la CAF doit servir à nourrir les enfants plutôt qu'à acheter des télévisions, des écrans plasma ou du matériel hi-fi », argue-t-il, se défendant néanmoins de vouloir stigmatiser les familles défavorisées, bien entendu. Il n’a simplement pas cru les stigmatiser en publiant dans le journal municipal la lettre qui leur était adressée.
4° argument : « le vote utile en faveur de l'oligarchie mondialiste, c'est Macron. »
C’est effectivement l’hypothèse de laquelle je suis parti. Mais une oligarchie est-elle plus désirable quand elle est nationale ? Le problème, n’est-ce pas l’oligarchie elle-même, plutôt que l’adjectif qui la qualifie ?
Le 7 mai est le second tour de la présidentielle. Après il y a les législatives ; les jeux ne sont pas faits. C’est à ce scrutin-là que se présentera l’occasion de s’opposer de nouveau à « l’oligarchie mondialiste ».
Enfin, il me semble utile de rappeler le danger que représenterait une victoire de Le Pen, comme je l’avais fait dans un billet précédent.
Si Marine Le Pen l’emportait le 7 mai, elle se heurterait à une série d’obstacles, que relève le sociologue Joël Gombin : le manque de personnel politique et administratif favorable au FN, la réticence des cadres de l’appareil d’Etat vis-à-vis d’un gouvernement FN et, plus encore, l’inertie que cet appareil d’Etat opposerait à un cabinet inexpérimenté, les pièges que ses nécessaires alliés à droite ne manqueraient pas de tendre au gouvernement et enfin, l’hostilité des partenaires européens (Le front national, Eyrolles, 2016, pp. 143-146). On peut en outre douter qu’après une victoire inattendue à la présidentielle, Marine Le Pen parvienne à avoir une majorité à l’Assemblée. C’est un fait (social) que beaucoup se mobiliseraient pour empêcher le FN d’appliquer son programme. Autant d’éléments qui donnent à penser que la France se trouverait alors confrontée à une grave crise politique.
A gauche, une minorité (il suffit de regarder le résultat du premier tour, avec une participation de près de 80 %) peut être tentée par la logique du pire. Elle fera valoir qu’une telle crise politique aura la vertu de rendre possibles les changements radicaux auxquels elle aspire. Faute de parvenir à l’emporter dans les urnes, certains espèrent pouvoir profiter des troubles entraînés par une victoire de Le Pen pour l’emporter dans la rue. A cette tentation, on opposera deux choses :
1° La peur et la colère ne sont pas les affects les plus favorables aux décisions les plus éclairées ; faire dépendre de ces passions tristes la réalisation d’une société meilleure n’est certainement pas se montrer démocrate ; un démocrate ne prétend pas faire le bonheur des hommes contre leur gré.
2° Avant de s’engager dans une épreuve de force, il est de bonne stratégie de considérer l’état du rapport de force. S’agissant d’une insurrection, l’attitude de la police et de l’armée est généralement décisive. Or, on sait que le FN reçoit un soutien important de ces catégories : policiers et militaires seraient plus de 50 % à avoir voté Front national en 2015. En vertu de cette adhésion, on voit mal pourquoi la police et l’armée refuseraient d’obéir à une Marine Le Pen qui aurait conquis légalement le pouvoir.
Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de citer un extrait du billet savoureux de VICTORAYOLI, « Eh ! Ci-devant Mélenchon, qu’est-ce que c’est que ces “pudeurs de gazelle” » : « Dès sa prise de pouvoir, les emmerdes vont commencer. Les législatives vont avoir lieu avec le système actuel (majoritaire à deux tours). Elle ne pourra pas les gagner. Qu’à cela ne tienne : elle va avoir recours à l’article 11 de la Constitution, qui l’autorise, sur proposition du gouvernement, pendant la durée des sessions, à soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics. Et faire ainsi adopter par référendum le passage à la proportionnelle intégrale. Suite de quoi elle dissoudra l’assemblée récemment élue et refera des législatives qui lui donneront tous pouvoirs.
Cet article 11 pourra encore être mis à contribution, dès le premier mois, par exemple pour rétablir la peine de mort, supprimer le droit du sol, imposer la préférence nationale, le flicage de masse, la sortie de l’Euro et autres joyeusetés. Certaines lois déjà en place vont lui faciliter la tâche, comme cette loi d’avril 2015 votée dans le cadre de la prévention contre le terrorisme qui élargit les motifs de surveillance pour des raisons moins précises que la seule lutte contre le terrorisme. L’auteur de ce blog et bien d'autres, par exemple, pourrait (pourrait déjà), être rapidement identifié et poursuivi pour « trouble à l’ordre public » ou « atteinte aux intérêts de la Nation ». L’accord d’un juge n’est plus nécessaire, celui du Premier ministre suffit. Eh oui ! C’est ça qui nous pend au nez si, par un réflexe de colère (bien mauvaise conseillère), on se laisse aller à voter Le Pen. » (Je souligne)