Pourtant c'est ce que font tous êtres vivants, à quelque chose près: ce sont des éléments de la réalité effective donc pour accéder au reste de cette réalité ils en passent par elle à travers eux. Du point de vue subjectif d'un être vivant la réalité se divise en trois parties: soi, le reste, quelque chose entre soi et le reste. pour un observateur extérieur objectif tout segment large de la réalité est assez homogène, tout segment restreint parfois hétérogène mais en ce cas assez également réparti, pour le dire autrement un être vivant ne se différencie pas de son milieu, il y est homologue, il n'y a pas de solution de continuité très déterminée entre les deux. Pour un “observateur participant”, un être vivant, sa perception de ce qui est du vivant dépend de sa capacité de discernement et d'interprétation de la réalité effective, pour exemple, avant l'invention du microscope on pouvait par certains indices supposer un vivant de taille très réduite, microscopique, mais perceptivement, pour un humain le moindre vivant discernable était de la dimension du ciron, un gros acarien d'au moins 0,5mm de long et 0,2mm de large, donc une taille macroscopique.
La faible différence entre un être vivant et son milieu réside dans ce “quelque chose entre soi et le reste” qui sépare “soi” et “le reste”, une membrane peu perméable et très résistante ou très résiliente. Pour vivre et survivre un être vivant doit à la fois se préserver du “reste” et interagir avec lui. Il doit donc pouvoir déterminer quelle est l'action la plus appropriée à un instant donné. Pour ce faire le moyen est assez simple mais plus ou moins efficace: disposer des senseurs sur la face interne de la membrane et des capteurs sur sa face externe, leur interaction donnant des informations sur ce qui se passe au-delà et avoir ainsi une bonne hypothèse sur l'action la plus appropriée – mais ça reste une hypothèse, assez régulièrement démentie.
La limite de cette méthode vient de ce que la perception du “reste” en donne une image inexacte et inversée: “le reste” a quatre dimensions, sa captation le réduit à une ou deux dimensions, et les senseurs sont “en miroir”. Pour exemple l'œil, qui traite le signal lumineux de la même manière qu'une caméra: une abstraction plane, en négatif et inversée en une série de photogrammes discontinus d'une réalité extérieure quadridimensionnelle continue. Bien sûr il y a des corrections internes qui permettent de restituer une équivalence plus exacte, notamment, pour les humains et une bonne part des vertébrés, un “câblage” doublement corrigé, pour la vison toujours le fait que le nerf optique subit une torsion avant de se relier au cerveau et que le site de réception de chaque œil est du côté opposé à sa position – le gauche à droite et réciproquement – ce qui permet à la zone de traitement du signal de recevoir une image rétablie et de n'avoir alors qu'à restituer une image en trois dimensions, la quatrième, le temps (la durée) étant restituée par la rapide succession des “captures de sensation”. Reste que cette reconstitution, pour plus fiable soit-elle, n'est qu'une approximation de la réalité effective. Il m'arrive de prendre l'exemple du télescope qui, le temps passant et notre connaissance plus précise de la réalité observable aidant, a beaucoup évolué depuis Galilée. Comme je le dis en ces cas, le télescope ne voit rien, c'est l'humain derrière la zone de réception du signal qui voit, en revanche il augmente nettement la capacité perceptive de l'humain, d'abord par un procédé d'amplification d'un signal similaire à celui reçu par l'œil, qui permet de voir les planètes comme des points lumineux sur une sorte de toile, la “voûte céleste”, mais comme un volume dans un espace, ensuite par un procédé structurellement similaire mais dans une frange plus large du spectre électromagnétique qui augmente encore la précision dans les détails, puis plus récemment avec un procédé structurellement différent, avec deux ou trois points d'observation distants qui, par triangulation, permet d'obtenir des informations beaucoup plus précises sur la distance et le mouvement des objets observés.
Ce qui permet aux humains d'avoir toujours plus de discernement est aussi ce qui contribue à les faire mettre en doute la réalité: plus on augmente ses capacités perceptives à l'aide d'extensions, de prothèses, plus on a conscience de ses limites de compréhension de la réalité. Avant l'invention de ces deux instruments d'exploration du réel que sont le microscope et le télescope, ce n'est que par observations indirectes, par expériences de pensée et par calcul qu'on peut supposer qu'il y a des êtres et des objets de moindre dimension que le ciron et une configuration de l'univers autre que celle ptoléméenne, plus étendue et d'organisation autre que la Terre comme centre de cet univers. Mais chaque nouvelle extension de nos capacités instrumentales nous fait chaque fois plus comprendre qu'il en reste beaucoup à découvrir, et chaque fois plus mesurer nos faibles capacités propres à percevoir et comprendre.
De manière immédiate l'univers nous apparaît transparent mais cette capacité nouvelle que le langage humain nous apporte, “échanger nos points de vue”, communiquer et nous faire communiquer des informations sur une réalité à partir d'un autre point que celui d'où nous observons, le rend opaque en ce sens que nous pouvons alors comprendre que ce que nous percevons ne correspond que très partiellement à ce qui est. L'assez long processus que je nomme humanisation, qui permet à un individu de, peut-on dire, “entrer dans la parole”, ce que signifie proprement l'expression “sortir de l'enfance” – un enfant, un infans, est selon l'étymologie latine un individu “hors de la parole” –, fait entrer dans “une autre réalité”, celle symbolique. Pour exemple, une société telle que la France n'a pas de réalité objective, elle existe mais seulement par le consentement de ses membres à cette fiction: dans l'immédiateté des choses je ne suis relié qu'à mon environnement proche, celui dans lequel je peux me projeter de manière vraisemblable, anticiper la réalisation de mes actes à venir; accepter cette réalité symbolique d'une “société France” implique d'accepter la fiction que l'ensemble des personnes présentes sur un vaste territoire sont “un seul corps” et agit “d'un même mouvement” sur une durée très importante, bien au-delà des anticipations que je peux faire pour moi, en fait, je suppose que la France, dans ses métamorphoses à venir, restera probablement une entité assez égale bien après ma disparition, et même restera la ce qu'elle est si demain ou dans un an je faisais sécession et me rendais pour un temps ou pour toujours dans une autre société – même le fait de cesser de croire que je suis une partie de cette entité ne fera pas que je cesserai d'accepter qu'elle existe. Cela va d'ailleurs bien au-delà, pour exemple je suis né dans un État qui formait un territoire discontinu d'environ sept millions de kilomètres carrés composé d'entités secondaires sur tous les continents, mes parents sont né dans une entité à-peu-près deux fois plus large qu'elle ne l'était à ma naissance, et quand j'ai eu trois ans elle s'était réduite à cinq cent cinquante mille kilomètres carrés, avant la naissance de mes parents cette entité a connu des réductions et des extensions de superficie, mais j'accepte la fiction selon laquelle cette entité est continument la France depuis le début du XV° siècle voire le début du XIII° siècle.
La question est précisément celle de la fiction: la réalité symbolique est une fiction mais une fiction effective, elle “réalise des choses”. Pour prendre un exemple trivial, si j'achète un meuble en kit je peux tenter de découvrir par essais successifs une manière plus ou moins exacte de le monter, ou je peux lire le mode d'emploi qui me décrit un processus linéaire précis pour parvenir rapidement au résultat souhaité de la manière dont une personne dont je ne sais rien a prévu que cela se fasse: le mode d'emploi comporte des symboles (lettres, chiffres, dessins...) qui ne sont pas l'objet à réaliser ni la suite des actions décrites mais un code qui me permet d'accéder à la “pensée” dans le passé d'un tiers absent, des clés vers une réalité autre, distante dans le temps et l'espace, pour accéder à la suite d'actions devant aboutir à la réalisation d'un objet encore dans le futur quand je démarre le processus. Le mode d'emploi est ce qu'on appelle un algorithme, un «ensemble de symboles et de procédés propres à un calcul». J'aurais plutôt écrit «propres à un processus» car si ses premières applications par le concepteur de la méthode, «Al Ḫuwārizmī, littéralement “celui de Huwārizm [territoire de l'Asie Centrale]”, surnom du mathématicien arabe du IXe s. Abdallāh Muhammad ibn Mūsā», furent arithmétiques, algébriques et mathématiques, elle a une portée bien plus générale, on peut nommer algorithme toute description d'un processus en ses étapes élémentaires, de ce point de vue une recette de cuisine est un bon exemple d'algorithme: on indique d'abord tout ce qui sera nécessaire pour la réaliser, les ingrédients et ustensiles, puis on décrit étape par étape les diverses actions nécessaires pour la réaliser effectivement. À considérer qu'un algorithme n'a pas toujours le même degré de précision, pour reprendre le cas de la recette de cuisine, selon qu'on la destine à un public naïf ou à cuisinier professionnel on détaillera plus ou moins – pas besoin de décrire tout le processus ni même les ingrédients à un professionnel quand on indiquera comme étape qu'il faut “faire une crème anglaise”. Ce qui va m'amener au thème de ce billet, la transparence et l'opacité, après une petit détour sur cette question des algorithmes.
Le mot “algorithme” est devenu opaque dans un contexte courant, celui des “médias”. Entre guillemets car en se restreignant à deux notions, les canaux de communication et les entreprises de médias, ce mot aussi est devenu opaque. Parler d'Internet comme d'un média reviendrai à parler du téléphone comme d'un média en mélangeant le moyen et ce qu'il transporte. De fait, ce qu'on place sous l'étiquette Internet, qui sur cette question de média correspond à sa face inter-communicationnelle, le Web, est un moyen de communication mais non un média si on intègre les contenus dans la définition. Un téléphone est un outil, un moyen, un instrument, une prothèse, son usage a priori est le transfert, disons, de données, au départ la voix, aujourd'hui toute donnée qui permette de communiquer entre humains, des informations sous n'importe quelle forme. Un téléphone ne sait, ne veut ni ne peut, c'est la personne qui en fait usage qui sait, veut et peut. On peut estimer que se servir d'un téléphone mobile comme détonateur de bombe télécommandée est un détournement d'usage, ou considérer que le seul usage valable est celui intentionnel de son utilisateur: un marteau n'est pas destiné à devenir une arme mais peut servir à cela, et ce sera un usage valable si efficace, par contre l'utilisateur peut s'en servir comme arme d'une manière que la société estimera invalide. Internet est un moyen, on peut s'en servir pour le “meilleur” ou pour le “pire”, certains “meilleurs” et “pires” ne sont pas jugés tels a priori par telle société et de ce point de vue c'est simplement une opinion; la personne qui a cette opinion peut, au motif du pire, demander à la société de punir, celle-ci évaluera la chose et tranchera en condamnation ou en non-lieu, cette personne peut aussi agresser en paroles ou en actes les supposés auteurs du pire et lesdits pourront à leur tour demander sanction sociale ou agir en retour en paroles ou en actes, en tout cas le Web ne sait, ne veut ni ne peut. Donc, les algorithmes.
