
« Vous vous souviendrez de ça, les filles ? Hein, vous me promettez que vous vous en souviendrez ? » Etonnant d’agilité malgré son âge, le grand-père était monté jusqu’aux branches hautes du prunier. Celui de devant, qui donnait des kilos de reines-claudes chaque début d’été. En bas, au pied de l’arbre, on était toutes là : la grand-mère, la tante R., les « filles », qui, le nez en l’air et les yeux plissés à cause du soleil, tenaient chacune les coins d’un drap. Le temps était comme suspendu, arrêté en vol. Il avait lâché une main et tendait l’index vers le ciel en s’adressant à nous, en contrebas: « Jurez-moi que vous vous souviendrez… » Et la grand-mère qui bougonnait : « Fais attention, l’Eugène, tu pourrais te casser le cou, quand même ! Tu n’as plus 20 ans, tu sais ! » Il le savait, mais il s’en foutait. L’important, c’était qu’on se souvienne. Qu’on grave derrière nos paupières cette image-là : Pépé, 73 ans aux prunes (justement), le béret qu’il ne quittait jamais fièrement pincé sur la tête, ayant escaladé l’arbre le plus haut de son jardin pour le secouer jusqu’aux derniers rameaux et en faire pleuvoir les fruits aux joues vertes et dorées. On tordait le cou pour l’apercevoir tout là-haut. Un Jupiter rieur, farceur, éclatant de bonheur, qui savait arrêter le temps, un doigt levé, pour l’offrir en cadeau à sa postérité.
Il y avait eu les fraises du jardin en décembre, aussi. « Vous vous en souviendrez ? Des fraises du Pépé à Noël ! » Son jardin. Les limaces qu’il faisait semblant d’avaler pour nous époustoufler, parce qu’il adorait blaguer. « Vous pourrez dire que votre grand-père mangeait des limaces vivantes à son petit déjeuner ! » Son atelier de menuisier dans lequel, avec les copeaux que nous ramassions, il nous fabriquait des « copettes », figurines légères et éphémères, mais jamais poupées n’ont été fabriquées avec autant d‘amour que ces jouets improvisés. Notre première « cuite », c’est à lui que l’on la doit. Il nous avait embarquées à bord de sa « Rosalie », faire « la tournée des coopés ». Comprenez, à bord de sa Citroën hors d’âge faire le tour des coopératives vinicoles et autres caves de la région de Savennières, La Pointe Bouchemaine, Trélazé…. Nous devions avoir respectivement 6 et 7 ans et effluves, émanations et autres parfums alcoolisés flottant dans ces espaces clos et généralement souterrains que nous avions parcourus toute la journée ont eu vite fait de transformer deux gamines plus ou moins innocentes en véritables grives, saoûles à souhait…. Les cris de la Mémée au retour ! Et l’expression qu’il a eue le lendemain pour dire qu’on devait « avoir la gueule de bois » : « Vous êtes à débarbouiller à la varlope, les loupiotes ». Parole de menuisier ! Ça, les filles, pas de danger qu’elles en viennent à l’oublier…
Pépé était né à la fin du siècle d’encore-avant, ce qui ne lassait pas de nous éberluer. Surtout, mi-aventurier mi-héros, il avait eu une vie incroyable, dont on ne connaissait que des bribes, pour la plupart même reconstituées. On savait qu’il avait été compagnon de Jaurès, dont un portrait trônait au dessus de l’entrée. On savait aussi qu’il s’était engagé au côté des républicains espagnols, et que longtemps la maison d’Angers avait accueilli des orphelins encore plus bruns que ses enfants à lui. Leur silhouette, ornée d’un prénom tracé à la plume (José, Salvador, Luis ) pâlissait sur de vieilles photos de famille sur le buffet. Plus tard, il avait aussi organisé le réseau de Résistance du Maine-et-Loire en prenant comme nom d’emprunt le prénom de son fils, qu’il croyait disparu en camp. Mais de tout cela, il ne parlait jamais. Pas plus qu’il ne parlait d’ailleurs de ses parents à lui : une mère allemande inexplicablement venue de Koblenz épouser un gros mangeur angevin, qui mourra de diabète quelques années plus tard, sans avoir apparemment jamais rien fait de ses deux mains. C’est d’elle, probablement, qu’il tenait ses surprenants yeux de faïence. Et de lui, seulement une légère tendance à l’embonpoint.
