"Chères sœurs, encore un effort, nous sommes déjà presque aussi connes que des mecs. Le pouvoir en moins. Nous singeons les mêmes assemblées débiles. Les mêmes indignations feintes. La même rage carcérale, le même amour de l'autorité" Virginie Despentes ("Cher Connard")
Après avoir abordé les enjeux du genre dans l’expérience littéraire – et notamment la revendication de « démasculiniser » la lecture pour se protéger du patriarcat -, essayons dorénavant d’approfondir cette tendance à essentialiser les différenciations sexuées et à rejeter toute dimension d’altérité.
Il faut savoir qu’un des déterminants de l’ordre dominant, notamment dans sa version coloniale et patriarcale, est justement sa tendance à catégoriser, à hiérarchiser, à naturaliser, à ostraciser, à reléguer, à discriminer, à normer ; mais aussi à censurer et à invisibiliser, en entretenant un discours différentialiste, souvent chargé de haine. Dès lors, tout ce qui alimente le ressentiment, l’ostracisme, l’essentialisation, la fermeture et le repli, se fait complice de ce système oppressif – contrairement à la colère, à la révolte, à la dénonciation, aux confrontations, aux rencontres qui altèrent et transforment, etc.
Cependant, cette culture de la « relégation » et du séparatisme tend effectivement à être revendiquée par un certain militantisme de la « cause féminine ».
Ainsi, Alice Coffin, journaliste, militante et femme politique élue conseillère de Paris sur la liste d'union Paris en commun - Écologie pour Paris, peut-elle revendiquer en toute simplicité le boycott des hommes. En conséquence, il conviendrait de se prémunir de la littérature, de la musique ou des films « masculins », de toutes leurs productions…Il faut dire que, pour Alice Coffin, les « Hommes » seraient en soi des « assaillants », ou des agresseurs : « ne pas avoir un mari, ça m'expose plutôt à ne pas être violée, ne pas être tuée, ne pas être tabassée » … (notons au passage, que, dans certains pays, ne pas être mariée expose aussi à être violentée...Il est toujours intéressant d’élargir ses perspectives…). En conséquence, il faut tout simplement « éliminer [les hommes] de nos esprits, de nos images, de nos représentations afin de se construire en tant que femmes ». Du fait d’une « bien nécessaire misandrie », notre élue de la République, censée représentée l’intégralité des citoyens, peut ainsi revendiquer sans ambages une certaine violence purificatrice en contrepoint de la haine : « je ne sais pas si je mourrai sans avoir blessé un homme » ; « il faut qu’ils paient. Ce n’est pas un cri de vengeance, je n’aspire à faire souffrir personne, c’est une nécessité. Il n’y a pas d’autre moyen d’arrêter l’hécatombe ». Œil pour œil, dent pour dent. La Loi du Talion à l’encontre des ennemis éternels…
Du Monique Wittig à la sauce Solanas mal réchauffé - la créativité subversive en moins…
Et puis, tant qu’à essentialiser, il faudrait aussi affirmer que les lesbiennes sont naturellement géniales…
« Les membres d’une minorité ont vite fait de se considérer eux-mêmes comme les représentants d’une élite, comme les spécimens d’une humanité plus rare et par conséquent plus précieuse » Vladimir Jankélévitch, (« Quelque part dans l’inachevé »)
Ne pas considérer qu’une personne - aussi racisée, exploitée, discriminée, handicapée, soit-elle - puisse aussi être critiquable par rapport à ses paroles et à ses actes, c’est pourtant faire preuve d’une condescendance tout à fait odieuse. Cela reviendrait effectivement à juger les êtres non sur ce qu’ils sont ou font, mais à partir de catégories et de classements a priori. Un privilégié peut être quelqu’un d’estimable, en dépit de ses privilèges et même si sa situation contribue largement à la réalisation de son « éthique » en situation – il est plus facile de ne pas voler quand on ne meurt pas de faim… Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas absolument lutter, de toutes nos forces, contre ces privilèges ! Réciproquement, un dominé peut être quelqu’un d’absolument abject, même si des déterminations spécifiques et des adversités multiples auront rendu cette destinée plus difficile à éviter, et qu’il parait important de considérer des circonstances atténuantes avant de juger de façon péremptoire et définitive.