Dans son usage courant ce mot est donc très souvent opaque, ce que je nomme (et d'autres aussi) un “mot magique”, quand on ne sait pas trop comment fonctionne un certain processus “informatique” ou “cybernétique” (autres mots magiques) on le qualifie d'algorithme, et le “moteur magique” qui le meut est une “intelligence artificielle”, là aussi un mot magique. Le cœur même de, disons, l'informatique, est l'algorithmique, laquelle est indépendante de la manière effective de la réaliser. La tâche d'un analyste-programmeur est avant tout l'analyse, la division d'une tâche à réaliser en autant d'étapes que nécessaire pour la mettre en œuvre. Une fois l'analyse faite, la programmation ne sera que la phase de traduction d'une analyse abstraite en application concrète, et peu importe le “langage de programmation” utilisé. Parler d'algorithme pour cette application est en partie abusif, certains langages de programmation sont conçus de telle manière que l'application suivra d'assez près l'analyse, d'autres obligent à des approximations assez loin de la logique algorithmique parce que leurs concepteurs ont visé à la simplification de leur côté, reportant une inutile et pénible complexité sur les programmeurs. La réalité symbolique est censément un compromis entre simplicité et complexité, trop de simplicité va vers la transparence, l'immédiateté, comme je l'écris parfois, la carte tend à se confondre avec le territoire, trop de complexité va vers l'opacité, la carte devient le territoire, dans l'un et l'autre cas le lien est alors très faible entre la carte et le territoire, le langage est trop univoque ou il ne renvoie qu'à lui-même.
Je développe beaucoup de modélisations – de représentations abstraites – des sociétés humaines, une assez récente concerne cette question de la carte, du territoire et de l'accès à l'une et à l'autre. Je dis souvent que j'ai beaucoup de réticences envers les spécialités “psys” et leurs catégories parce que trop souvent elles induisent une confusion entre la carte et le territoire, tendanciellement elles amènent à prendre la carte pour le territoire. Cela posé, on peut utiliser les catégories “psy” dans d'autres usages que la “psychologisation des individus”. Un auteur intéressant de ce point de vue est Jacques Lacan, sinon le fait qu'il a un discours “hermétique”, qui vise à élucider cette question de la carte et du territoire en donnant des clés d'interprétation mais d'une manière indirectement accessible. Je n'ai rien contre, sinon le fait qu'on doit disposer des clés d'accès aux clés d'interprétation pour, justement, y accéder. Cela dit je ne suis pas dupe de moi-même, toute critique que j'adresse à mes semblables vaut pour moi, dans tous les cas on doit disposer de clés d'accès aux clés d'interprétations, la langue nous permet d'interpréter la réalité mais pour cela il faut d'abord accéder à la langue.
Je ne connais pas le texte ou plus probablement le discours oral où Lacan énonça cette sentence, «L’inconscient est structuré comme un langage», mais du moins ai-je certaines clés d'accès qui me permettent d'y lire autre chose que ce qu'on pourrait nommer le sens immédiat. Première clé, Lacan aussi n'est pas dupe de lui-même et de ce fait est très souvent glosateur de ses propos, par exemple il sait que le mot “inconscient” a en français deux interprétations immédiates possibles parce que le préfixe “in-” a deux significations possibles, “dans, “dedans” et “non”, donc “l'inconscient” peut s'interpréter comme “le non conscient” ou “le conscient du dedans”, une “structure” est une forme native ou construite, donc “structuré” peut se lire “a la forme” ou “est construit”, du fait on a déjà quatre interprétations possibles,
le non conscient a la forme d'un langage
le conscient intérieur est construit comme un langage
le non conscient est construit comme un langage
le conscient intérieur a la forme d'un langage
Aucune de ces interprétations n'est valide, toutes sont valables. Pour proposer une interprétation valide il faudrait déployer toutes les significations latentes, toutes les acceptions possibles de chaque “atome” ou “monade”, pour exemple “conscient” a deux atomes, “con” et “scient”, en français “con” signifie entre autres “avec”, ou “contre” au sens de “proche de”, ou “idiot”, ou “sexe féminin”, “vulve” plus “vagin”, “scient” peut signifier “savant”, “connaissant“ et à l'oral “coupant comme une scie”, et chacune de ces interprétations est à son tour interprétable, d'où, une interprétation valide devrait explorer tous les sens latents de tous les atomes de sens de chaque définition, on déploierait alors tous les sens de tous les mots combinés de toutes les manières possibles. Autant dire qu'aucune interprétation valide n'est envisageable car si même on menait à bien cette œuvre en élucidant toute la langue française du moment où la sentence «L’inconscient est structuré comme un langage», le temps de l'explicitation et celui de sa lecture seront tels qu'entretemps la langue ne sera déjà plus la même – pour exemple, il y a cinq ou six lustres les mots “très” et “trop” étaient assez bien différenciés et peu de gens auraient dit «c'est trop bien» pour signifier «c'est très bien», en 2019 les deux phrases se valent pour quelqu'un de mon âge, pour quelques de moins de trente ans l'utilisation de “trop” est exclusive de “très” dans des phrases où “très” a un usage superlatif, comme dans le redoublement “très très bien” donc “plus que bien”. Comme en outre “inconscient” est devenu une monade, sont utilisation dans le langage courant lui ayant donné une signification inanalysable, indépendante de celles de ses formants, quelque chose comme «un objet à l'intérieur d'un individu dont celui-ci ignore être le porteur», pour reprendre les définitions du Trésor de la langue française – du TLF –, c'est l'«ensemble des phénomènes physiologiques et neuro-psychiques qui échappent totalement à la conscience du sujet» ou dans l'acception jungienne de l'“inconscient collectif”. l'«ensemble d'images, d'idées inconscientes (archétypes), communes à un groupe humain, transmises héréditairement et qui règlent les réactions de l'homme non pas en tant qu'individu mais en tant qu'être social». Dans les deux cas, il s'agit de quelque chose “dans l'individu” et “qui échappe à la conscience” – la signification psychologique ou psychanalytique “freudienne”.
La rupture entre Jung et Freud découle de leurs rapports propres à la carte et au territoire: pour Freud la relation va du territoire à la carte, pour Jung de la carte au territoire. N'étant ni “jungien” ni “freudien” j'ai tendance à postuler que le lien est ambivalent, selon le moment on lira le territoire avec la carte ou la carte avec le territoire. Une vérification réciproque: quand je préparerai un parcours, j'interpréterai la carte pour décider quel itinéraire sera le plus adéquat selon mes moyens de déplacement et le genre de voyage que j'envisage; une fois en voyage je comparerai les informations que je recueille dans le territoire avec ceux de la carte, ce qui me mènera éventuellement à l'interpréter autrement et à corriger le parcours anticipé en tenant compte d'éléments significatifs qu'elle ne comporte pas. Il existe une autre sentence intéressante, «la carte n'est pas le territoire», qui est réversible, «le territoire n'est pas la carte»: la relation étant ambivalente, s'arrêter au fait que la carte n'est pas le territoire peut laisser croire que le territoire est la carte. La conception “freudienne” de l'inconscient surtout tient compte de ce que «la carte n'est pas le territoire», celle jungienne, de ce que «le territoire n'est pas la carte». Soit précisé, cette fois freudienne entre guillemets et jungienne sans guillemets du fait que le freudisme comme doctrine ne découle pas nécessairement de ce que Freud a proposé, alors que la doctrine jungienne est déjà une interprétation, une réduction des propositions freudiennes au filtre de Jung.
Transparence et opacité... J'utilise depuis peu deux catégories “psy”, autisme et schizophrénie, pour désigner les approches qualifiées dans le précédent alinéa de freudienne et de jungienne. Pour qui s'intéresse vraiment à ces deux notions, et autrement que dans des approches tendanciellement “psychologiques” et “neurologiques”, ou idéalistes et matérialistes, autisme et schizophrénie “ça n'existe pas”.
Premier problème, dire d'un mot qu'il n'existe pas n'a pas de sens: un mot de la langue existe puisqu'on l'utilise. Les mots étant des réalités effectives, un mot dit ou écrit a une réalité objective, et il a cette réalité effective immédiate de provoquer une sensation auditive ou visuelle. Pour exemple, ceci:
太极图
Je ne sais pas pour vous, moi je ne puis attribuer de signification à ces dessins, ni les associer à des syllabes ou des sons, par contre ils ont cette réalité effective qui fait que quand mon œil se focalise sur le point où ils se trouvent, ces motifs sont apparents et visibles. Comme j'ai une petite connaissance du contexte où ce genre de réalités ont un usage linguistique, je peux déterminer qu'il s'agit d'idéogrammes “de type chinois” et qu'ils sont reliés à des sons ou des concepts en chinois, en mandchou, en coréen ou en japonais, probablement en d'autres langues (on peut à l'occasion s'en servir pour noter des sons “germano-latins”, pour exemple l'écrivain Cordwainer Smith, de son nom d'état-civil Paul Linebarger, utilisait à l'occasion la séquence “林白樂” qui est la translittération approximative de “Linebarger” – pour des raisons phonologiques les sons /r/ et /g/ sont difficilement prononçables par un Chinois ne parlant que cette langue, d'où l'approximation phonétique “Línbáilè”. Linebarger savait interpréter ces idéogrammes, d'où, comme dit dans l'article de Wikipédia, son premier pseudonyme d'écrivain). La première séquence d'idéogrammes, je puis aussi lui attribuer une valeur syllabique, “taìjítú”, et une signification, «figure du faîte suprême», et dire que c'est en outre du chinois, et non du japonais ou du coréen, parce que l'article de Wikipédia sur le taìjítú les mentionnent et précise que c'est du chinois, mais si par hasard je les voyais ailleurs sans explication, j'en serais de nouveau au cas initial, des idéogrammes de type chinois en usage pour noter plusieurs langues d'Extrême-Orient avec d'autres valeurs qu'en chinois (en japonais notamment ce ne sont pas des idéogrammes mais les éléments d'un syllabaire, si les trois signes “林 白 樂” y sont en usage ce sera pour noter les sons “Lín bái lè” et non le sens “forêt heureuse”. Cela dit, même en chinois on utilise parfois ces signes pour leur son et non pour leur sens, comme dans la translittération de mots non chinois), pour moi le chinois parlé ou écrit, et bien, “c'est du chinois“ – ou de l'hébreu ou du latin, selon l'expression toute faite qu'on préfère, c'est une langue que j'identifie comme “de la langue” sans pouvoir l'interpréter, sans avoir les clés d'accès à sa réalité symbolique. Dans mon cas “c'est du latin” ne vaut pas car sans la connaître très bien du moins cette langue ne m'est pas inaccessible, je peux interpréter ses sons et ses mots, mais assez peu ses phrases.
