Billet de blog 27 avril 2016

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Festival Cinélatino, Rencontres de Toulouse - Cinémas d'Amérique latine

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Entretien avec Juan Sebastián Quebrada, réalisateur de “Días Extraños”

Au mois de mars 2016, Juan Sebastián Quebrada était venu à Toulouse présenter son premier long métrage de fiction “Días Extraños” qui était en compétition officielle au festival Cinélatino, 28es Rencontres de Toulouse. Le film a reçu une mention spéciale du Grand Prix Coup de coeur lors de la cérémonie de clôture.

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Juan Sebastián Quebrada © Laura Morsch-Kihn assistée de Ingrid Castellanos

Cédric Lépine : Días extraños est ton premier long métrage. À la fois il contient cette force de la jeunesse et retranscrit une réalité très actuelle, et en même temps il bénéficie de l’appui de deux producteurs du nouveau souffle du cinéma argentin des années 1990 : Juan Villegas et Rodrigo Moreno. Il s’agit d’une génération cinématographique plus ancrée dans le réel, comme ce choix de filmer dans la rue pour Juan Villegas. Ton cinéma emprunte le même chemin, mais d’une autre manière. Comment vois-tu cela, dans ton film, ce mélange entre ta propre personnalité, ton propre style, et à la fois le fait qu’il s’ancre dans la réalité présente dans la lignée du cinéma argentin de la génération antérieure ?

Juan Sebastián Quebrada : Tout cela a surgi pour la bonne et simple raison que Juan Villegas et Rodrigo Moreno étaient mes professeurs lors d’un atelier de fin d’année. Dans ce cadre on faisait des exercices où ils nous encourageaient à filmer le plus possible. Jusque-là, je m’étais plutôt concentré sur le montage, et j’ai eu comme un petit blocage au moment où il a fallu passer à cette étape de “diriger”. J’avais filmé des choses en deuxième ou troisième année, et ça ne m’avait pas plu. Je ne souhaitais pas repasser à la direction et eux jouaient un peu les pères en me disant : “Filme, filme, filme !” À un moment donné ça m’a motivé et j’ai tourné la deuxième scène, la scène de sexe. Je l’ai présentée en classe, tout le monde a aimé, donc ils m’ont dit :”Filme plus, filme plus !” Ça s’est passé comme ça. En un sens, je sens une grande influence de leur part dans la méthode de production. Ils visaient plus ou moins une forme de cinéma qui permettait de tourner une fois par semaine : tu filmes, la même semaine tu fais le montage, tu regardes, tu montres ce que tu as filmé à tout le monde et il y en a quelques-uns qui te font part de leurs idées. Cette manière de faire me paraissait très atypique, ça n’était pas du tout comme s’asseoir à une table et écrire ton projet mais plus quelque chose qui marche à l’intuition, où l’on filme ce que l’on veut dans l’idée que notre proposition fera forcément surgir des choses. Je crois que l’intérêt de cet exercice était non pas d’imposer leur cinéma mais regarder quel style et quelle histoire chacun avait à proposer et en quelque sorte l’accompagner. Donc au départ ça a été un modèle de production très atypique, bien loin de nous asseoir pendant des mois pour réfléchir à une histoire à raconter et arriver avec un projet très clair. Pour moi c’était très important. Je viens juste de montrer le film en Colombie et les gens ont beaucoup aimé. Parce qu’en Colombie il y a toujours aujourd’hui une idée très solennelle du cinéma, avec l’idée d’essayer de faire plutôt des œuvres magistrales. Là on est dans autre chose, qui n’a pas cette prétention, quelque chose de plus petit, de plus simple et de plus sincère. Du coup j’ai un peu délaissé l’idée de faire du cinéma en Colombie. Je n’avais aucun budget, nous n’avions pas d’argent, on a loué deux petites lampes et on s’est débrouillé avec ça. Ce mode de production a été très développé en Argentine. Je sentais qu’à un moment on devait pouvoir faire du cinéma avec très peu, avec ce qui venait, sans se préoccuper d’avoir l’argent pour le faire, et ça c’est une idée qui n’est pas encore vraiment arrivée en Colombie où, pour faire du cinéma, il faut de l’argent. Mais je crois que c’est une des forces de mon film. Il y a peu de temps, un ami m’a dit que mon film était “le film du mal de l’étudiant”, que j’avais fait ce que j’avais envie, et qu’en Colombie le cinéma a quelque chose de plus respectueux. Bien sûr que non, c’est quelque chose avec lequel on peut aussi jouer, ça peut être beaucoup plus ludique que cela. Et je le sens comme quelque chose de bien, de beaucoup plus vivant. Ils ont d’ailleurs comparé mon film à un film de la Nouvelle Vague, comme s’il y avait quelque chose de vital dedans. Puis quand je suis passé au tournage, ils se sont impliqués pour m’aider un peu à articuler tout ça et pour que ça donne quelque chose. C’est le troisième film qui est sorti de cet atelier. En général, ce sont plutôt des films “de l’intérieur”, qui ressemblent plus à des documentaires d’autoréférence. Mon film était la première fiction qui sortait de cet atelier. Il y a donc toujours cette idée très présente de faire avec les choses qu’on a à portée de main et avec notre univers, c’est vraiment intéressant.