Pour en revenir à Alice Coffin, certaines féministes réagissent vivement à cette volonté de « séparatisme » et de « clivage ». Ainsi, Elisabeth Badinter estime-t-elle qu’un tel positionnement « ne peut mener qu’à un monde totalitaire ». Caroline Fourest s’inquiète également de cette posture : “je suis atterrée par cette approche essentialiste, binaire et revancharde qui abîme des années de révolution subtile et flatte les clichés antiféministes”.
Quant à Michelle Perrot, elle rappelle la différence entre lutter contre la domination masculine et vouloir s’opposer à la moitié de l’humanité : « Être contre les hommes, ça n’a pas de sens »…
Pour aller jusqu’au bout de ces prises de position, on en arrive à des raisonnements du type « Nous sommes une communauté victime, caractérisée par l’oppression. En retournant le stigmate, nous affirmons notre génie, et notre besoin de préserver cette « élection » immaculée, en refusant toute mixité. Dès lors, il convient de censurer toute forme de culture autre, dégénérée, polluante, toute souillure ou trace du négatif, en préservant absolument l’entre-soi et en éliminant tout ce qui pourrait venir faire intrusion au sein de notre pureté communautaire ». A ce niveau s’exprime ainsi, de façon décomplexée, voire valorisée, une forme de refus de l’hybridité et de l’altération, un repli « immunitaire », une volonté de purifier une identité fétichisée et de la préserver de toute intrusion, une haine de l’autre, un besoin de conjurer le négatif, une essentialisation victimaire, une logique sécuritaire, une très grande fatigue teintée de passions tristes…
La violence devient également un attribut indépassable du masculin, même s’il semble exister des gradients dans l’acceptabilité et la responsabilité des agressions…. En effet, pour certains, si l’Homme est en soi un prédateur, ses décharges virilistes seraient en partie amendables dans certaines circonstances, du fait de l’oppression capitaliste – accroissant la précarité et faisant vaciller le narcissisme masculin – ou du racisme systémique – induisant un trouble dans le genre masculin indigène, une castration virile, expliquant voire excusant les violences sexistes…A nouveau, on se confronte à des stéréotypes, à des déterminismes extrêmement réducteurs qui viennent occulter les trajectoires singulières, les dynamiques relationnelles et groupales et qui refusent toute position d’agentivité à certains acteurs de violence - comme aux victimes d’ailleurs…. La violence ne serait que dans les structures, les oppressions systémiques, les déterminismes socio-politiques, dédouanant totalement la responsabilité des personnes, mais les privant également de jeu, de subjectivité, de liberté et de choix…Dès lors, l’essence précéderait définitivement l’existence….
De surcroit, ce type d’essentialisation organise en miroir une définition particulière du féminin, telle que celle qu’on peut trouver dans une tribune récente prônant une alliance féministe et trans : « être une femme ne découle pas de la seule assignation sexuée, mais d’une exploitation qui prend plusieurs formes : économique, domestique, sexuelle ». Après Hippocrate pour qui la Femme se résumait à son utérus (« tota mulier in utero »), voici maintenant le féminin définit de façon univoque par son oppression : « tota mulier in oppressio ».
« L’incipit du « Deuxième sexe 2.0 est alors : « On ne naît pas tout à fait femme, on le devient vraiment par la victimisation. Un destin biologique, psychique, économique prédéfinit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; et c’est l’ensemble des blessures qui élabore ce produit qu’on qualifie de féminin » (Laurent Dubreuil, « La dictature des identités »)
De fait, les raccourcis, les approximations caricaturales et les dérives militantes peuvent aller très loin, au moins sur le plan du discours. Ainsi le collectif des inverti.e.s prône-t-il la lutte anticapitaliste à partir des enjeux du genre et de l’orientation sexuelle. On en arrive alors à ce genre d’allégation : « les luttes féministes démontrent la systématicité de la domination des hommes hétérosexuels sur les femmes », ou encore « nous voulons détruire l’hétérosexualité comme structure de domination ». Parbleu ! Il ne s’agit plus de déconstruire l’hétéro-normativité et l’aliénation patriarcale, mais tout simplement de « détruire l’hétérosexualité » pour faire tomber le capitalisme…Un changement de la norme sexuelle dominante suffirait donc à démanteler le patriarcat et à ruiner le Capitalisme néolibéral ? Le système patriarcal n’exerce-t-il son oppression qu’à travers les contraintes sexuelles hégémoniques ?