Un mot existe en outre, et bien, parce qu'il existe: que l'acception ordinaire de “algorithme” ne corresponde pas à celles retenues par un mathématicien, par un algébriste, par un logicien ou par un informaticien (analyste ou programmeur) et ne corresponde pas, de ce fait, à une “réalité algorithmique”, que le plus souvent ce soit un mot magique désignant quelque chose comme “l'inconnaissable”, “le mystérieux”, bref, la magie de l'époque (en des temps plus anciens la magie la plus notable était “l'électricité”, d'ailleurs assez clairement telle avec la notion de “fée électricité”), n'empêche son existence en soi et dans cet usage. C'est proprement ce que je nomme opacité: l'algorithme magique réfère à la réalité symbolique ou à la réalité imaginaire / imaginale, ce que l'on perçoit et comprend de la réalité extérieure, y compris symbolique, “l'image du monde” propre à chacun. L'algorithme magique se relie faiblement ou nullement à la réalité effective à laquelle la langue est censée renvoyer, au “territoire”, et se relie fortement à un ensemble magique, celui placé selon les cas sous l'étiquette “Internet”, ou “le Web” ou “le Net” ou “la Révolution Numérique” ou “la réalité virtuelle” (insubstantielle). Cet ensemble se relie lui aussi assez ou très faiblement à la réalité effective et objective qui permet l'existence de cet ensemble réel,objectif et effectif qui en est le vecteur, ce vaste réseau intégré de télécommunication qui permet de transmettre, de stocker, de présenter et d'évaluer un ensemble composite de ce qu'on peut nommer données et qui, organisées d'une certaine manière, permettent de réaliser indifféremment du texte, de l'image, du son, ou des objets en dirigeant des “périphériques” (écrans, hauts-parleurs, imprimantes, robots, etc.), en passant par des voies multiples (câbles métalliques, fibres dites optiques, ondes électromagnétiques diffuses ou denses – lasers –, etc) et des moyens divers (wifi, bluetooth, connexions ethernet câblées, antennes, satellites artificiels, etc.) qui ont tous la même manière d'émettre et de recevoir: convertir un signal continu et “photonique” en un signal discontinu et électronique, et inversement. Le premier est dit analogique parce que tout signal informationnel transite d'un objet à un autre sous une forme qu'on peut analyser comme ondulatoire, donc analogue formellement à l'onde électromagnétique, le second est dit numérique ou digital parce qu'il n'est pas analysé comme une onde mais comme une série de séquences d'émission de corpuscules chargés électriquement ou de non émission de ces corpuscules, des nombres ou des doigts et des non-nombres ou des espaces entre les doigts. La base formelle des données “numériques” est une suite de 1, donc un nombre, une donnée nombrable, et de 0 (de zéro), un non-nombre, une donnée non nombrable ou innombrable.
Autisme et schizophrénie existent comme “tableau clinique” mais non comme réalité univoque, les supposés autistes et supposés schizophrènes ont tous une caractéristique commune qui concerne leur rapport au langage, le “spectre autistique” concerne un rapport transparent, le “spectre schizophrénique” un rapport opaque au langage. Les langues humaines sont des instruments singuliers puisque la clé d'accès au langage est le langage lui-même, il joue le même rôle relativement aux groupes humains que celui de la membrane pour les individus, une interface entre les réalités intérieure et extérieure, sinon que c'est aussi une réalité extérieure – une réalité extérieure aux individus qui en ont l'usage. Parler ou écrire c'est modifier un segment de la réalité effective pour en faire le vecteur d'un segment de la réalité intérieure, communiquer “une partie de soi”. Ce que positivement l'on fait: on mobilise le soi pour agir de manière dirigée vers le non soi, c'est un transfert d'énergie discontinu qui se propage dans l'environnement d'une manière continue et ondulatoire et que les personnes visées vont convertir en interne en une série de transferts d'énergie ou de matière discontinus, des “impulsions”. Une analyse serrée de la chose donne une autre conception du phénomène, du début à la fin il est conjointement continu et discontinu, le son ne se propage pas d'un objet à un autre par une onde mais par une succession de mouvements sans direction précise, un mouvement brownien, un processus stochastique donc imprévisible, mais en partie prédictible. La source du son va exercer une pression dirigée sur son environnement qui induira un mouvement plus régulier dans un cône allant en s'élargissant assez vite pour se disperser dans toutes les directions et ne plus être différenciable de l'agitation moyenne du milieu de dispersion. Du côté de la réception on a un organe formé pour diriger les agitations venant le percuter vers une zone restreinte, le tympan, derrière lequel se trouve un appareil complexe qui lisse les sensations reçues pour les transformer en “une sorte d'onde”, les intervalles chargés électriquement représentant un haut, ceux non chargés un bas, la durée des intervalles représentant une fréquence, le signal devenant non significatif en-deçà d'une certaine charge. Exprimer la chose pour le son peut apparaître exact à beaucoup, le faire pour la lumière l'apparaîtra moins parce que beaucoup de personnes ont une représentation de l'univers qu'on dira “pré-quantique” et “pré-einsteinienne”, en gros l'univers newtonien avec quelques objets massifs dont certains avec une atmosphère, et du vide entre eux avec de loin en loin un atome ou une molécule. Or, l'univers einsteinien n'a pas une forme aussi définie que celui newtonien, et le vide quantique n'est pas le même genre de vide que celui de la mécanique classique, celle principalement développée au XIX° siècle.
La question qui occupe de longue date les “physiciens”, les explorateurs de la nature de l'univers, est celle des ondes. L'hypothèse ancienne est qu'une onde ne peut pas se diffuser dans un espace vide, qu'elle se propage dans un milieu suffisamment dense pour être portée de particule en particule d'une source à un récepteur. Mais de loin en loin on découvre des ondes qui semblent se diffuser sans milieu porteur, “dans le vide”. S'opposent alors les tenants de l'onde comme “énergie” qui est en un certain sens son propre milieu, d'autre nature que le milieu comme “matière”, et ceux d'un hypothétique “éther” qui serait une sorte de matière autre, une “substance insubstantielle”. Pendant une période plus ou moins longue des hypothèses plus ou moins fondées tentent de résoudre les contradictions internes des deux postulats, une onde qui se porte elle-même et une substance sans substance. Jusqu'à il y a un peu moins d'un siècle, précisément 1927 et la proposition du principe d'indétermination de Werner Heisenberg, il n'y eut pas de base théorique solide pour tenter de résoudre ces contradictions; par la suite l'hypothèse vérifiée empiriquement du vide quantique a permis de commencer à résoudre non plus les contradictions internes des deux postulats mais leur incompatibilité. Commencer à résoudre, et non pas résoudre, une nouvelle théorie de l'univers et une nouvelle théorie de la mécanique sont peut-être déjà là mais n'ont pas encore émergé – pour mémoire, entre le moment où celles actuelles sont apparues, le tout début du XX° siècle, et le moment où elles s'imposent comme celles les plus valides puis seules valides, il se passe vingt à trente ans, et beaucoup de découvertes empiriques faites durant les deux premières décennies du siècles et qui étaieront ces deux théories sont dues à des “traditionalistes”, des physiciens qui ont été formés et qui pensent dans le cadre de la théorie newtonienne et de la mécanique classique. Même les deux principaux initiateurs de ces théories, Einstein et Planck, sont des “classiques”, et Max Planck même ne participa guère au développement de la mécanique quantique et fut dans les premiers temps assez déconcerté par cette constante qui porte son nom et qui contredisait en partie la mécanique classique. N'étant pas physicien je n'ai aucune idée de ce qui pourrait aujourd'hui constituer l'étape théorique suivante mais je sais qu'elle est en cours de réalisation ou déjà réalisée, parce qu'il y a quelques trous un peu trop gros dans celle actuelle.
Dans l'étape actuelle on peut supposer un univers essentiellement plein – un univers “photonique”. Que ce soit vrai ou faux n'a pas d'importance, dans le domaine des sciences ça ne se pose pas en ces termes, une théorie est vérifiable ou falsifiable, c'est-à-dire qu'on peut développer des modèles et mettre en place des expériences qui vont confirmer ou infirmer ces modèles. Pour exemple, le boson de Higgs est une particule hypothétique dès 1964 et une part importante des découvertes et hypothèses en physique durant le dernier tiers du XX° siècle et les débuts du XXI° découlent du modèle qui le postule mais il faudra attendre 2012 pour avoir une preuve expérimentale de son existence. Disons que le fait de la propagation des ondes électromagnétiques et la confirmation empirique de l'hypothèse du vide quantique impliquent quelque chose comme un univers essentiellement plein de photons, qui sont pour un temps probablement assez court désormais une sorte d'éther, une “énergie”, et pleins aussi de son alternative “matière”, le neutrino, une particule curieuse, censément neutre comme son nom l'indique, mais ayant trois “saveurs” (voir l'article pour détails) qui portent le nom de particules non neutres, disons, une particule neutre qui selon les cas (précisément, selon sa masse) a des affinités avec certaines particules électriquement chargées à l'exclusion des autres. Vu la quantité phénoménale de neutrinos au cm² (pour ceux venant de notre étoile proche, Wikipédia le précise, «La Terre reçoit environ 65 milliards de neutrinos solaires par centimètre carré et par seconde»), et vu aussi la quantité phénoménale de photons que nous envoie le même astre, postuler que l'espace entre le Soleil et la Terre et assez au-delà est vide peut laisser dubitatif.
Bien sûr, ce ne serait qu'une étape, quelque chose comme l'amorce de la prochaine dispute entre tenants de l'éther et tenants du vide. Dans la situation présente, celle de ce début de XXI° siècle, le photon fait encore figure de la forme élémentaire “énergie” et le neutrino de celle “matière” mais c'est assez provisoire, manquent pour l'instant les démonstrations que, 1) photon et neutrino sont des cas l'un de l'autre, 2) ce ne sont pas des particules élémentaires, pour aller plus loin dans l'élucidation de l'univers. Eh! Jusqu'ici tout ce qui a fait figure de “plus petit quantum” de matière ou d'énergie est apparu par après comme composite, et jusqu'ici ce qui se trouvait entre les composants de la “plus petite particule” était “du vide”. Pas de raisons d'en rester là...
Mis à part le possible intérêt spéculatif de ce qui suit la mention «Parler ou écrire c'est modifier un segment de la réalité effective pour en faire le vecteur d'un segment de la réalité intérieure, communiquer “une partie de soi”» dans l'alinéa commençant par «Autisme et schizophrénie existent comme “tableau clinique” mais non comme réalité univoque», il s'agit surtout de mettre en évidence une certaine validité d'un autre passage entre ces deux-ci, «la clé d'accès au langage est le langage lui-même, il joue le même rôle relativement aux groupes humains que celui de la membrane pour les individus, une interface entre les réalités intérieure et extérieure, sinon que c'est aussi une réalité extérieure – une réalité extérieure aux individus qui en ont l'usage». Un humain est avec le langage dans une situation équivalente à une cellule relativement à la membrane de l'organisme dont elle participe: elle n'en connaît pas grand chose et le plus souvent elle n'en connaît rien. Pour une cellule du foie, si elle connaît assez bien ses voisines et a une faible conscience d'appartenir à un ensemble plus vaste, l'organe dont elle participe, en toute hypothèse, s'ils en racontent les histoires que peuvent lui susurrer un nerf ou un globule sur “le monde extérieur” doivent lui paraître pure fiction, des contes à dormir debout. Une société humaine est structurée comme un organisme, sinon le fait que chacun de ses membres est autonome et peut librement passer d'un “organe” à un autre. Il se trouve que beaucoup d'humains sont assez statiques et même quand ils se déplacent dans la société ou en dehors d'elle ont tendance à ne pas modifier leur point de vue.
