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Finkielkraut dans une boucle de logique (épisode 4)
4-D’où vient l’aversion d’Alain Finkielkraut pour Habermas ?
Situons d’abord l’affaire dans son contexte historique.
La « Querelle des historiens allemands ».
Le philosophe Jürgen Habermas fait partie d’un groupe d’historiens allemands (Eberhard Fackel et d’autres) qui - pour des motifs différents- tenaient à l’idée de la singularité du nazisme et étaient tous partisans de l’instillation de l’exigence morale dans l’histoire. Ils estimaient, par exemple, que « l’affirmation intransigeante de la singularité de l’holocauste est un devoir absolu de l’Allemagne ».
Jürgen Habermas fut le premier à focaliser l’attention de l’Allemagne sur une thèse, exposée par petites touches par Ernst Nolte , depuis les années soixante-dix, selon laquelle il serait judicieux de mettre en rapport la shoa avec les crimes du communisme soviétique pour faciliter sa compréhension (Source : http://www.edouardhusson.com/Ernst-Nolte-et-la-Shoah-mise-en-perspective-des-totalitarismes-ou-revisionnisme-historique_a53.html) : « l’extermination de race » était un produit de la peur causée par « l’extermination de classe » des léninistes et staliniens.
Ernst Nolte avait publié en avril 1986 dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung un article intitulé « Une terre sans histoire », dans lequel il affirmait que la nouvelle vague de répression des criminels nazis - qui avait recommencé de plus belle durant les années 1970 - contribuerait à entretenir chez les Allemands un complexe de culpabilité, se traduisant notamment par un rejet de leur histoire , froisserait la fierté nationale et même engendrerait – comme chez Beate Klarsfeld et bien d’autres de sa génération – la haine de leurs pères . Cet article valut à Ernst Nolte de nombreuses critiques (outre celles de Jürgen Habermas, il y eut notamment celles de Hans-Ulrich Wehler et Jürgen Kocka). C’est ainsi que débuta la « Querelle des historiens allemands »
Ernst Nolte fut un soutien de la thèse de son aîné Martin Broszat qui s’était interrogé sur le bien-fondé de l’amalgame consistant, selon lui, à associer « les Allemands ordinaires partiellement imperméables à l’idéologie » au nazisme .Il avait plaidé ( au grand dam des Israéliens) pour que l’histoire du 3ième Reich ne fût pas écrite du seul point de vue des victimes : « aussi respectable soit leur mémoire, elle ne justifie pas que l’on présente l’ensemble de la société comme complice du régime ».
Signalons qu’Ernst Nolte déclarait n’avoir aucune indulgence pour le nazisme qui avait été, selon lui, auteur « des crimes atroces auxquels nul autre ne peut être comparé dans l'histoire du monde »
En 2016, Ernst Nolte a publié un ouvrage, Historische Existenz zwischen Anfang und Ende der Geschichte, (Existence historique entre le début et la fin de l’histoire) dans lequel il réitère la nécessité d’une conscience historique dans la constitution d’une identité humaine : « c’est en grandissant hors sol que les hommes deviennent les proies désignées des idéologies totalitaires ». (Nous, Français, n’avons jamais été mieux placés qu’aujourd’hui pour constater la véracité de cette conclusion).
À peine les passions de la querelle des historiens calmées que se produisit la réunification de l’Allemagne. Les historiens se mobilisèrent derechef, mais pour prévenir les éventuelles dérives nationales chauvinistes. Si les uns et les autres trouvèrent un accord rapide quant à la mise en œuvre d'une histoire nationale et au refus du nationalisme, ils divergèrent sur les voies pour y parvenir.
La décision de transférer la capitale à Berlin permit cependant d’impulser une nouvelle reformulation de la symbolique nationale : il fallait prévenir les vieux démons pangermanistes et rassurer les partenaires européens : l’Allemagne réunifiée se devait de montrer clairement qu’elle assumait sa culpabilité historique face au monde , et d’entretenir la mémoire.
C’est ainsi que vint sur la table le projet de Mémorial de l’Holocauste, après plusieurs années de débats houleux.
Jürgen Habermas : la faute ?
Lors de l’enquête publique précédant le lancement du projet définitif, en mars 1999, le philosophe allemand émit l’idée d’attribuer au dit Mémorial - compte tenu de l’exemplarité recherchée de la shoa- une portée à caractère générique : « l'holocauste signifie l'histoire complexe de la destruction dans son ensemble » (source : Jürgen Habermas, Der Zeigefinger. Die Deutschen und ihr Denkmal -, Die Zeit, 14, 31 mars 1999, p. 44.) .
Cette proposition de Jürgen Habermas lui valut la rancune – tenace - des sionistes. Aux yeux de ces derniers, la shoa doit être commémorée à part : le Mémorial doit être dédié spécifiquement aux victimes juives.
(Devant l’urgence et la dangerosité de la situation géopolitique, le gouvernement allemand, qui « arrondissait les angles » à tour de bras, leur donna gain de cause, promettant un ou des mémoriel(s) dédié(s) aux autres victimes).
La suite dans le prochain épisode : l’Allemagne a toujours été plurielle : comment écrire une histoire commune ? .https://blogs.mediapart.fr/edition/lescarbille/article/111117/finkielkraut-une-boucle-de-logique-episode-5