C’est bien méconnaître la dimension « révolutionnaire » du capital, sa plasticité et sa capacité à faire feu de tout bois. En témoigne la vitalité du marché de la reproduction, de l'ingénierie corporelle et de l'auto-entrepreneuriat sexuel ou genré…
Évidemment, on ne peut que soutenir la liberté de chacun par rapport à ses pratiques sexuelles, dans le respect du consentement, de la réciprocité, de l'altérité, et en évitant tout ce qui renvoie à une consommation, à une marchandisation et à une chosification de l'autre.
Évidemment, les liens, les identités doivent pouvoir s'instituer le plus librement possible.
Évidemment, il faut défendre avec détermination le droit de toute personne à être respectée dans son identité sexuelle et de genre, au-delà des normes et des binarités instituées.
Évidemment, il faut lutter, absolument et partout contre toutes les formes de violence sexiste - ce qui ne suppose pas forcément de mobiliser systématiquement une contre-violence rétorsive sur le mode de la loi du talion… D’ailleurs, certaines féministes, à l’instar d’Agnès Druel, questionnent aussi les « méthodes » et les dérives d’une tendance à se faire justice de façon expéditive : « certaines féministes acceptent l’idée de “dommages collatéraux” , liés aux dénonciations. On ne peut répondre à une injustice par une autre injustice, sinon où se trouve la cohérence et la justesse dans notre lutte ? »…
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La libération de la parole doit-elle inévitablement s’incarner à travers un tribunal médiatique méprisant l’institution judiciaire ? Tous les justiciables n’ont-ils pas le droit à une délibération approfondie concernant leur cas spécifique, au-delà de la dimension politique d’arrière-plan ?
« Non, non ! s’écria la Reine. La condamnation d’abord…Le jugement ensuite » (Lewis Caroll)
Mais il ne faut pas être naïf, cette libération n’est pas en soi anticapitaliste et systématiquement émancipatrice. Une telle visée supposerait pour le moins de se confronter à la complexité des modalités d’exploitation et d’aliénation, aux potentialités de « récupération » et de détournement des mouvements progressistes. Toute subversion véritable doit en passer par la déconstruction des stéréotypes, de l’essentialisation, des clivages, et prendre en compte le négatif et l’indéterminé.
Nonobstant, voici ce que peut affirmer sans détour Virginie Despentes dans une interview croisée avec Philippe Poutou pour « la Déferlante n°8 » : « ah, qu'est-ce que j'aime l'argent ! Franchement, je le souhaite à tout le monde : plein d'argent gagné sans rien foutre. Et c'est pareil pour le pouvoir. (...). Je souhaite à tout le monde une douche d'argent et je pense que ça réglerait un tas de problèmes » - on a connu plus anticapitaliste…De surcroit, à la question subtile « comment faire pour que les hommes cessent de violer ? », voilà ce que répond notre écrivaine engagée : « sortir collectivement de l’hétérosexualité me semble être une bonne piste pour protéger les femmes. Il faudrait quasiment interdire l’hétérosexualité ! ». De fait, « je ne fais pas de séparation entre la sexualité hétérosexuelle des mecs et le système ultralibéral. Dans les deux cas, il s’agit de retirer tout pouvoir ou de silencier complètement l’autre, sans s’interroger sur la conséquence de cette action, c’est-à-dire de refuser de reconnaitre l’autre comme quelqu’un » …
Donc, on en viendrait presque à nous faire croire que c’est le capitalisme néolibéral, post-colonial et patriarcal qui aurait inventé et imposé l’hétérosexualité. Diantre !
Pour Juliet Drouar, auteur de « Sortir de l'hétérosexualité », le couple hétérosexuel est inévitablement une contrainte sexiste, imposant une relation obligatoire entre un dominant et une dominée. C’est structurel, systémique, incontournable.