L'autisme qu'on dira social est le fait de ne pas accéder pleinement au caractère symbolique du langage, donc de la société; du fait, dès que le “territoire” change, la “carte” devient inutilisable. Comme il se sait, les personnes cataloguées “autistes” ont cette tendance à ne pas accéder à un procédé très ordinaire de communication, la rhétorique, spécialement les “figures de style”, très productives dans la langue, métaphore, métonymie, comparaison, compositions de mots, allégories, etc. Une pomme est un fruit qui pousse dans l'air, donc une pomme de terre ça ne peut pas exister, ni une pomme qui pousse dans la terre ni une pomme qui serait en terre ne sont possibles; un homme n'est pas un lion donc une femme disant “mon lion superbe et généreux” en s'adressant à un homme, soit raconte n'importe quoi, soit s'adresse à un lion hors de vue, ce qui est aussi n'importe quoi parce que les lions ça ne parle pas donc ça ne peut pas comprendre ce qu'on leur dit. La schizophrénie sociale revient à n'accéder qu'à la part rhétorique du langage, tout alors est figure de style et ne se rattache à aucune réalité référentielle, le lion est toujours une “idée”, la pomme toujours un “concept”. Dès lors, tout est symbolique. Ces catégories d'autisme social et de schizophrénie sociale ne rendent bien sûr pas compte d'une attitude, disons, “réellement” autistique ou schizophrénique, c'est plus un mode général d'être au monde, j'ai une autre manière de décrire la chose et parle des Thomas et des Pierre, les premiers “ne croient que ce qu'ils voient”, les seconds “ne voient que ce qu'ils croient”. Globalement, il s'agit d'une séparation assez classique entre “matérialistes” et “idéalistes” ou entre “réalistes” et “nominalistes” (je précise, non le réalisme comme courant de pensée «qui affirme l’existence d’une réalité extérieure indépendante de notre esprit», et qui diffère aussi bien de l'idéalisme que du matérialisme, mais de ce courant de “philosophie du langage” associé à certains idéalismes que rend ce passage de l'article de Wikipédia, «la conception idéaliste platonicienne (nommée aussi réalisme dans la thèse: universalia sunt realia ante rem), selon laquelle ils ont une existence immanente a priori» – la citation latine peut se traduire en «les universaux sont des réalités qui précèdent les objets». Soit précisé, mais vous l'aurez probablement compris, bien que ne me prétende pas philosophe – j'ai quelques réticences envers ce mot – je me situe dans une orientation réaliste quant à ma réflexion sur, et bien, la réalité...) qui tiendrait le moyen terme sans être “et en même temps”© les deux, car comme le postule le principe d'indétermination d'Heisenberg cité précédemment, «il existe une limite fondamentale à la précision avec laquelle il est possible de connaître simultanément deux propriétés physiques d'une même particule; ces deux variables dites complémentaires peuvent être sa position et sa quantité de mouvement».
Contrairement à l'interprétation commune (et à ce que pourrait faire croire le nom utilisé le plus souvent de “principe d'incertitude”) il ne s'agit pas de poser qu'on ne peut pas connaître deux propriétés complémentaires en même temps mais plus simplement, pour reprendre la formule citée, qu'il y a une limite fondamentale à la précision avec laquelle il est possible de les connaître simultanément. Je me moque en l'affublant du pictogramme du copyright la notion assez floue du “et en même temps”© macronien, non tant parce qu'il me semble incompatible de mener une politique à la fois “de gauche” et “de droite” que parce qu'on ne peut pas strictement les mener “en même temps”, c'est, dira-t-on, compatible mais non simultané, on ne peut “et en même temps”© avancer et reculer, mais on peut alterner les deux et dans le cadre d'une société, avancer ici, reculer là, suivant les nécessités locales et les contextes. Par contre on ne peut pas déterminer à l'avance et durablement ce qui sera le plus adapté, ça se décide en cours de réalisation, si par exemple (cas actuel du “réacteur EPR” qui comme son nom initial ne l'indique pas est vaguement pressurisé et plus du tout européen, d'ailleurs l'article de Wikipédia précise que sous ces mêmes initiales le nom a évolué vers Evolutionary Power Reactor, un nom pas très décodable cela dit, genre “opaque”... Donc les EPR: pour l'heure un seul a été achevé, et ne correspond pas vraiment à ce qui était prévu, il se nomme bien EPR mais ne correspond plus vraiment au projet initial et surtout, bien que censément achevé, son démarrage est prévu seulement en janvier 2020, soit onze ans après la date initialement prévue. Tous les autres projets sont soit abandonnés, soit “en retard”, soit évanescents) on s'aperçoit qu'une “avancée” n'avance pas et à coup sûr n'avancera plus, on arrête ou on recule. Enfin, censément, mais les tenants d'un projet ont souvent du mal à se connecter à la réalité quand elle leur est défavorable... Outre cela, et sans ironie cette fois, il en va des sociétés comme du reste du vivant, elles ont globalement ou localement des cycles, des moments de progression, de station et de régression, jamais totalement séparés mais jamais totalement conjoints.
Pour revenir à mon sujet, le principe d'indétermination est une nouvelle version d'un vieux principe, appliqué cette fois à la mécanique quantique, qu'on peut nommer – que je nomme – triangulation, le fait que pour déterminer un objet physique ou conceptuel il faut trois points de référence, l'un pouvant être l'objet même. Ce que Ferdinand de Saussure formalisa pour la langue au début du XX° siècle dans son Cours de linguistique générale avec les notions de signifiant, de signifié et, pour la réalité effective de référent, pour celle subjective, d'image mentale. Image mentale et référent sont “en miroir”, signifiant et signifié sont deux points de référence, le premier “vers le référent”, le second “vers l'image mentale”; image mentale et référent sont des réalités stables, des “choses en soi” dirait un philosophe heideggerien, qui elles ne sont pas formellement identiques mais l'image mentale est un moyen d'identification du référent un “élément de la carte” associé à ce référent; selon la direction de la communication, de l'extérieur vers l'intérieur ou inversement, le signifiant sera la clé et le signifié le point d'accès quand on est récepteur, inversement quand on est émetteur. Factuellement, le langage n'est pas directement un point d'accès à la réalité effective, communiquer par le biais du langage n'est pas communiquer vers la réalité effective mais le faire vers un humain, soi ou un tiers, par le biais du langage qui en ce cas est la seule réalité effective prise en compte. Censément, on communique à propos de la réalité effective désignée, du référent, de fait c'est plus compliqué, on communique sur la langue même: quand j'écris ce texte il ne s'agit pas pour moi de “communiquer le référent”, qui est indépendant de ce que j'en dis, mais de communiquer sur ma représentation de ce référent, donc avant tout de parler de l'image mentale que je me forme de ce référent. Ladite image mentale est une abstraction, une simplification de la réalité, pour exemple si j'émets une opinion sur les vaches j'en ai une certaine représentation dépendante de ma fréquentation de représentants de l'espèce, de la connaissance plus ou moins précise que j'en ai et du contexte d'émission de mon propos; et bien sûr la compréhension des récepteurs dépendent aussi de leur représentation. Pour un jeune (ou un vieux) citadin par exemple, probable que voyant un bovin il le qualifiera de “vache” là où un rural même peu familier de l'espèce fera la différence entre “vache”, “bœuf” et “taureau”. Si on croise un bovin, cette différence aura son importance, on ne se comporte pas aussi librement face à un taureau qu'à une vache, face à une vache qu'à un bœuf, sinon à ses risques – et périls...
La communication au sein d'une espèce, spécialement d'une espèce sociale, concerne surtout le groupe, la société, et secondairement ses membres. Les langages humains peuvent favoriser le niveau de discernement de ses membres mais ça n'est pas leur fonction première, pour les humains comme pour les autres espèces sociales il s'agit à la fois de déterminer les positions des membres dans le groupe et d'augmenter le niveau de discernement de la société: une fourmi n'a pas intrinsèquement un niveau de discernement plus élevé que n'importe quel autre arthropode comparable, une fourmilière en a nettement plus que la simple addition du discernement de chacun de ses membres. Même si les travaux les plus récents sur les insectes sociaux corrigent beaucoup les appréciations assez mécanistes sur le comportement individuel de ces insectes et sur leur niveau d'autonomie, reste qu'ils sont largement tributaires de leurs conditionnements; et bien sûr plus les individus sont complexes, plus leur autonomie est élevée. Cela posé, les langages humains sont comme tous les autres langages d'espèces sociales, avant tout un outil de conditionnement des individus.
La notion de conditionnement a mauvaise presse, or vivre c'est être nécessairement conditionné, d'abord nativement par son patrimoine génétique, ensuite par l'apprentissage de comportements adaptés dans des contextes identifiables. J'ai coutume de l'écrire, ma compréhension de l'évolution du vivant n'est pas téléologique, reste que le processus de “dénaturalisation” a une certaine évidence. On peut qualifier de naturel tout ce qui se déroule de manière inconditionnelle dans l'univers, ce qui actuellement se dit “physique”, le mot grec φύσις “phusis”, signifie proprement “nature”, et désigne ce qui est et ce qui croît ou pousse, ce qui génère, produit ou donne naissance, bref, tout ce qui existe ou émerge sans intervention dirigée, est donc φυσικός,“phusikos”, ce qui concerne la nature en ce sens; le mot latin natura, “nature”, est plus restreint, il s'agit de la part proprement vitale, «ce qui donne naissance», quand les latins se mirent à l'école de la philosophie grecque ils importèrent les mots avec les notions et nommèrent physicus les “sciences naturelles” en un sens large, physica la “science de la nature”, de la “phusis”. Les choses changeant avec le temps la division se fait désormais entre “nature” et “culture”. Pour un latin pré-chrétien l'opposition ne se fait pas entre nature et culture mais entre nature et ars, artis, “art” ou “artifice”, ce que l'on cultive se rapporte à la nature, il s'agit de l'aider ou de la mettre en ordre, alors que les arts produisent des objets effectifs ou symboliques qui ne sont pas dans la nature ni dans la “phusis”. À un certain niveau, les langues sont “de l'ordre de la nature”, elles ont le même usage élémentaire que parmi les autres espèces sociales douées d'audition, l'identification du et au groupe - intéressant par exemple de savoir que certains cétacés sociaux pour lesquels la communication vocale est vitale pour la chasse ou l'alerte, en premier les dauphins, peuvent rejeter un membre de leur groupe qui, après un accident ou une maladie, a une modification de ses organes de phonation telle qu'ils ne sont plus “sur la même longueur d'onde”, plus aigüe ou plus grave que la fréquence commune au groupe, et qu'en sens inverse certains oiseaux “polyglottes”, notamment les étourneaux, ont la capacité d'imiter le “dialecte” d'un groupe d'oiseaux, de leur espèce ou non, donc d'émettre dans les fréquences et dans les modulations propres à ce groupe, ce qui les fait alors identifier comme membres de ce groupe.
Un humain nouveau-né a nativement la possibilité d'émettre tous les sons en usage dans toutes les langues mais bien avant de savoir parler il commence à restreindre son champ articulatoire par imprégnation, en privilégiant les sons en usage parmi les humains de son entourage. Soit précisé, la possibilité de changer de champ articulatoire se conserve assez longtemps, généralement jusqu'à sept ou huit ans de manière intuitive, jusqu'à une douzaine d'années même si moins aisément pour la plupart des humains, et pour certains beaucoup plus longtemps, puis les jeunes humains qui parlent usuellement plusieurs langues assez contrastées (p. ex., un enfant qui au sein de la famille a un parent arabophone et un autre francophone et qui dans la rue parlera en espagnol, à l'école en anglais) ont le plus souvent des hautes capacités d'apprentissage phonétique de nouvelles langues. En revanche, un humain qui à une période cruciale et sur une période assez longue, plusieurs années entre sa naissance et ses six à sept ans, n'est pas dans un milieu humain ou n'est pas imprégné, perdra la capacité d'acquérir un langage humain, au mieux saura-t-il parfois apprendre à prononcer des mots mais non à construire des phrases.