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© Montañero cine

Adeline Bourdillat : Comment s’est passé le casting ? Pourquoi as-tu choisi Luna Acosta et Juan Lugo ? Ce genre de choix n’est bien sûr jamais laissé au hasard, surtout qu’il y a un vrai travail sur la peau et la sensualité.

Cédric Lépine : On sent aussi beaucoup de complicité avec tes acteurs, la présence de leurs corps, dans leur manière de marcher dans la ville par exemple. Il y a une énergie et un rapprochement assez particuliers. Comment s’est passée la direction d’acteurs ?

Juan Sebastián Quebrada : L’acteur principal est mon cousin, et elle, c’est son amie. Ils ont déjà vécu ensemble, mais ce n’est pas un couple. Et moi aussi j’ai vécu pas mal de temps avec eux. J’ai toujours eu l’impression qu’ils avaient quelque chose d’intéressant, d’une certaine manière ils portent sur eux le fait qu’ils sont Colombiens mais ils ont aussi subi une certaine transformation. Je sentais que leurs corps, surtout son corps à elle, avait vécu une sorte de mutation où l’on peut retrouver la Colombie mais aussi Buenos Aires et d’autres quêtes. À un moment on passait tout notre temps libre ensemble, parce qu’on vivait dans des maisons voisines et on avait des amis communs. Beaucoup d’idées me sont venues comme ça, en les côtoyant. La scène où elle danse sur cette cumbia colombienne, c’est une soirée qu’on a passé ensemble. On avait tous un coup dans le nez, il devait être autour de 4 heures du matin : elle s’est mise à danser seule dans un coin, je l’ai vue et je me suis dit que ça devait absolument apparaître dans le film. Aussi parce qu’elle a quelque chose de très masculin, une beauté assez atypique pour une femme colombienne. La femme colombienne est toujours très maquillée, très propre sur elle, épilée, sur le modèle nord-américain, et la voir elle avec cette force, ces traits de visage prononcés, ces poils… J’étais un peu en exaltation, parce qu’en Colombie ça n’existe pas. En effet, les critiques en Colombie m’ont demandé pourquoi ils avaient tant de poils ! [Rires] Je voyais que ces personnes étaient en train de vivre une transformation, pas seulement mentale mais aussi dans leurs corps. Et c’est bien que les gens, surtout en Colombie, puissent voir ça. Mais surtout, ça s’est passé comme ça parce que plusieurs fois j’avais déjà écrit une partie du scénario, parce que je savais déjà le potentiel qu’ils avaient. Je n’aurais pas écrit une scène qu’ils n’auraient pas réussi à jouer, c’est surtout que d’avoir vécu avec eux tant de temps je savais déjà, et eux aussi. En faisant ainsi, par exemple au moment de voir leur manière de bouger quand ils marchent, ils commençaient à comprendre leur personnage. Du coup à certains moments ils se rendaient compte naturellement que leur personnage n’aurait pas pu faire telle ou telle chose. C’était vraiment beau, on est arrivé à un moment où l’on maîtrisait tous l’univers du film, donc les idées qu’eux apportaient étaient très bonnes aussi. On n’a fait quasiment aucun essai : les essais se faisaient presque tous devant la caméra. Ainsi il sort toujours quelque chose de nouveau et de beau, j’aime vraiment ça ! Parfois il arrive que pendant des essais il sorte quelque chose de bien, et quand on demande aux acteurs de refaire exactement la même chose ils n’y arrivent pas. C’était vraiment bien de faire les essais avec la caméra et la lumière déjà en place et rencontrer la scène de cette manière-là. Et comme j’ai une formation de montage je voyais la scène à travers le moniteur et je pouvais déjà anticiper où j’allais couper, combien de temps je souhaitais faire durer l’action, etc. Presque tout était écrit scène par scène. Ils le lisaient une fois et c’est tout, après, s’ils oubliaient des choses, c’était bien aussi.