Dans une interview aux Inrockuptibles, ce « thérapeute, militant queer », affirme ainsi que « homme et femme sont des catégories qui n’existent que dans un rapport de domination » - ainsi, déconstruire cette domination de façon « inclusive » devrait en passer par un changement d’imaginaire, en rebaptisant par exemple ces catégories normatives en « personnes menstruées » - pour ne pas exclure les hommes trans - ou « personnes avec prostate » pour ne pas exclure les femmes trans, ou encore « mâle dominant » - car la classe « homme » signifie par essence « oppresseur » - et « dominée » - car c’est ce que la classe « femme » signifie en soi.
On en arrive alors à des apories tout à fait drolatiques – ou pathétiques, compte tenu du sérieux, du dogmatisme, et des conséquences tout à fait concrètes en termes d’exclusion ou de censure. Ainsi, à plusieurs reprises ces dernières années, la pièce « Les monologues du Vagin » a dû être annulée sur des campus américains, car elle excluait tragiquement les femmes trans, qui n'ont pas de vagin…Certes, l’expression « corps avec vagin » permet d'inclure les hommes trans, mais parler de vagin dans le cadre d'une pièce sur les femmes est désormais considéré comme transphobe, car cela exclut les femmes trans avec pénis…Putain, ça vole vraiment très haut.
Ainsi, le vrai débat devient : dans un souci inclusif, faut-il remplacer le mot « femme » par « personne qui a ses règles » ? De fait, on tend manifestement à trop négliger « la physiologie des corps avec vagins », et, au nom de l’inclusion des hommes trans, il convient désormais de réduire les femmes à leur appareil génital. Vive la déconstruction !
« Le discours de certains militants demande une primauté absolue de l'identité de genre sur le biologique (avec l'idée qu'on peut déclarer être une femme ou un homme, quels que soient ses organes reproductifs) tout en réduisant les femmes à leur biologie au nom de l'inclusion (avec des expressions comme « personne qui a ses règles »). Au niveau du langage, les activistes trans se placent donc dans une position difficile : vouloir remplacer le mot « femme » par des termes anatomiques, tout en affirmant que seule l'identité de genre compte, pas le sexe biologique » (Claire Levenson).
Décidément, chaque culture a les luttes qu’elle mérite…
En tout cas, quand J.K. Rowling a exprimé son indignation par rapport au remplacement du mot « femme » par « personne qui a ses règles », elle a été immédiatement accusée de transphobie et a subi une campagne de calomnies très intenses sur les réseaux sociaux…
Nonobstant, tout en affirmant sa compréhension des difficultés que rencontrent les personnes transgenres, l’auteur de la saga Harry Potter « refuse de [s]’incliner devant un mouvement qui cause un tort démontrable en cherchant à éroder le mot “femme” en tant que classe politique et biologique, et en offrant une couverture à des prédateurs ». A l’instar de Diogène de Sinope, on va finir par brandir une lanterne allumée en plein jour en éructant : « je cherche une femme ! ».
Comme le souligne Octave Larmagnac-Matheron, « alors que la référence au sexe biologique semblait dépassée, débordée par celle du genre, la voilà qui revient par la fenêtre de l’édifice féministe, comme une réaction à l’essor du militantisme trans. Un signe, peut-être, que le consensus autour de la notion de genre, prédominante dans les dernières décennies, cachait, en fait, une diversité d’approches contradictoires » …Mince alors !
Évacuez le naturalisme par la porte, et il revient par la fenêtre…
En tout cas, pour Juliet Drouar, il ne peut donc y avoir de consentement dans une relation hétérosexuelle, car il y a inévitablement asymétrie de pouvoir, inégalité intrinsèque ; de fait, « le sexisme a pour but l’exploitation du travail gratuit ou sous-payé des personnes labellisées “femmes” ».