En théorie le processus d'humanisation consiste en une alternance de phases de conditionnement et de déconditionnement, en pratique c'est plus ou moins le cas, pour diverses raisons. De fait, beaucoup d'humains sont “autistés” ou “schizés”, soit parce que nativement ils n'ont pas de capacité d'humanisation suffisante pour les faire accéder au processus complet (à considérer que mes néologismes ne valent pas pour des personnes nativement “autistes” ou “schizoïdes”, il ne s'agit pas proprement de maladies ou de déficiences mais de modes d'être au monde non standards, le processus d'humanisation tient compte de ces “écarts à la norme” et développe des méthodes pour, disons, y pallier, sans que ça fonctionne toujours cela dit, il en va pour les écarts “psychiques” comme pour les écarts “somatiques”, ce qu'on nomme ordinairement déficiences ou handicaps, un des buts de la société est d'inventer des moyens ou méthodes pour permettre à un handicapé de mener une vie avec un faible écart à la norme), soit parce que les humains censés les humaniser trouvent un intérêt à ne pas le faire complètement. Lequel intérêt est: constituer pour eux la clé d'accès à la réalité symbolique ou à la réalité effective.
«Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée: car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en éloignent…» (René Descartes, Discours de la méthode, première partie).
Une méthode assez efficace pour induire autisme et schizophrénie sociaux consiste à réduire la pensée d'autrui, la transformer en slogan. Par exemple, réduire le premier alinéa du Discours de la méthode au début de sa première phrase, «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée». Il est plus intéressant pour un détenteur de clés d'avoir à sa main des “schizos” que des “autistes” mais une frange pas trop importante d'autistes peut avoir son intérêt. La question centrale est celle du contrôle: un “schizo” a une prévisibilité élevée, un “autiste” peut devenir assez imprévisible quand il se trouve dans un contexte inhabituel pour lui. La schizophrénie induite donnant de l'opacité à la réalité symbolique, au pire le “schizo” sera “catatonique”, il “interprètera”, mais ne disposant pas de la clé d'accès à la réalité effective pointée “interprètera en rond” et sera dans l'impuissance; au mieux il ne parviendra pas à donner de sens à ce qu'il lit ou entend; quel que soit le cas, il devra en passer par un porteur de clés pour “comprendre le sens” car seuls les porteurs de clés patenté savent interpréter vraiment, “donner le sens”. C'est le principe de l'hermétisme, il y a un sens exotérique, “l'apparence”, et un sens ésotérique, “l'essence”, et seuls les initiés ont accès au sens ésotérique. Ce principe tire partie de la structure des langues pour “diviser”, donc “régner”. Formellement ça ressemble à ce qui se pratique dans les “groupes de lecture”, les lieux même où l'on apprend à se déconditionner: la seule leçon du maître est de mettre en évidence les quatre points, “image mentale”, “signifié”, “signifiant” et “référent”, et la manière dont ils se relient.
Il m'est arrivé de l'écrire, “réalistes” et “nominalistes” ont les uns et les autres à la fois raison et tort, raison dans leur présupposé, tort car ils ne voient pas que ce ne sont que les deux monnaies d'un même lot et les deux faces d'une même monnaie. Pour un réaliste ou idéaliste la “vraie réalité” est du côté insubstantiel, l'image mentale et le signifié, pour un nominaliste ou matérialiste elle est du côté substantiel, le référent et le signifiant. Ces deux conceptions découlent d'une compréhension linéaire de l'univers, de la représentation d'un univers causal. Dans cette compréhension chaque effet a une cause, chaque cause a un effet. Dans une approche idéaliste la réalité extérieure est un effet de la réalité intérieure, dans une approche matérialiste la réalité intérieure est un effet de la réalité extérieure. Tout l'écart entre neuropsychologie et neurophysiologie, entre psychiatrie et psychologie.
Le réalisme linguistique postule que les mots, donc la langue, existent en soi et ont un lien substantiel aux réalités, le nominalisme n'est pas proprement une théorie sur les mots comme son nom pourrait le donner à croire mais sur leurs “lois de composition”, l'étymologie courante “nominal” avec suffixe “-isme” est douteuse, selon une autre étymologie plus vraisemblable il dérive du grec νόμος, “nomos”, “règle”, “loi”, ce qui paraît conséquent avec le contexte de développement de la doctrine, les tenants du nominalisme et d'autres courants proches étant des néo-aristotéliciens en rupture avec le courant dominant de l'époque, le néo-platonisme, dans cette bataille d'idées la question de la loi, des lois, est centrale. Toujours, pour les nominalistes il n'y a pas d'idées en soi – pas d'idée autonome ni à l'intérieur des individus. Comme dit au début de l'article de Wikipédia, le nominalisme «est une doctrine philosophique qui considère que les concepts sont des constructions humaines et que les noms qui s'y rapportent ne sont que conventions de langage. Les êtres ne sont pas intrinsèquement porteurs des concepts par lesquels nous les appréhendons». En caricaturant ces courants, le réalisme postule que «l'idée crée la réalité» entendue comme réalité sensible, le nominalisme, que « la réalité crée l'idée» – quoique, certains philosophes semblent, ou prétendent, penser exactement ainsi. Je caricature, les penseurs de ces courants ne sont pas des idiots simplificateurs de la réalité, sinon les exceptions mentionnées, ils savent aussi bien que ceux de mon courant, qu'on peut proprement dire réalistes (les “réalistes linguistiques” étant donc des idéalistes), que les rapports entre les réalités effective, symbolique et subjective ne sont pas simples et à sens unique, il s'agit plutôt d'une hypothèse sur “les causes”.
Ce que dit pour les sons vaut pour tout, tel qu'on peut le comprendre nous vivons dans un univers stochastique, même si c'est faux c'est statistiquement exact et en tout cas nettement plus exact que la représentation d'un univers causal. L'analyse en causes et effets dérive d'une perception ancienne, celle où nous dépendions de nos seuls sens pour nous représenter la réalité; même en ces temps, au moins à la mesure des temps historiques et proto-historiques, et même pour partie des temps préhistoriques (en gros, jusqu'aux débuts de la période dite néolithique), la conception générale de l'univers était plutôt une représentation d'un “monde” globalement stochastique, localement causal et d'un “univers” indéterminable. Ce qui m'amène à discuter des deux termes entre guillemets: originellement le monde, mundus, correspond plutôt à la deuxième acception de l'article du TLF, «Ensemble de tout ce qui existe sur terre, perçu par l'homme et le plus souvent en opposition avec lui»., sinon la mention «et le plus souvent en opposition avec lui», le mundus est plutôt l'ensemble des terres habitées, l'univers, universus, étant «ensemble, totalité; somme des choses existantes», ce qui correspond plus au mot grec qui motiva probablement cette acception tardive de universus, le cosmos, κόσμος, “l'univers ordonné”. Cela dit, il y a une certaine convergence de sens entre universus et κόσμος, puisque d'autres acceptions sont communes, comme “parure” et “bon ordre, discipline”. Puis, cette séparation n'est pas si nette parce qu'il y eut un premier rapprochement important entre cultures du pourtour méditerranéen, notamment mais pas seulement grecques et latines, au long du premier millénaire avant l'ère commune (les cultures grecques sont elles-mêmes composites et tardivement unifiées, surtout durant la période dite «époque hellénistique», qui comme son nom ne l'indique pas fut précisément un moment où les cités grecques perdirent leur autonomie et furent sous la domination de voisins entreprenants; comme le précise l'article de Wikipédia, ce nom dérive «d’un critère linguistique et culturel, à savoir l’accroissement spectaculaire des régions où l’on parle le grec (ἑλληνίζειν / hellênízein) et donc du phénomène d’expansion de l’hellénisme.». Si vous consultez l'article “hellénisme” vous constaterez que l'un au moins des rédacteurs de l'article sur cette période est tombé dans un travers mentionné sur ce terme, «par extension et abusivement, il arrive que l’on parle d’hellénisme à propos de l’époque hellénistique». Je laisse ce sujet de côté, il ne concerne pas celui de ce billet; dommage, ça serait intéressant de le creuser – je le ferai probablement dans un autre billet à peine commencé, «États, nations et empires»), puis un second par après, essentiellement à partir de la fin du II° siècle de l'ère commune, et d'autres par après mais du moins, le fonds conceptuel d'une bonne part des nations européennes est “gréco-latin”.
Dans le cadre de ce billet, et plus largement dans mes discussions sur ces questions, j'utilise le terme “monde” pour désigner cette petite partie de l'univers assez accessible aux humains, en gros la Terre et sa périphérie proche (la zone où se trouvent une bonne part des satellites artificiels, en gros trente-cinq à quarante mille kilomètres au-dessus de la surface), “univers” pour le monde et le reste. Je n'utilise guère ce terme mais l'on pourrait nommer “cosmos” la partie de l'univers à-peu-près connaissable dans sa structure perceptible. À dire vrai, autant je suis intéressé comme personne privée par le cosmos et par l'effort permanent des humains à l'étendre et augmenter leur connaissance sur lui, autant comme, disons, “penseur de la société”, je suis fort peu concerné par ce segment de la réalité. Puisque j'y suis, parlons de moi: vous l'aurez constaté ici, et dans d'autres billets si vous en avez lu, mes discours, surtout les plus longs, sont souvent décousus. Il y a une raison à cela: je déteste écrire, c'est un moyen de communiquer très pauvre. Faire des digressions me semble la seule manière valable de pallier à cette pauvreté du moyen dans ce labeur de “penseur de la société”, je ne vise pas à proposer des analyses certaines mais des pistes de réflexion, ce qui va avec ma certitude de ne pas connaître grand chose de la réalité: ce que je dis sur les humains me concerne, je veux seulement donner idée à qui me lira de ses propres limites, cela parce que je croise une majorité de personnes armées de certitudes indémontrables et trop souvent indémontrées, pour le dire mieux, fausses. Pour moi ça importe peu, être dans l'erreur est le lot commun, y persister une faute et parfois un crime, mais tant que ça ne m'atteint pas, libre à chacun de faire selon son idée. Par le fait, je suis beaucoup plus à l'aise dans les rapports directs, j'envie parfois certains pour leurs talents d'écriture (dit en un sens large, de mon point de vue tout moyen de communication indirect est une écriture, je pratique aussi la photo et en airais-je le talent, userais du dessin ou du film, dans tous les cas il s'agit d'une écriture, d'une réduction d'un moyen direct de communication) mais de l'autre bord ça ne change pas grand chose, le seul talent qui vaut est celui du lecteur et le meilleur scripteur ne peut changer cela.