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© Montañero cine

Cédric Lépine : Peut-être qu’en Argentine pour un Colombien il est plus facile de rencontrer une autre forme de liberté, celle d’affirmer sa propre identité. Et à la fois ça semble plus difficile parce qu’il faut la trouver, cette identité. L’homme est plutôt comme-ci, et la femme plutôt comme ça… C’est très enfermant, psychologiquement. Ton film apparaît comme un témoignage sur la liberté d’être soi-même, sur le fait d’affronter sa propre liberté. Et ça se sent aussi beaucoup dans les lieux du film. Parfois, ils ont besoin d’aller marcher en périphérie de la ville, presque en dehors, pour trouver leur univers et pouvoir être eux-mêmes. Qu’en penses-tu ?

Juan Sebastián Quebrada : Pour moi quitter sa terre c’est comme couper avec sa propre mère, comme changer de mère. C’est arriver dans un autre endroit et affirmer qu’on est libre à présent d’être qui l’on veut être. C’est assez complexe, parce qu’il s’agit aussi d’arriver dans un autre lieu sans les repères de son propre pays, tout à coup accepter qu’on ne se connaît pas tant qu’on le croyait, se rendre compte, peut-être, qu’on est finalement quelqu’un d’anxieux, de névrotique, ou autre. On découvre une partie de nous très obscure, mais à la fois un grand potentiel devant un horizon rempli de possibilités, ce qui est très stimulant. Ce que je sentais, c’est que ces deux personnages arrivent dans ce nouvel univers avec beaucoup d’illusions et de rêves, et ils en arrivent à une étape où les rêves se sont effondrés, ce qui leur donne aussi une certaine liberté, parce qu’ils n’ont pas de grands objectifs qui les tiennent. Bien enfoui sous leur carapace il y a un nihilisme terrible, qui fait qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent, mais au fond il y a beaucoup de peur et une petite voix qui dit : “Putain, mais qu’est-ce qu’on va faire de notre jeunesse ?” Je trouve qu’en Argentine cette angoisse se transforme souvent en ennui et en passivité, comme dans les plans où il ne se passe rien. Chez eux, il s’agit de la même angoisse et du même ennui mais dans une action continuelle. Ça leur donne le moyen de faire ce qu’ils veulent et ainsi de commencer à se rencontrer et se connaître eux-mêmes. Et pour moi c’est un peu ce qui se passe lorsque l’on arrive dans un lieu inconnu, on commence à essayer, “est-ce que ça sera ça, ou ça ?” Et ils sont là-dedans, ils essayent sans cesse, pour ouvrir leurs barrières affectives de couple et d’eux-mêmes, pour ouvrir leur potentiel, tout cela dans une anxiété terrible devant toute cette liberté. Je crois que ce type de liberté fait extrêmement peur. Et ensuite ils se rendent compte qu’il existe des schémas sociaux et que ce sont eux qui les limitent, qu’ils ne sont finalement pas si libres que cela.