Sous prétexte de dénoncer, fort légitimement, les normes hétéro-patriarcales d’une certaine organisation familiale, il s’agirait alors de considérer que la Famille est inévitablement oppressive, et que le désir d’enfant doit s’affranchir de tout lien institué et instituant : « procréation ne veut pas dire nécessairement parentalité, ni cohabitation, ni amour avec la même personne : c’est comme on le souhaite ». La toute-puissance du désir individualiste, dénué des liens et du collectif, serait donc inévitablement émancipatrice, même si au passage le corps de femmes porteuses se trouve instrumentalisé du fait de leur pauvreté, ou si l’enfant est investi comme un simple produit consommable…
Quoiqu’il en soit, « le but est moins la culpabilité que la reconnaissance de cela : la cishétérosexualité est le sexisme », point barre…Donc, seule l’homosexualité autorise à s’extraire de cette oppression, car « il y a une domination systémique et structurelle entre un homme cisgenre et une femme cisgenre qui n’existe pas dans un couple gay »….Juliet Drouar reconnait cependant que d’autres formes de « domination structurelle » pourraient aussi exister dans un lien homosexuel, à travers « les dynamiques classistes, racistes, validistes etc. ». La violence est donc systématiquement appréhendée en tant que phénomène structurel, systémique, qui se déploie par rapport à une catégorisation des places définissant a priori une polarité dominant / dominé. Dès lors, tous les enjeux biographiques, fantasmatiques, relationnels, intimes, sont forclos : ce ne sont plus deux sujets qui interagissent, deux acteurs traversés par leurs histoires, et qui exercent éventuellement telle ou telle forme d’emprise ou de violence, mais deux « classes » normées qui ne peuvent que déployer les rouages d’une mécanique implacable, instituée par le système…
En définitive, l’hétérosexualité est exclusivement assimilée à un instrument de reproduction du Capitalisme. Comme le revendique également Élise Thiebaut, « c’est un « cistème » [qui] réprime ce qui en nous serait puissant, profond, inclassable, insondable, irréductible »…Mazette !
Là, il ne s’agit même plus de critiquer l’hétéro-normativité, mais de désigner l’orientation hétérosexuelle comme complice de l’oppression capitaliste, par essence….
Ce discours est manifestement empreint de paradoxalité : d’un côté, il faudrait se libérer en appréhendant des personnes, plutôt que des « classes » genrées. Mais de l’autre côté, tout est rabattu sur l’identité sexuée et l’orientation sexuelle, comme si les individus étaient identifiés et normés par ces déterminants, sans marges de subjectivation ou d’émancipation.
Nonobstant, " toute forme d'hétérosexualité est toujours plus ou moins aux portes de l'homosexualité, comme toute forme d'homosexualité est toujours plus ou moins aux portes de l'hétérosexualité".... Clément Rosset, "Loin de moi - étude sur l'identité"
Pour l’infatigable Juliet Drouar, « ce processus de construction des personnes femmes peut se résumer également en trois mots : cis hétéro violences. Cis : faire correspondre aux forceps un geste de genre dite féminine avec un corps dit féminin (et vice versa) et hétéro en imposant systématiquement une mise en relation de domination par encouplage des-dits « hommes cis hétéro » avec les dites « femmes cis hétéro ». Cette oppression des femmes dites cis hétéro par les hommes cis hétéro est effectivement l’une des expressions du sexisme avec ses modalités spécifiques encore modulées par la classe/race/validité ».
Et voici d’ailleurs un argument imparable : « Qui n’a jamais calculé pour obtenir des bénéfices (enfants/argent/papiers/travail etc.) avec des hommes cis hétéro au-delà de ce que la « moralité » romantique qui naturalise la cishétérosexualité des dominant nous impose ? » Mais oui, qui ? Toutes prostituées par le système !
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Quant à l’inextinguible Preciado, il affirme de manière définitive et incontestable que « l’hétérosexualité est un régime sexuel nécropolitique qui place les femmes, cis ou trans, en position de victimes, et érotise les différences de pouvoir et la violence ».