Donc, autisme et schizophrénie sociaux. S'il oublie souvent être des animaux, du moins les humains ont oublié d'être bêtes. La méthode pour conditionner ses semblables et en faire des pseudo-autistes et pseudo-schizophrènes est bien connue, Platon les décrit sous les noms de rhétorique et de sophistique en un emploi péjoratif, la rhétorique est “l'art de parler, de composer un discours” et la sophistique “l'art de savoir, de connaître, d'apprendre”, en opposition à deux termes équivalents pour le sens mais marqués positivement dans, et bien, la rhétorique platonicienne, la “dialectique” qui est aussi l'art de parler, et la philosophie qui est aussi l'art de connaître. Sans vouloir être méchant mais par le fait en l'étant tout de même, Platon pratique ici un procédé de rhéteur, utiliser de termes de sens proche, l'un en usage chez un groupe adverse, l'autre dans son propre groupe, en les marquant du signe “négatif” et “positif” non parce que c'est exact mais parce que ça sert sa propre cause. Pour exemple, cet extrait de discours d'Emmanuel Macron:
«Ne parlez pas de répression ou de violences policières. Ces mots sont inacceptables dans un État de Droit! Vous êtes dans une société où il y a un État de Droit. La Police, elle répond à des lois qui ont été décidées par le Législateur, qui sont sous le contrôle du Législateur. Et donc, partout où en effet il y a de la violence, j'assume totalement que les forces de l'ordre soient en mesure, d'une part, de se protéger, et, d'autre part, de maintenir l'ordre public. L'ordre public, c'est ce qui permet à chacun d'exercer sa liberté d'opinion librement, d'aller manifester s'il le veut, de pouvoir s'exprimer». Extrait du grand débat à Gréoux-Les-Bains, 7 mars 2019. Repris du billet «LE PRESIDENT SOPHISTE» de Jacques Delivré.
Dans le même discours ou dans d'autres de l'exécutif les actes violents commis par les “forces de l'ordre” sont systématiquement rebaptisés “maintien de l'ordre” ou “réponses”, ceux non respectueux des règles nommés “erreurs” ou “bêtises” mais jamais “violences”, terme réservé aux manifestants. Bien sûr les détracteurs de l'exécutif inversent la rhétorique, et malgré le souhait de Macron parlent de “répression” et de “violences policières”. Bien sûr aussi, quoi qu'il en dise ces mots sont “acceptables” non pour ce qu'ils sont censés pointer de la réalité effective, il se peut que certains actes commis par les forces de l'ordre soient “mauvais”, un usage disproportionné ou illégitime de la force, ou non, par contre l'expression “violences policières” est très acceptable et fait partie des expressions bien formées en français contemporain. Ce qu'on place sous le terme de rhétorique dans l'acception du platonisme – et non celle en usage dans ce qu'on nommait “classe de rhétorique”, qu'on nomme aujourd'hui classe de première dans le cursus scolaire, l'art oratoire ou “bien parler” –, ce “mal parler” apparaît nettement dans cet extrait: à aucun moment Macron ne répond à l'interpellation sauf sur un point, l'utilisation des expressions “répression” et “violences policières”. Ce qui suit la première phrase est un double commentaire, une explication de texte et une explication de sa pratique. Les deux phrases qui suivent “expliquent” pourquoi “il ne faut pas parler”: parce que dans certains contextes il ne faut pas prononcer certains mots, il ne discute pas, ici comme par la suite, de la réalité effective mais d'une réalité discursive, celle de son propre discours; dans le fond comme dans la forme, dire «Ces mots sont inacceptables dans un État de Droit! Vous êtes dans une société où il y a un État de Droit» ne diffère guère d'une expression comme «On ne parle pas de corde dans la maison d'un pendu»: sensiblement, la compréhension de la notion “État de droit” par Macron et les membres de son exécutif, les ministres et leurs conseillers, n'est pas celle la plus courante. Dans l'article de Wikipédia il est défini comme «un concept juridique, philosophique et politique. Il implique la prééminence du droit sur le pouvoir politique dans un État et que tous, gouvernants et gouvernés, doivent obéir à la loi»; dans celui du site droitconstitutionnel.net on a ceci:
«On entend par État de Droit, un État dans lequel tous les individus ou collectivités ont leurs activités déterminées et sanctionnées par le droit.
Un État de droit s'oppose à un État où règne l'arbitraire, le bon plaisir du prince; bref, l'État où certaines personnes, autorités ne voient pas leurs activités et pouvoirs encadrés, limités par le droit. C'est l'État de police».
L'auteur de cette définition semble commenter lui-même les déclarations d'Emmanuel Macron, ou alors décrire le fonctionnement de la V° République qui à sa manière n'est pas proprement un État de droit: contrairement à ce qui se passe dans la plupart des démocraties où l'élaboration du droit découle de l'interaction entre les quatre ensembles du “corps social”, les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et l'État proprement dit, le souverain, en démocratie «tous les individus ou collectivités» qui le composent, puisqu'en démocratie le souverain est le peuple. Sans dire que Macron prône l'État de police, du moins gauchit-il la notion d'État de droit. Un autre membre éminent de l'exécutif actuel en France, le premier ministre Édouard Philippe, fit le 6 mars 2019 une sorte de glose anticipée des propos de son président en commentant les déclarations de Michelle Bachelet, Haut commissaire de l’Onu aux droits de l’Homme, sur le violence policières en France: «J’aime beaucoup entendre les conseils du Haut commissaire mais je rappelle qu’en France on est dans un État de droit et que la République à la fin elle est la plus forte». De son point de vue, “État de droit” et “République” semblent synonymes, or le terme “république” ne désigne pas un régime politique mais une organisation du pouvoir exécutif, comme le rappelle l'article de Wikipédia:
«La république désigne un mode de gouvernement dans lequel le pouvoir est exercé par des personnes élues. Une république est typiquement antonyme d'une monarchie héréditaire, mais n'est pas toujours synonyme de démocratie.».
J'aurais plutôt écrit qu'elle est antonyme d'une “aristocratie héréditaire ou vénale”, donc autre chose que l'aristocratie, le “pouvoir des meilleurs”, puisque la charge du gouvernement n'est pas nécessairement confiée aux meilleurs, la monarchie héréditaire n'est pas toujours contradictoire avec la république ou la démocratie. Non que ce soit toujours le cas dans une république... Autre remarque, dans une république les gouvernants ne sont pas toujours élus, outre les formes différentes de celles libérales où on a pu opter pour d'autres systèmes (tirage au sort, désignation par une instance de régulation...), même des républiques libérales (Italie, France, États-Unis...) ont des systèmes où le gouvernement est nommé, et ses membres pas toujours des élus – Emmanuel Macron même eut une carrière gouvernementale comme conseiller, membre de cabinets puis ministre sans avoir jamais été élu ni proprement avoir prouvé faire partie des meilleurs, il fut constamment “nommé par le prince”. En tout cas, le gouvernement actuel et autant que je puisse le comprendre tous ceux qui se succédèrent au cours des six à sept derniers lustres en France, en gros depuis le milieu de la décennie 1980, ont eu tendance à confondre l'État et le gouvernement, ce qui se marque notamment par la confusion entre démocratie et république. Emmanuel Macron parle dans cet extrait, non de l'État mais de l'administration. Intéressant notamment ce passage sur «les lois qui ont été décidées par le Législateur, qui sont sous le contrôle du Législateur»: formellement c'est le cas, effectivement la France ne fonctionne pas ainsi, la presque totalité des lois n'est pas proposée par le législatif mais par l'exécutif et contrôlée par lui ou par des instances issues de lui, les rares fois où le législateur nominal, les deux assemblées, a parfois un peu plus d'autonomie dans la proposition sont ceux où le le gouvernement dispose d'une majorité relative, les encore plus rares fois où il exerce pleinement sa fonction de contrôle, comme récemment l'Assemblée nationale puis le Sénat, l'exécutif n'en tient pas trop ou pas du tout compte. D'un sens Macron n'a pas tort, les lois sont décidées et contrôlées par le législateur, mais en ce cas il est juge et partie puisqu'en France le législateur est l'exécutif. À l'instar de ce que dit pour Platon, Emmanuel Macron use d'un procédé de rhéteur, et use non pas de termes de sens proche mais des mêmes termes en les marquant du signe “négatif” ou “positif” selon qu'il s'applique à un groupe adverse ou à son propre groupe, pour servir sa propre cause.
Bien sûr cette analyse découle du fait que je n'appartiens pas aux mêmes groupes d'affinités ou idéologiques que Macron et son gouvernement, et ne suis pas très sensible à ce genre de propagande, ni à toute propagande qui postule une identification entre l'État et l'exécutif et pour laquelle la république et la démocratie sont des synonymes. Quand on pratique ce genre de confusion, se dire “serviteur de l'État” quand on est membre des plus hautes instances de l'exécutif revient à se dire “serviteur de la République”, donc de soi-même. Seriez-vous sensible à ce genre de propagande, pas sûr que ma manière d'en parler vous convaincra, peut-être que, ne soutenant pas ou plus l'exécutif actuel vous accepterez mes propos sur le caractère sophistique du discours de ses principaux représentants, par contre si vous considérez que la France de 2019 est une démocratie ou que l'identification entre État et République ou entre République et démocratie (qui fondamentalement sont la même identification: l'État est l'autre nom du souverain et dans une démocratie le souverain est le peuple, le“démos”) sont valides, vous ne contesterez pas le fond de leur propos. Ce qui est assez logique, les chercheurs en psychosociologie ou en sociopsychologie ont mis en évidence depuis assez longtemps ces processus, disons, mentaux (plutôt comportementaux). Je vous conseille la lecture d'un document fort intéressant, un synthèse des principaux concepts en psychologie sociale du à Éva Louvet, chercheuse dans ce domaine. Je ne retrouve pas le document original, donc, désolé, je vous propose sa reprise sur mon site, et pour connaître un peu son autrice, je vous conseille cette entrevue. Dans le cadre de ce billet m'intéressent surtout ces concepts concernant l'attribution causale:
- Attribution causale: Inférence par laquelle nous expliquons les événements du monde social qui nous entoure (et plus particulièrement les comportements, que ce soit les siens ou ceux d’autrui).
- Attribution interne: Explication du comportement d’une personne par des facteurs liés à la personne elle-même, c’est à dire essentiellement ses intentions, mais aussi sa motivation (-> effort) et ses capacités.
- Attribution externe: Explication du comportement d’une personne par des facteurs extérieurs à la personne, tels que notamment les contraintes liées à la situation, la difficulté de la tâche et le hasard.
- Consensus: Comportement d’autres personnes dans la même situation. Un consensus élevé signifie que leur comportement est identique à celui de la personne-cible (personne dont on cherche à expliquer le comportement).
- Consistance: Comportement de la personne-cible dans le même type de situations, mais à d’autres moments. Une consistance élevée signifie que la personne manifeste le même comportement à d’autres moments.
- Différenciation: Comportement de la personne-cible dans d’autres situations. Une différenciation élevée signifie que la personne manifeste des comportements différents lorsque la situation change.
- Erreur fondamentale d’attribution: Tendance à surestimer l’importance des facteurs internes au détriment des facteurs externes lorsqu’il explique le comportement d’autrui.
- Hypothèse du monde juste: Tendance à croire que chacun «n’a que ce qu’il mérite».
- Norme d’internalité: Norme sociale qui consiste à valoriser les explications par des facteurs internes.
- Biais (ou divergence) acteur-observateur: Divergence dans le type d’attributions causales selon qu’on explique son propre comportement (acteur) ou celui des autres (observateur): tendance à attribuer ses comportements à des facteurs externes, ceux des autres à des facteurs internes.
- Biais d’auto-complaisance: Tendance à attribuer son succès à des causes internes et son échec à des causes externes.
M'intéressent aussi, dans la partie «Les relations intergroupes», les préjugés et discriminations:
- Préjugé: Attitude généralement négative à l’égard d’un individu sur la simple base de son appartenance à un groupe social donné.
