
On ne naît pas femme, on le devient. Il faudra attendre le vingtième siècle pour qu’une femme, une philosophe, formule ainsi ce que tu exprimes dans les pages de tes Mémoires consacrées au sept années de ce que la société de ton temps n’appelait pas ton adolescence. Devenir femme, telle que l’exige son milieu social. À ton époque, à la mienne encore malgré des avancées : le second rôle, celui de l’ornement. « Ne faites pas la philosophe ! », te gourmandait ta mère qui t’aurait désirée belle et sage.
Certaines se conformaient à l’usage, trop zélées. Marie Daumesnil te déçoit. Ton amie d’enfance et de pensionnat, tu la retrouves à quinze ans, « métamorphosée en une jeune personne uniquement occupée de sa toilette, ayant abandonné toute sérieuse occupation dans la crainte de fatiguer sa figure par l’étude, et renonçant même à cultiver son beau et gracieux talent pour le piano afin de ménager la blanche délicatesse de ses jolies mains. » D’où te vient ta différence ? Toi, Marie Cappelle, infatigable questionneuse de l’ordre établi, tu n’auras de cesse de combattre les forces qui toujours veulent faire plier ton esprit curieux de tout : « on ne tolérait pas la moindre indépendance dans mes opinions, on blessait sans cesse l’amour propre de ma pensée pour la comprimer et l’éteindre. Tous ces moyens étaient inutiles. Si je consentais à être trouvée laide, je me révoltais contre la supposition d’être trouvée sotte. »
Ta prétendue laideur fut ton fardeau, mais aussi ta chance. La nature, en te soulageant un peu des exigences esthétiques imposées aux femmes, te donna cette « malheureuse indépendance » et la fierté d’établir par toi-même le programme de ta jeunesse : « Ma mère m’avait tant de fois répété que j’étais laide (…) que je m’étais juré d’acquérir assez d’esprit pour faire oublier ce qui me manquait, assez d’amabilité pour me rendre jolie. » La lecture et l’écriture seront les seuls miroirs dans lesquels tu pourras sans réserve, te mirer.
De deuil en deuil, ces sept années te feront orpheline. Ton père est mort par accident, te laissant à douze ans, seule, malgré l’entourage familial. Il était celui avec qui tu partageais la vérité de ton caractère, qui encourageait ta liberté de mouvement et d’esprit. Ton extrême sensibilité, la profondeur de ta tristesse, te portent au désespoir que tu ne surmontes que par cet engagement secret envers ton cher disparu : « je lui promettais d’être digne de lui, forte quoique femme, de rester au-dessus des mesquines vanités et des étroites exigences de la société ; je lui promettais d’être grande et noble non pas selon les proportions du monde, mais selon ses idées, selon son souvenir qui devenaient ma conscience, et je gardai pour devise sa devise : Fais ce que dois, advienne que pourra. »
Pas plus que celle des pensées, l’expression des sentiments ne semble acceptable dans ce monde gouverné selon les caprices des hommes et qui demande aux femmes un contrôle permanent d’elles-mêmes. Ce qu’il t’est refusé de dire, tu l’écris. L’écriture est pour toi ce refuge où il n’est plus interdit de penser, de sentir, d’être soi. Ton époque est encore épistolaire ; tu cherches ton style en écrivant des lettres à ta mère avec laquelle il t’est bien difficile de communiquer : « j’aimais beaucoup ma mère, mais je la craignais un peu et surtout, je n’osais lui exprimer mon affection. » Ta mère, si tendre pour ta petite sœur, est incapable de te dire qu’elle t’aime, si ce n’est brièvement, au seuil de sa mort en 1835. D’ailleurs, tes lettres cessent puisqu’elles sont tournées en ridicule ou sources de réprimandes. Caroline ne te comprend pas, elle te reproche ton « originalité », tes « folies », ton « extravagance », défauts inacceptables à ses yeux, et qui la font « souffrir ». Pourtant, ta mère elle-même fit preuve d’indépendance en décidant de se remarier, par amour, avec Eugène de Coëhorn que tu décris de manière toute romantique comme : « un jeune homme élégant, beau, aimable, plein d’un esprit chevaleresque, et qui transformait l’homme de notre époque en héros du moyen âge. » Hâtif, avec un homme plus jeune, fils d’un général d’Empire, vosgien et protestant, je ne sais ce qui fit du remariage de ta mère l’objet de la « réprobation muette de la société. » Pas de charivari dans ton milieu policé, mais un blâme réel bien que discret, qui ajouta à ta souffrance de l’infidélité faite à ton père.
À l’adolescence, ton observation de la société s’affine. Tu as l’impression de « vivre en sauvage au milieu de tout ce monde » et tu te fais critique de la comédie mondaine qui se joue autour de toi. À Villers-Hellon, dans la maison de ton grand-père, se succèdent les composants de l’élite hétéroclite de cette époque de transition : on y reçoit Talleyrand un jour, le duc d’Orléans un autre, des représentants de l’ancienne aristocratie comme de l’aristocratie toute fraîche que tu te plais à railler de ta plume affûtée, en la ridicule personne de « madame de Montbreton, fille d’un farinier de Beauvais » : « elle fut mise en prison durant la Terreur, et, fondant sa noblesse sur cette persécution, voulut être non seulement une pauvre mais une noble victime. Pour orner le nom de Montbreton pris ou trouvé je ne sais où, elle acheta sous l’Empire, avec ses beaux deniers enfarinés, le titre de comtesse et plus tard obtint pour son mari la place d’écuyer cavalcadour de la princesse Borghèse. » Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas, pour toi, de juger les gens sur leur quartiers et leur degré de sang bleu. Tu révèles un attachement absolu à l’authenticité.