Au-delà du caractère délibérément provocateur de ces affirmations, admirons tout de même la puissance de la démonstration : « la reconnaissance du fait que la plupart des abus sexuels et des violences contre les enfants ont lieu au sein de la famille hétérosexuelle devrait conduire à l’abolition de la famille comme institution de reproduction sociale »…Argumentaire extrêmement puissant, qui reviendrait à affirmer, par exemple, que la plupart des complications périnatales ayant lieu au moment de l’accouchement, il faudrait abolir la grossesse pour les éviter, ou tout simplement interdire la sexualité, puisque la vie est une maladie mortelle et sexuellement transmissible…
Chiffres à l’appui, Preciado tente une déduction mathématique pour nous prouver une bonne fois pour toute que l’hétérosexualité est meurtrière en soi dans nos « machocraties ». Les statistiques montrent effectivement qu’il y a beaucoup plus d’homicides dans les couples hétérosexuels que dans ceux homosexuels. Mais, visiblement, Preciado néglige le rapport de proportionnalité pour pouvoir comparer les effectifs. En effet, il y a aussi, statistiquement, beaucoup moins de couples homosexuels…Un calcul sommaire – une simple règle de trois- permet alors de déconstruire complètement l’argumentaire.
Par ailleurs, au sein des nombreux commentaires, il est mentionné des études qui apportent des résultats contradictoires : ainsi, une enquête statistique canadienne de 2004 rapporterait que 15% des personnes en couple gay ou lesbien sont victimes de violence conjugales contre 7% des personnes en couple hétéro. Un article de Laure Dasinieres, paru sur Slate en août 2020, rappelle également que « selon l'étude nationale relative aux morts violentes au sein du couple en 2019, huit décès sont survenus au sein de couples homosexuels, dont sept couples d'hommes. « Perdue au milieu des chiffres dramatiques concernant les féminicides, cette donnée tout aussi tragique est la partie émergée d'un iceberg indicible et impensé : celui des violences conjugales au sein des couples LGBT ». D’ailleurs, « une méta-analyse américaine de 2015 avance que de 25% à 40,4% des femmes en couple lesbien et de 26,9% à 40% des hommes en couple gay ont subi des violences conjugales au cours de leur vie. Ces chiffres, équivalents à ceux des femmes en couple hétérosexuel mais bien supérieurs à ceux des hommes en couple hétéro, incluent pareillement les violences physiques, verbales, psychologiques, matérielles ou encore sociales » …Ainsi, « les violences ne sont pas l'apanage de la domination masculine et peuvent être systémiques dans le couple, pointe la psychologue et sexologue Coraline Delebarre. Il y a un impensé social, avec une construction des rôles sociaux et sexuels de genre qui font que des personnes de même sexe ne pourraient pas être violentes l'une envers l'autre parce qu'elles sont vues comme égales ».
Et, « comme le résume Valérie Roy, professeure titulaire en sciences sociales à l'École de travail social et de criminologie de l'Université de Laval, «il existe une conception hétéronormative de la violence qui fait que l'homme serait nécessairement auteur et la femme victime ». Et d’ajouter : « Il y a bien sûr la violence physique, visible et criminalisée mais aussi la violence psychologique qui n'est souvent pas perçue comme telle et demeure invisible jusqu'à ce que le ou la partenaire en vienne finalement aux mains ».
Laurent Puech, dans un article analysant les statistiques d’homicide au sein du couple, rapporte par ailleurs quelques faits élémentaires : les variations de statistiques d’une année sur l’autre concernant les violences dans les couples homosexuels sont en rapport avec la petite taille des effectifs. Mais « la seule donnée exploitable est finalement le fait que la violence létale au sein des couples homosexuels est régulièrement présente, confirmant les études qui montrent l'existence de hauts niveaux de violence dans ces couples (notamment lesbiens, ce qui est peu connu) ».
Par ailleurs, cette accentuation idéologique concernant les critères d’orientation sexuelle et de genre dans les violences au sein du couple en vient à occulter totalement les enjeux sociaux…Or, 55 % des homicides au sein du couple seraient le fait d'auteurs chômeurs et inactifs (bien avant l'alcool) – et ce statut serait également un facteur de risque très significatif concernant les victimes…
On voit donc à quel point un certain discours militant en vient parfois à tordre les faits pour les passer à la moulinette des présupposés idéologiques….