- Discrimination: Comportements généralement négatif à l’égard d’un individu sur la simple base de son appartenance à un groupe social donné.
Ces définitions me semblent incomplètes car les préjugés et discriminations fonctionnent dans les deux sens et sont aussi “intragroupes”, favorables autant que défavorables «à l’égard d’un individu sur la simple base de son appartenance à un groupe social donné».
Et bien sûr, dans la partie «L’influence sociale», le conformisme, qui éclaire les autres concepts:
- Conformisme: Changement de comportement dans le sens du comportement d’un groupe (majoritaire); mise en adéquation de son comportement avec les normes sociales en vigueur.
- Influence informationnelle: Forme d’influence basée sur la prise en compte des réponses des autres à titre informatif. L’objectif de l’individu est de donner une réponse exacte. Il est influencé par les autres suite à un conflit cognitif.
- Influence normative: Forme d’influence basée sur le respect des normes établies par le groupe. L’objectif de l’individu est d’être accepté par le groupe, d’être jugé positivement par les autres membres du groupe, ou, tout du moins, d’éviter la désapprobation sociale. Il est influencé par les autres suite à un conflit motivationnel.
Les “attributions causales” posent bien des problèmes dont au moins deux importants:
- Dans un univers globalement stochastique supposer une causalité sur le long terme et/ou pour un groupe assez large ne peut déboucher que sur des hypothèses et prémisses mal fondées;
- On tend à appliquer à des tiers “autres” une attribution opposée à celle qu'on applique à soi et à des tiers “semblables”.
D'où ma mention sur la probable contestation du fond de mes propos si dans vos groupes d'appartenance l'identification entre État et République et entre République et démocratie sont de l'ordre du consensus. Dans ce cas, selon que l'instance de pouvoir est “de votre groupe” ou non vous tendrez, pour celle de votre groupe à attribuer ses difficultés à des facteurs externes, ses réussites à des facteurs internes, pour celle de groupes “autres” les attributions seront inverses. Pour prendre un cas ordinaire, et actuellement assez paradoxal, que le gouvernement soit “de gauche” ou “de droite” l'explication de ses réussites ou de ses échecs de même que les jugements sur ses décisions ou ses anticipations sera systématiquement symétrique selon qu'on soit partisan ou opposant de ce gouvernement, le paradoxe du moment étant que quoi que fasse ou ne fasse pas cet exécutif “et de gauche et de droite” il reçoit une salve presque unanime de contestations de la part de ses opposants, y compris quand il propose des lois ou des politiques issues directement du programme de tel de ses adversaires, mais aussi une salve presque unanime d'approbations ou à tout le moins un consentement muet de la part de ses soutiens. S'il y a souvent de la part des élus d'opposition un “jeu politique” comme l'on dit, pour le dire net de la mauvaise foi, ça devient plus étonnant pour ses soutiens, dont beaucoup étaient avant l'élection d'Emmanuel Macron affiliés à des partis censément “de gauche” ou “de droite”, ou d'une idéologie censément peu compatible avec celle de cet exécutif, notamment des idéologies anti-productivistes ou girondines. Un article récent de Mediapart, «Ex-LREM: “Les députés qui tiraient la sonnette d’alarme n’étaient pas entendus”», publié le 25 février 2019, donne idée du processus de conformisme, la «mise en adéquation de son comportement avec les normes sociales en vigueur», ici les normes internes du groupe.
Les cinq députés qui s'expriment disent tous que leurs désaccords sont très rapides, mi-juin à mi-juillet 2017; Jean-Michel Clément ne le date pas mais le projet de loi SILT est proposé dès le 22 juin 2017, donc son premier désaccord est de la même période. Les deux séquences suivantes, «La vie au sein du groupe LREM» et «L’autoritarisme et la gouvernance», confirment que la rupture effective a lieu très vite, dès les premiers désaccords ou au plus tard à la rentrée parlementaire de septembre 2017, mais on voit dans la séquence «La rupture» que les cinq quittent le mouvement ou se mettent en situation d'en être exclus seulement entre avril et décembre 2018. Addendum. En contraste, j'entendais ce matin, mardi 20 mars 2019 vers 8h sur France Culture (mes lecteurs savent déjà que c'est ma seule référence en matière de radio) l'économiste Thomas Porcher, ci-devant membre du mouvement “Place Publique”, expliquant qu'il a rompu avec ce mouvement dès son premier désaccord et suite au refus de ses responsables de tenir compte des opinions divergentes sur sa stratégie, alors même qu'il s'était vu en un premier temps offrir une proposition corruptrice car tentante – soi dit au passage, alors même qu'il venait d'expliquer que précisément il avait émis publiquement un avis défavorable malgré l'offre tentante, une place éligible dans une liste en cours d'élaboration pour les élections européennes, un “commentateur” n'a pu s'empêcher d'inverser les choses et “expliquer” son départ du mouvement par le dépit de n'avoir pas eu cette place... –, ce qui montre qu'on peut refuser d'avaler des couleuvres assez vite, dès lors que des points que l'on considère fondamentaux ne sont pas respectés, ni la contestation interne entendue. Fin de l'addendum. La déclaration de rupture de Frédérique Dumas «Je ne quitte pas Emmanuel Macron, je quitte La République En marche» est très éclairante, y compris par son titre. Ce qui me ramène à la transparence, à l'opacité et aux interprétations, et m'amène à une autre notion, celle d'échantillonnage.
De ce que j'en entends de leur part, beaucoup de mes semblables semblent considérer que leurs semblables comprennent les paroles comme eux-mêmes les comprennent, alors que nombre de situations problématiques à base d'incompréhension réciproque leurs démontrent le contraire. D'ailleurs nombre de blagues, plaisanteries, saynètes, sketches, pièces, films, romans tirent partie de cela pour faire naître le rire. Ce que dit pour le sens ou signifié de la phrase de Lacan «L’inconscient est structuré comme un langage», où “inconscient” a deux interprétations possibles, le non conscient” ou “le conscient du dedans”, de même “structuré” pouvant se lire “a la forme” ou “est construit”, et des quatre interprétations possibles de la phrase, pour rappel,
le non conscient a la forme d'un langage
le conscient intérieur est construit comme un langage
le non conscient est construit comme un langage
le conscient intérieur a la forme d'un langage
peut s'étendre au signifiant, à la séquence orale ou écrite. En phonétique on transcrirait cette séquence ainsi:
/lɛ̃kõsiãɛstrukturekomũlãgaʒ/
Pour les puristes cette transcription est dite phonologique, celles phonétiques sont conventionnellement placées entre crochets. Si le sujet vous intéresse je vous renvoie aux articles de Wikipédia sur la phonétique et la phonologie, dans le cadre de ce billet la différence importe peu. Pour un linguiste la langue n'est pas un objet simple et stable, les spécialistes (dont je fus) parlent de sciences du langage parce qu'on peut s'intéresser à divers aspects des langues – soit précisé, la phonétique n'est pas proprement une science mais plutôt une technique au service de certaines sciences du langage. Un linguiste transcrit un discours de la manière indiquée non pour emmerder les non spécialistes (comme peuvent le faire certains économistes qui masquent la faible scientificité de leur domaine en jargonnant pour lui donner une apparence de science) mais par nécessité fonctionnelle: une séquence “signifiante” ne se découpe pas a priori mais a posteriori, par échantillonnages. Bien sûr, en cours d'audition un locuteur va procéder à des découpages hypothétiques mais devra parfois réévaluer certaines hypothèses, par exemple on peut déterminer que la suite de sons /nõ/ est “un mot” mais ça peut aussi bien être “adverbe de négation” que “désignation d'une réalité”, habituellement notés ”non” et “nom”, le contexte le déterminera. Ou non. La séquence
/lənõnõɛtɛ̃nõ/
peut s'interpréter aussi bien
le non non est un non
le nom non est un nom
le non nom est un non
le non nom est un nom
le nom non est un nom
le nom nom est un nom
Entre autres possibilités. On se pose de longue dates des questions sur la traduction, on s'en pose moins sur un autre sujet, l'échantillonnage d'un discours à l'intérieur d'une langue. Factuellement, toute communication orale ou écrite est une traduction, un locuteur traduit une pensée en discours, un récepteur traduit un discours en pensée. Il y a quelque temps, vers la mi-novembre 2018, qu'une personne lisant certains de mes textes, en général des textes bien plus courts et lisibles que celui en cours, en avait dit que je fais de la “masturbation intellectuelle”. J'en ai tiré parti pour pratiquer un de mes sports favoris, l'auto-dérision, mais il y a aussi matière à faire une analyse plus sérieuse d'un certain rapport à la langue. Que voulait signifier cette personne? Que de son point de vue je pratiquais une sorte de “plaisir solitaire”, ce qui dans sa conception du monde s'identifie à la masturbation. Dans cette même conception du monde la masturbation “c'est mal” ergo ce que je fais “c'est mal”. Sans le jurer je suppose qu'elle ne prend pas cette sentence au sens littéral (pas encore eu l'occasion de le lui demander), je le suppose parce que je connais cette qualification et qu'on l'emploie, disons, pour désigner ce qui du point de vue de la personne qui émet ce jugement serait quelque chose comme “de l'intellectualisme”, ce qui correspond, dans la définition du TLF, à l'acception B:
«attitude qui consiste à accorder la prédominance aux solutions intellectuelles au point souvent de méconnaître les réalités».
Une acception qui s'éclaire ici de la remarque qui précède:
«“Ce terme [intellectualisme] est devenu très usuel dans les discussions philosophiques contemporaines; il y a, presque toujours, un sens péjoratif, apparenté à l'usage défavorable qui a été fait aussi du mot Intellectuel dans les discussions politiques” (Lal. 1968)» (l'ouvrage mentionné correspond à la dixième édition du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André Lalande).
Lire ou entendre un discours requiert un certain niveau de discernement, accéder à un roman de la collection Harlequin ou à un libelle d'Éric Zemmour ne requiert pas un très haut niveau, lire certains de mes discours en nécessite un nettement plus élevé. Cela ne signifie pas une plus haute intelligence, du moins du genre que peuvent mesurer les tests de QI; de “quotient intellectuel”, mais une connaissance plus étendue de la langue, on peut très bien disposer des clés d'interprétation nécessaires à une lecture commode de ce billet et ne pas briller par son intelligence. Pour moi discernement et intelligence sont des quasi-synonymes, sinon que ces termes ont leur propre signification qui diverge, un philologue peut avoir beaucoup de discernement et peu d'intelligence, à l'inverse l'intelligence ne nécessite pas nécessairement ce type discernement, qu'on dira instrumental, de même que l'est l'intelligence mesurée par les tests de QI. Pour comparaison, alors que le discours commenté ici d'Emmanuel Macron est assez lisiblement sophistique, on peut lire avec profit une auteur qui a une pratique beaucoup plus efficace de la chose, Carl Schmitt:
«Le concept d’État présuppose le concept de politique. La langue actuelle désigne sous le nom d’État le statut politique d’un peuple organisé légalement sur un territoire bien délimité. Mais nous n’avons là qu’une première périphrase et non une définition du concept d’État. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’en produire une dans cette étude qui traite de l’essence du politique. Peu nous importe ici la nature propre de l’État, machine ou organisme, personne ou institution, société ou communauté, entreprise ou ruche, voire “série fondamentale des procédures”. Ces définitions et ces images comportent toutes trop d’apriorismes sous forme d'interprétations, de significations surajoutées, de symboles et de constructions systématiques, pour fournir un point de départ adéquat à un exposé simple et élémentaire. L’État au sens strict du terme, l’État, phénomène historique, c’est un mode d’existence (un état) spécifique d’un peuple, celui qui fait loi aux moments décisifs, constituant ainsi, en regard des multiples statuts imaginables, tant individuels que collectifs, le Statut par excellence. Il n’est pas possible d’en dire plus pour le moment. Les éléments caractéristiques de cette représentation d’un peuple et de son statut se définissent à leur tour à partir du caractère politique qui leur est inhérent et ils échappent à l’entendement s’il y a erreur sur l’essence du politique» (La notion de politique, partie I «Étatisme et politique», premier alinéa).