Tu hais la fausseté et l’égoïsme, rends grâce au « luxe du cœur à la place de tout le luxe de la fortune ou de la vanité. » Ton grand-père est pour toi exemplaire. Attentif et prévenant, anticipant d’un demi-siècle sur l’Art d’être grand-père de Victor Hugo, il tient son rôle de maître protecteur, prend les risques qui conviennent à ses devoirs de propriétaire pour secourir « ses » paysans pendant la pandémie de choléra : « Mon bon grand-père fut admirable de prévoyance et de courage : il fit venir un jeune médecin de Paris, transforma son château en une pharmacie où les malheureux malades trouvaient tout ce qui pouvait les soulager. (…) On portait des secours dans les greniers, on allait consoler les orphelins, les veuves, les pauvres mères : tout cela était affreux mais le dévouement de mon noble grand-père fut enfin béni par le succès ; quelques uns de nos bons paysans furent préservés, un grand nombre de nos malades guéris, et tous nos pauvres morts reçurent les soins de leurs familles, les secours de la médecine, les consolations de la religion. » Tu préfères ce paternalisme sincère à la petitesse d’une Montbreton qui « n’existait que pour se préserver de la mort, avait horreur des malades, des malheureux; et ne voyait pas ses amis quand ils étaient en deuil. »
J’ai dit que les réalités sociales t’importaient peu. Je me trompais. Du moins, tes préoccupations sont politiques. Dans tes Mémoires, si tu ne racontes pas les discussions qui devaient avoir lieu dans le salon de ton grand-père, c’est que les enfants étaient envoyés dans leurs chambres quand les adultes se mettaient à causer sérieusement. Ton père au moins a entretenu en toi le souvenir de l’Empereur et sans doute aussi de la Révolution. Tu lis les journaux et l’on sait que la liberté de la presse fut un combat important sous la Restauration. La presse d’opposition, que le pouvoir accusait de provoquer des désordres et t’attenter à la sûreté de l’État, Charles X voulut la museler en rétablissant l’autorisation préalable. Tu es chez ton beau-père quand tu apprends la Révolution de juillet, les « trois glorieuses » journées d’été, les barricades parisiennes qui mirent un terme au règne des Bourbons : « Tout à coup, le canon de juillet retentit dans les Vosges, et la presse nous envoie les bulletins d’un peuple de héros ; c’était incroyable, c’était sublime : en trois jours des ouvriers, des jeunes gens, des enfants vengent la liberté, renversent le trône, rendent à la France ses trois couleurs. (…) Quels beaux jours ! Quels grands hommes ! (…) Cette révolution, cette gloire me firent comprendre la liberté des peuples, l’amour et l’orgueil de la patrie. » Ton enthousiasme est modéré pour la personne de Louis-Philippe que tu trouves trop vieux pour cette « jeune France » : la jeunesse s’impatiente dans cette société tenue par des vieillards. Il est intense pour les « orateurs de gauche » qui avaient ton admiration : « enfin ma tête s’exalta, et ma pensée devient si républicaine que ma mère trouva prudent de m’interdire les journaux et me défendit de m’occuper de politique, sans pouvoir effacer l’impression profonde que ces grands événements avaient déposée dans mon esprit. »
Interdite de révéler tes pensées, d’exprimer la force de tes sentiments et de tes idées politiques, il te reste les bals. C’est par la danse que tu fais ton « entrée dans le monde » à dix-huit ans. Heureusement, tu l’aimes et la pratiques bien. Mais les mondanités te pèsent : « la partie causante du bal m’était odieuse ; je ne savais pas redire des phrases toutes faites, et m’a mère m’avait défendu un si grand nombre de sujets de conversation, qu’il ne me restait que la possibilité d’être bête, comme la pluie et le beau temps dont se composait mon vocabulaire, ou bien de rester muette à l’instar des plus stupides. »
Au seuil de l’âge adulte, tu te présentes comme une jeune fille encore enfant. Tu as compris ce que la société attend de toi : te montrer autre que celle que tu es. Tu préfères le silence au mensonge : « j’étais muette car je savais qu’une fille doit s’occuper des autres sans prétendre les occuper d’elle, et qu’elle doit se servir de son bon sens pour écouter avec grâce et se taire avec esprit. » Peut-on vivre une vie sans orage, en gardant au fond de soi ses idées personnelles telles des « idoles » à vénérer en secret ? Solitaire, dépourvue d’amis et de confidents, orpheline, tu ne peux compter que sur toi-même : « Mon esprit est entêté, volontaire, orgueilleux ; mon cœur seul le domine, et c’est par lui que je puis me diriger. »
Marie Lafarge (3) : liberté chérie, une fillette sous la Restauration