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Billet de blog 20 juillet 2023

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Le regard et l'écoute fragiles

Les Suds, à Arles, en collaboration avec l'Ecole nationale supérieure de la photographie, ont organisé la rencontre entre le guitariste Serge Teyssot-Gay et le plasticien Thibault Brunet. De cette association, est né le projet "Fragile", passeur de mémoire du drame de la rue d'Aubagne à Marseille, représenté pour la première fois le lundi 10 juillet 2023 dans l'Amphithéâtre de l'ENSP.

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Illustration 1
Serge Teyssot-Gay

Pour la quatrième fois, Les Suds à Arles et l’Ecole nationale supérieure de la photographie s’associent pour présenter une création inédite entre un musicien choisi par le premier et un photographe élu par la seconde. Après Minotaures du musicien arlésien Henri Maquet et de l’homme d’images Florent Di Bartolo en 2017,  Aucelum, le conte multimédia de Rodín Kaufmann & Chloé Desmoisneaux en 2019 et Desideration, la création du photographe Smith, du performeur François Chaignaud et du violoncelliste Gaspar Claus en 2021, Fragile réunit cette année le guitariste Serge Teyssot-Gay et le photographe arpenteur et modélisateur 3D Thibault Brunet.

FRAGILE 1mn38Duo Duo Thibault Brunet /Serge Teyssot-Gay © Serge Teyssot-Gay

Sur la scène de l’Auditorium de l’ENSP, Serge Teyssot-Gay, tout en réglant la sangle de sa guitare autour de ses épaules, plonge un regard brûlant sur les images qui naissent à l’écran. 

Dès le premier son, un immeuble fantomatique apparaît, son ombre s’étire, se déplace lentement. L’espace temps est dilaté.

Un travelling avant révèle une nature décharnée, irradiée. Flottant, un immeuble apparaît et sa chute inversée pousse la guitare aux bords des pleurs, à la lisière du cri.

Serge Teyssot-Gay, on s’en souvient, fut naguère la force musicale principale du groupe Noir Désir. Il est depuis parti à l’aventure, fondant des alliances pérennes comme celle d’Interzone, qui le lie au joueur de oud syrien Khaled Aljarammani ou éphémère telle son association avec Gaspar Claus et la chanteuse japonaise Kakushin Nishihara au sein du Kintsugi Trio, qui offrit en 2015 un de ces moments si précieux qui chaque année marquent les débuts de soirée des Suds à Arles.

Serge Teyssot-Gay est un musicien aux frontières effacées dont la science et l’instinct se mêlent pour célébrer  l’instant où ses projets sonores se dévoilent. Pour Fragile, il improvise sur les images articulées par Thibault Brunet depuis un point de départ choisi ensemble, qui comme l’indique la note d’intention du projet : « … est profondément ancré dans l'histoire et la réalité du territoire de Marseille, notamment dans les événements tragiques survenus rue d'Aubagne en novembre 2018.”

Lundi 5 novembre, il est 9H10, lorsqu'un bruit assourdissant résonne dans le quartier Noailles au centre de Marseille. Les immeubles des 63 et 65 de la rue d’Aubagne viennent de s’effondrer, le 63 appartenant à Marseille Habitat avait été évacué de longue date et le 65 aurait du l’être aussi depuis longtemps, si les copropriétaires, dont certains élus municipaux, avaient suivi les conseils urgents de plusieurs enquêtes. Mais les marchands de sommeil ne savent faire circuler l’argent que dans un sens : celui qui atterri dans leurs poches. Leur négligeant mépris aura coûté 8 vies humaines et déclenché la colère des habitants du quartier, vite organisés en association, et de toute une ville solidaire et concernée. Leur lutte entraînera plus ou moins la chute des édiles alors en place et la reconnaissance officielle de ce terrible évènement dans l’histoire de la ville, contrairement à des incidents antérieurs et de nature voisine passés sous silence.

Illustration 3
Vertige © Thibault Brunet

L’habitat, l’équilibre social, la nature et la vie humaine sont tout aussi fragiles que la mémoire.

Brassards vendus à prix libre, porte voix amplifiant le cri des justes, cordes du rattachement de l’un à l’autre ou immeubles de cartons se succèdent sur l’écran dans leurs versions transformées par la technologie du scanner laser tridimensionnel, empruntée aux géomètres par Thibault Brunet. Ces objets emblématiques proviennent d’une collecte rassemblée auprès des habitants du quartier d’Aubagne par les associations de quartier pour marquer le souvenir et le traumatisme de l’événement. L’un d’entre eux, la chaîne à cadenas qui condamnait l’accès des nombreux immeubles subitement fermés à la suite de l’effondrement, a été élu par les riverains pour résumer tous les autres et transmis alors au directeur du Musée d’Histoire de la Ville de Marseille. Fabrice Denise (ancien directeur du Musée départemental Arles antique) ne pouvait alors l’inscrire dans les registres du musée toujours dépendant de la municipalité de Jean-Claude Gaudin, qui voulait comme à son habitude enterrer au plus vite cet incident, mais le directeur a pris sur lui de conserver cette chaîne dans son bureau. Elle en est sortie officiellement pour rejoindre une exposition d’Art Contemporain et est, depuis la défaite de l’ancienne municipalité, au centre d’une riche section que le Musée d’Histoire de Marseille consacre à ce triste épisode de la rue d’Aubagne. Rue qui aujourd’hui accueille une place du 5 novembre à quelques mètres du trou laissé béant par les immeubles des 63 et 65.

Mais ce que représente ce terrible fait divers est loin d’être circonscrit à lui même. Il s’élargit à la fragilisation par l’homme de ses lieux de vie et d’habitat et à celle des citoyens les moins considérés.

Illustration 4
Terrain de tennis © Thibault Brunet

Au son de la guitare, tour à tour tourmentée, révoltée ou mélancolique, d’autres paysages surgissent. Thibault Brunet  a mélangé des images tirées de ses nombreux arpentages des littoraux ou des captures d’écran de Google Earth. Il y en a où la nature se meurt et d’autres où les constructions humaines déconnectées de toute réalité, flottent et s’effilochent : Un terrain de tennis désert semble habité de fantômes et de morts vivants, les pixels y bruissent et scintillent à la recherche de la vie. Des roches, des oliviers ou des platanes qui se décomposent. Et souvent des immeubles surgissent et disparaissent comme instruits de leurs chutes. Leurs toits et fondations tremblent, leurs molécules hésitent. Blanc, rose sale, bleu blafard ou gris beige indécis, les couleurs choisies par l’artiste soulignent la tristesse de ce monde laissé à l’abandon. En plein écran : le mur du souvenir avec les huit visages des victimes de la rue d’Aubagne.

Empreinte d’émotions contraires entre réaction à la fatalité et découragement fataliste, la musique chute puis s’envole. Elle crisse aussi lorsque le guitariste caresse ses cordes à l’aide d’une cymbale en métal ou enchaîne des accords de moins en moins timides comme pour construire la première phrase d’un nouveau langage, comme pour échapper au dessein funeste des prédateurs et regagner de la dignité, retisser le lien social.

Illustration 5
Serge Teyssot-Gay et Thibault Brunet

Merci à Jean de Peña, photographe et membre de l’association Noailles Debout !  pour son témoignage des évènements de la rue d’Aubagne.

Fragile sera présenté au Musée d'Histoire de Marseille le samedi 16 septembre à 20H15 dans le cadre des journées du patrimoine

par BenjIda - MiNiMuM/Wa

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