Mais ce que ce grand-père mythique et fascinant ne se lassait pas de raconter à ses deux « loupiotes » adorées, c’est son tour de France de compagnonnage d’apprenti-ébéniste, qui l’aura finalement conduit jusqu’en Egypte et aux fins fonds de l’Afrique. « Pépé, raconte-nous encore la nuit de la mygale sous la tente. Quand vous l’avez tuée à coups de casserole. Ou les femmes-girafes . Pépé, parle nous de la dentellière et du ferronnier ! » Dès qu’il était question de la dentellière, du ferronnier ou des femmes-girafes, Mémée partait bruyamment dans la cuisine, claquer des portes de placards et faire tomber des tonnes de cocottes dans l’évier. « C’est-y pas qu’il va recommencer ! »
Etait-ce pour fuir ses parents trop sévères, pour échapper à la guerre de 14 qui se profilait, ou tout simplement parce qu’il rêvait de prendre la route et de se former à son futur métier, on ne l’aura jamais su. Toujours est-il que le jeune Eugène, Pépé, s’était engagé très jeune comme compagnon menuisier. Il a commencé son tour de France, de ville en ville, de port en port, travaillant le jour, étant hébergé sous le toit de la mère d’autres compagnons la nuit, comme il était de coutume, et comme il l’est peut-être encore. Mais très vite, pour ce réfractaire à toute autorité comme pour les deux amis inséparables qu’il s’était faits en la personne d’une douce dentellière et d’un ferronnier d’art rigolard, la vie était trop triste, trop rigide, trop réglée. Ils ont donc fui et entrepris leur Tour de France à l’envers, bras dessus-bras-dessous, sans que personne puisse deviner s’il s’agissait vraiment d’un couple à trois ou pas. Jusqu’à l’arrivée à Toulon, où les deux garçons embrassèrent la dentellière et s’embarquèrent pour d’autres horizons….
Il avait été photographié à dos de chameau devant les Pyramides, avait assisté à la découverte de tombeaux de pharaons et probablement participé à de nombreux chantiers de fouilles. Avait « chipé » ici ou là quelques merveilles en forme de scarabées sculptés qui devaient sûrement être « quelque part, par là, ou au grenier ». Etait descendu plus bas, vers l’Afrique noire, était remonté. Avait franchi des rivières à gué, escaladé des dunes et des montagnes, travaillé à s’en casser le dos, puis s’était arrêté ici ou là pour rêver, pour aimer, ou pour va savoir quoi. Il n’avait pas besoin de nous dire « Vous vous souviendrez, hein, les filles », chaque fois qu’il nous racontait ces années-là…. La petite flamme rieuse qui s’allumait dans le myosotis incroyable de ses yeux, nous savions d’avance que nous n’allions jamais l’oublier. C’était comme s’il nous disait : « Vous vous souviendrez les filles, ne laissez jamais personne vous emmerder. N’en faites qu’à votre tête. Menez toujours votre vie comme vous l’entendez ! Et merde aux patrons, aux chieurs et aux curés… »
Le message est passé, Pépé. Aujourd’hui, en cirant mon parquet, j’ai pensé fort à toi. A tout ce que tu nous a appris, donné. Et à cette manière inimitable que tu avais de faire s’arrêter le temps rien qu’en dressant un doigt. Comme si la mémoire pouvait s’apprivoiser. Comme si surtout seuls les plus beaux instants méritaient d’être gravés.