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© Montañero cine

Cédric Lépine : Comment t’es-tu inspiré de la réalité sociale dans ton film ?

Adeline Bourdillat : Il semble qu’on puisse également faire un parallèle entre l’espace de la ville et l’espace de la relation entre les deux personnages. L’appartement, par exemple, peut être vu comme la représentation spatiale de la relation. Tout va de pire en pire, petit à petit tout tombe, tout se retrouve sali, tagué, détruit, jusqu’au chaos.

Juan Sebastián Quebrada : J’ai voulu m’alléger du réalisme. Je trouve que parfois quand on montre un certain réalisme le spectateur peut en arriver à se demander si on est dans la réalité ou pas, et à quel endroit exactement on se trouve. Par exemple, le cinéma colombien est toujours ancré dans la même réalité. Pour moi ne pas parler de la réalité, c’est presque comme un blasphème, ou comme vivre en dehors du réel. Le fait de faire un film en dehors de la Colombie m’a permis de ne pas parler de la réalité, de rester centré sur leur monde à eux, qui pour moi est une autre réalité, construite, où l’espace est leur univers à eux. L’espace montré n’est pas l’espace argentin mais l’espace qu’ils ont construit, eux. Pour moi c’est aussi une manière de se protéger face à un monde et à un espace inconnu. S’entourer d’une autre ou d’autres personnes, comme le fait un couple, c’est aussi une certaine manière de se protéger du monde extérieur. Ils sont en train de construire leur monde et leur espace à eux, mais qui se détruit au fur et à mesure de la relation. C’était donc aussi une manière de m’alléger de la réalité. Je le voyais comme quelque chose de plutôt nécessaire : on exige toujours des latino-américains qu’ils parlent de la réalité. C’est comme si proposer un cinéma intimiste ou qui parle de soi-même était un peu réservé aux Européens. Nous, on est enfermé dans notre réalité. On dirait que l’on attend toujours de nous que l’on parle de certaines réalités, surtout en Argentine, en Colombie aussi, même si un peu moins. Beaucoup des décisions de mise en scène que j’ai prises allaient dans le sens d’un allégement de la réalité, comme par exemple le noir et blanc. Réfléchir à comment nous représenter, et essayer de chercher et de rendre autre chose. Pour tout ça ma référence c’est Jim Jarmusch, pour les personnages, la force de la présence de leurs corps. Pour en revenir à l’espace, l’idée était de jouer un peu avec la ville, la construire et un peu aussi de cet état d’esprit. Pour moi le cinéma est aussi une négation de la réalité. Combien de fois je suis allé voir des films au cinéma, et au moment où je ressortais dans la rue, je me disais : “Ah, ça, c’est la réalité !” Et j’ai fait ce film un peu pour revenir à cette réalité qui n’existe pas réellement. Il m’est arrivé quelque chose d’assez intéressant à Carthagène [en Colombie]. Une fille a vu mon film, on s’est rencontré après mais elle ne savait pas que j’étais le réalisateur du film qu’elle venait de voir. Et elle m’a dit, énervée : “Ce film, c’est un mensonge ! Tout ça, ça n’existe pas, tout ça, ça ne s’est jamais passé !” Ça m’a fait me rappeler que quand j’ai fait ce film, je me disais sans cesse : “ Ça ne se passe pas dans la réalité. Pourquoi veux-tu filmer la réalité ? La réalité est là, dehors, on la vit tous les jours !” Et le cinéma offre cette possibilité, d’exacerber la réalité. Pour moi c’est une réalité plus exacerbée.

Entretien réalisé par Cédric Lépine et Adeline Bourdillat le 15 mars 2016 dans le cadre du festival Cinélatino de Toulouse. Traduit de l’espagnol par Adeline Bourdillat.

Pour en savoir plus :

Lire Entrevista con Juan Sebastián Quebrada, director de Días extraños, par Marie-Françoise Govin (entretien sur l'utilisation du noir & blanc dans Días extraños, en espagnol)

Lire Borderline - A propos de Días extraños de Juan Sebastián Quebrada, par Adeline Bourdillat (article en français)

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