Il faut dire que, dans une certaine littérature engagée – « Débrouille-toi avec ton violeur »-, l’éventualité du désir sexuel « authentique » d’une « femme » au sein d'une relation hétérosexuelle est radicalement balayé, à travers de spectaculaires imprécations « dénonçant en tout acte de pénétration de la femme par l’homme un geste de viol immémorial », sous-tendu par " la mise en condition des filles pour qu'elles acceptent comme étant naturel d'être pénétrées par des mâles". Palsambleu ! Ainsi, la perpétuation de notre espèce ne serait que le résultat d’un long processus de viol collectif réitéré de génération en génération !
Certains témoignages poignants relatant des abus sexuels récurrents pourraient effectivement amener toute « femme » à se définir comme victime sujette à l’oppression et à la violence des hommes : « Nous toutes » ! De fait, que penser d’autre face à ce type de vie affective marquée par les maltraitances, les agressions, la soumission, l’emprise, notamment avec des hommes prédateurs, toujours beaucoup plus âgés ?...
Cependant, au-delà des déterminismes structurels, ne faut-il pas aussi en revenir aux situations particulières, aux enjeux subjectifs, interpersonnels ? Notamment dans cette confession : « je crois alors qu’être in, à la page, ultra moderne c’est avoir une sexualité débridée, d’accepter les jeux tordus en me faisant croire que j’en fait partie activement, que j’en suis créatrice, que je ne subis rien. Je pense que c’est le comble du féminisme, de la liberté sexuelle. Je ne vois pas que je suis le dindon de la farce ».
« Malgré moi, malgré ma mère, je poursuis le modèle de la femme sacrificielle qui n’existe qu’à travers la réussite du couple, de l’Homme ».
Loin de vouloir minimiser la dimension traumatique et victimaire, ne serait-il pas « respectueux » et nécessaire, sur le plan personnel, de comprendre les dynamiques intimes qui ont amené cette personne-là à se trouver exposée à ces situations d’abus, au-delà des enjeux systémiques – ce qui ne revient pas à les dénier ? Avec, évidemment, beaucoup de tact, de sollicitude, et de souci éthique.
Dès lors, le passage univoque et automatique d’une trajectoire existentielle singulière, aussi tragique et éprouvante soit-elle, à un « Me nous toutes » peut paraitre quelque peu problématique, et finalement désubjectivant.
« « Moi aussi » : alpha et oméga d’un évangile féministe enfin entièrement révélé, devant refonder le monde social » (Sabine Prokhoris)
D’ailleurs, on en arrive finalement à accuser un système, plutôt que des coupables particuliers : « Messieurs vous avez quelques millénaires d’existence où vous ne vous êtes pas beaucoup interrogés sur la possibilité de faire les choses. Vous les avez faites quand vous en aviez envie ».
Faire uniquement le procès de la société patriarcale, de la « culture du viol », n’est-ce pas aussi dédouaner la responsabilité de certaines personnes très concrètement impliquées, en incriminant « une logique unique et totale, mécanique et figée, extraordinairement générale de surcroît, pseudo-explicative par conséquent » (Sabine Prokhoris) ? Pourtant, ce système social abstrait s’est indéniablement incarné à travers des individus responsables, devant répondre de leurs actes…et par ailleurs, cette oppression systémique a aussi infusé dans l’esprit des victimes, à travers des éléments spécifiques de leur modalité de socialisation et d’individuation.
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« Pourquoi cette société m’a fait croire que j’étais un jouet ? ». Mais cette « croyance » n’est-elle vraiment que le fruit de déterminismes socio-politiques, ou s’inscrit-elle également dans une histoire personnelle, certes infiltrée de significations imaginaires sociales à tonalité patriarcales ? ...Peut-être faut-il envisager là une forme d’intersection qui serait aux croisements de dynamiques systémiques mais aussi de trajectoires existentielles tissées de liens, de rencontres, et de scénarios ?
En tout cas, on peut légitiment s’interroger : essentialiser d’un côté les agresseurs systémiques et de l’autre les victimes systématiques ne peut effectivement mener qu’à une logique de guerre, entre « eux » et « nous », faisant de la vengeance et de la volonté d’épuration à la fois un impératif de survie mais aussi une forme de reconnaissance identitaire…A suivre.