Si vous ne le connaissez que peu ou pas ou n'avez qu'une vague notion de sa philosophie politique, ce début du texte de Schmitt peut ne pas vous paraître spécialement sophistique, ou d'une sophistique admissible, la rhétorique est un mode normal de communication, quand on dit ou écrit on veut entre autres choses convaincre, et pour ce faire la raison intervient peu, on convainc d'abord par la sensation et l'émotion. Bien sûr, on peut viser à l'argumentation par la raison mais on doit toujours en passer par la rhétorique pour ce motif élémentaire que la parole n'est pas la chose dont on parle mais un moyen de tenter d'y accéder. J'avais mentionné l'acception dénotative, neutre du terme “sophistique”, “l'art de savoir, de connaître, d'apprendre”, il en est une autre, celle la plus courante, «Qui est de la nature du sophisme; qui relève du sophisme», lequel est donné comme: «Argument, raisonnement qui, partant de prémisses vraies, ou considérées comme telles, et obéissant aux règles de la logique, aboutit à une conclusion inadmissible». La sophistique est alors l'art de présenter pour vrais des arguments faux ou non démontrés, cela sous les apparences du raisonnement logique. Il y a bien des manières de le faire, la plus courante est celle de l'autoréférence: on propose une définition de validité douteuse ou nulle pour un terme, à partir de laquelle on proposera sa propre définition, laquelle s'appuie, en complément ou le plus souvent en opposition, sur la première.
La rhétorique propre à Schmitt dans ce texte découle d'un postulat indémontré et, considérant la généalogie des termes, indémontrable, «Le concept d’État présuppose le concept de politique». Or, la politique est quelque chose comme “l'art de gouverner la cité”, la “polis”en grec πολις, pour citer l'étymologie donnée par le TLF, «Emprunté au lat. politicus, -a, -um “relatif au gouvernement des hommes”, du grec πολιτικος “de citoyen, qui concerne les citoyens, populaire, qui concerne l'État, public”», d'où l'on en peut conclure qu'historiquement et à l'inverse de ce que propose Schmitt, le concept de politique présuppose le concept d’État, dit autrement, on supposera mieux qu'il n'y a pas de gouvernement de la cité sans cité que de supposer qu'il n'y a pas de cité sans gouvernement de la cité, et on supposera encore mieux qu'il n'y a pas de prévalence de l'une sur l'autre, qu'il y a un rapport consubstantiel en la cité et son gouvernement, mais qu'en revanche si l'on doit fixer un ordre logique les règles du gouvernement ne peuvent être antérieures à l'existence de la cité. Dès lors qu'un discours se fixe comme objet de démontrer l'indémontrable, ici “la cause est la conséquence de l'effet”, pas trop besoin de poursuivre la lecture pour comprendre que ce sera une argumentation sophistique. Ce que montre tout de suite la seconde phrase, «La langue actuelle désigne sous le nom d’État le statut politique d’un peuple organisé légalement sur un territoire bien délimité».
Quel que soit cet “actuel de la langue”, une notion avec autant d'épaisseur historique que celle d'État ne peut à coup sûr pas recevoir une seule acception, postuler que «la langue actuelle désigne sous le nom d’État» une et une seule chose ne ressort à coup sûr pas du raisonnement logique, d'ailleurs Schmitt le signale juste après en précisant que «nous n’avons là qu’une première périphrase et non une définition du concept d’État». Mais en ne précisant pas qu'il est le seul et premier auteur de cette périphrase, qui n'est donc pas une définition mais un argument préparatoire dans sa rhétorique, ce que signale la phrase qui suit, «Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’en produire une dans cette étude qui traite de l’essence du politique»; en quelques phrases Carl Schmitt a posé les bases de sa réflexion à venir: le gouvernement de l'État précède l'existence de l'État, preuve en est que le terme concerne “le statut politique” d'une entité, donc que le politique précède le statut, mais nous ne définirons pas l'État qui est conséquence pour ne nous intéresser qu'à la politique, qui est cause, et même à la seule essence de cette cause, et non à son apparence – une rhétorique de type sophistique qui puise cependant son fond argumentaire dans les concepts de l'adversaire des sophistes, Platon. Intéressant de noter que par la suite “État”, “état” et “statut” sont donnés comme synonymes. Je ne suis pas très intéressé par la “pensée” de Carl Schmitt, je note simplement que le déroulé de son argumentaire de base est très “naturaliste” au pire sens du terme, assez lisiblement il va s'agir de parler de la “nature de l'État” en tant qu'«état de nature», seuls ceux ayant accès non à l'apparence mais à l'essence des choses, ici «l’essence du politique», ont moyen d'échapper à cet état de nature et de gouverner la cité. Cela dit, si vous souhaitez une clé de lecture de Schmitt je vous conseille Une entreprise de subversion du vocabulaire politique (analyse de la matrice notionnelle de Carl Schmitt) par Hélène Desbrousses. (un petit coup de promo gratuite pour le site leslibraires.fr, sauf rares cas j'achète mes bouquins en ligne ici).
Carl Schmitt m'intéresse pour deux choses, celle déjà discutée du caractère assez rhétorique et sophistique des ses travaux en philosophie politique et en philosophie du droit, et le fait qu'il a trouvé des relais pour un de ses concepts de base dans tout le spectre politique, l'opposition ami-ennemi considérée comme la base de “l'essence du politique”. Considérant ce début de La notion de politique on comprendra la logique implicite conduisant à ce concept: “le politique” étant premier, étant une essence, sa réalisation concrète étant une apparence (désolé, pas d'article de Wikipédia sur la question, à croire qu'on y préfère les essences – il s'agit ici de l'acception “philosophique et religieuse”, l'«aspect sensible de quelque chose, en ce qu'il s'oppose à son essence ou à sa substance». Brève remarque sur Wikipédia, en majorité ses rédacteurs sont résolument de leur temps, d'où cette notable préférence dans l'article sur l'essence comme concept des approches phénoménologiques et aristotéliciennes, y compris avec les considérations théologiques qui s'appuient sur le thomisme, donc la théologique néo-aristotélicienne, en rupture avec la longue tradition néo-platonicienne d'avant la scolastique. Autre brève remarque, l'apparence est tellement étrangère aux conceptions des rédacteurs de Wikipédia qu'elle ne figure plus que comme redirection vers une revue apparemment assez confidentielle, Apparence(s), mais n'est-ce qu'apparences? Cela dit, la revue a l'air intéressante) ou un accident (peu probable tant Schmitt est lisiblement néo-platonicien dans sa rhétorique), il s'agira d'en discerner la vérité par la dialectique, la “séparation discursive”.
Comme dit, la rhétorique est un mode normal de communication, et même quand on veut argumenter par la raison on doit en passer par elle parce que la parole n'est pas la chose dont on parle mais un moyen de tenter d'y accéder. Cependant, et si l'on accepte les notions platoniciennes (sans nécessairement accepter la philosophie de Platon) et aristotéliciennes, il y a une différence entre dialectique et rhétorique, la syllogistique employée doit s'appuyer sur des prémisses vraies au sens de démontrable. Que cela soit exact ou non, la prémisse le concept de politique présuppose le concept d’État est vraie car la cause y précède la conséquence, la prémisse le concept d’État présuppose le concept de politique est fausse car la conséquence y précède la cause. On peut proposer des développements faux à partir de prémisses vraies mais on ne peut proposer de développements vrais à partir de prémisses fausses, comme l'écrivit un de mes auteurs favoris, Gregory Bateson, «Lorsque l'épistémologie de base est pleine d'erreurs, ce qui en découle ne peut fatalement qu'être marqué par des contradictions internes ou avoir une portée très limitée. Autrement dit, d'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes». Il y ajoutait, «Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité – qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne». Ici on est plutôt dans le cas de la théologie chrétienne – si du moins le type de psychanalyse majoritaire aux États-Unis se différencie de cette théologie, comme le remarque aussi Bateson... Et bien, du coup je vous cite tout le passage:
«Les alcooliques sont des philosophes, dans le sens général où tous les êtres humains (et, en fait, tous les mammifères) sont guidés par des principes hautement abstraits, dont ils sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique. Le faux terme duquel on désigne d'ordinaire ces principes est celui de «sentiment».
Ce type de fausse nomination fleurit à l'intérieur de la tendance épistémologique anglo-saxonne à réifier ou à attribuer au corps tous les phénomènes mentaux qui sont périphériques à la conscience; et cette appellation est certainement renforcée par le fait qu'exercer et/ou se priver de l'exercice de ces principes s'accompagne souvent de sensations viscérales ou d'autres sensations corporelles. Pour ma part, je crois que c'est Pascal qui était dans le vrai en disant: «Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point».
On ne doit pas s'attendre à ce que l'alcoolique donne une image cohérente de lui-même. Lorsque l'épistémologie de base est pleine d'erreurs, ce qui en découle ne peut fatalement qu'être marqué par des contradictions internes ou avoir une portée très limitée. Autrement dit, d'un ensemble inconsistant d'axiomes, on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain.
C'est donc la fierté de l'alcoolique que j'examinerai, pour montrer que ce principe de comportement n'est qu'une conséquence de l'étrange épistémologie dualiste qui caractérise la civilisation occidentale». (Gregory Bateson, «La cybernétique du “soi”: une théorie de l'alcoolisme», dans Vers une écologie de l'esprit, volume I, Le Seuil, 1977)
Comme le remarque donc Bateson, «ce type de fausse nomination fleurit à l'intérieur de la tendance épistémologique anglo-saxonne à réifier ou à attribuer au corps tous les phénomènes mentaux qui sont périphériques à la conscience». D'où l'écart entre la psychanalyse dominante dans nombre de pays anglo-saxons et celles dominantes ailleurs, qui ne convergent pas non plus toujours cela dit: dans un pays comme les États-Unis il n'est pas très aisé de faire le partage entre psychiatrie, psychanalyse, médecine somatique et théologie chrétienne.
Ne connaissant que de loin les personnes citées, Édouard Philippe et Emmanuel Macron, je constate leur usage de la sophistique sans pouvoir déterminer si c'est ou non volontaire; selon ce que j'en puis comprendre, le second est plus sincère que le premier, ce qui expliquerait leurs fonctions dans l'appareil d'État: sauf à être d'une très haute intelligence on ne peut guère escompter accéder à la fonction de chef de l'État dans une société où cette fonction n'est pas que de représentation.
À suivre (peut-être...).
Ouvrir des clés avec des clés, la réalité avec la réalité...