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Billet de blog 13 mai 2022

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Ces degrés d'inachèvement qui font le style de Manet (2/3)

Pour les 190 ans de la naissance du peintre, nous poursuivons notre série sur les différents états de finition de ses tableaux qui annoncent une révolution esthétique sans précédent. Episode 2 : l'aplat.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Edouard Manet, Portrait de Victorine Meurent. 1862, huile sur toile, 42,9 × 43,7 cm, Museum of Fine Arts, Boston (U.S.A.)

Cet article est la suite de Ces degrés d'inachèvement qui font le style de Manet (1/3) - L'esquisse

Simplifier la peinture ! C'est la grande idée de Manet. N'avait-il pas prévenu ses détracteurs  : « Je rends aussi simplement que possible les choses que je vois.»

Chez lui, la simplification s'oppose à la complexité classique. Par complexité, il faut comprendre l'accumulation des apports formels et thématiques à travers les siècles.

Au XIXe siècle, la peinture officielle peine à se renouveler. Elle se répète. Répétition des canons formels, saturation des sujets. Trop d'illusionnisme, trop de vierges à l'enfant. Manet perçoit cet épuisement. Il cherche à s'en libérer.

Illustration 2
Edouard Manet, Torero mort, ou l'homme mort. 1864, huile sur toile, National Gallery of Art, Washington (U.S.A.)

Les critiques d'art s'acharnent sur lui, l'accusent de ne pas savoir peindre, tandis que Paul Cézanne célèbre son génie avec les futurs impressionnistes : « Ce qui fait que Manet est un véritable précurseur, c'est qu'il apportait une formule simple à une époque où l'art officiel n'était que boursouflure et convention ».

APLAT RÉVOLUTIONNAIRE

Contre la "boursouflure", Manet ne procède plus par addition, mais par soustraction. Il supprime les nuances intermédiaires du clair-obscur pour obtenir des contrastes puissants. Manet révèle la force de l'aplat. La "formule simple", tant recherchée, l'aplat philosophale. Par des moyens simples, il obtient, comme le souligne son ami Zola, des "effets puissants".

Pourtant Manet a, lui-même, reçu une formation académique. Son maître, Thomas Couture, peintre réputé, lui avait enseigné comment fondre délicatement les passages de l'ombre à la lumière. Mais Manet s'en éloigne. Simplifier, toujours simplifier.

Illustration 3
Edouard Manet, La Guitariste. 1866, huile sur toile, 63.5 x 80 cm. Farmington Historic District, Farmington, Connecticut, (U.S.A.)

L'intense Portrait de Victorine Meurent en constitue un premier exemple éclatant. Il figure une femme, aux cheveux châtains clairs, coiffée d'un ruban bleu. Les aplats les plus contrastés se trouvent sur son visage. A gauche, la joue et le cou sont plongés dans l'ombre, ce qui tranche radicalement avec la partie droite fortement éclairée.

On retrouve Victorine Meurent avec ce même regard qui fixe et défie les spectateurs dans le Déjeuner sur l'herbe. Cette fois, son corps est nu, réduit à une sorte d'immense aplat de chair qui contraste avec les hommes habillés de costumes sombres. Le modelé plat supprime certains plans de l'espace, d'où cette impression d'écrasement de la perspective. Une audace intolérable pour les contemporains.

Illustration 4
Edouard Manet, Olympia (détail). 1863, huile sur toile, 130,5 × 191 cm. Musée d'Orsay, Paris.

Dans Olympia, les corps sont aussi des aplats. Eclatant scandale. La main droite de la femme noire est une masse à peine dégrossie. Et ça suffit, tout tient. Le Fifre, quant à lui, se découpe sur un fond gris monochrome et prend vie par de grands aplats simplifiés rouges, blancs et noirs. Ce qui vaudra au tableau d'être qualifié de "carte à jouer".

L'épure est perçue comme une maladresse par les tenants de la tradition. Or, c'est une nouvelle virtuosité de l'artiste, une nouvelle manière de peindre, plus rapide, plus brutale, plus sobre, plus délicate aussi.

D'une manière générale, l'absence de dégradés dans le modelé et l'éclairage découpé des figures créent des contrastes violents qui font le style de Manet. Cette façon de peindre ne peut que déplaire aux défenseurs de la peinture officielle.

Illustration 5
Edouard Manet, Le Fifre. 1866, huile sur toile, 161 × 97 cm. Musée d'Orsay, Paris.

Par l'aplat, Manet recherche la grande unité du ton local en peinture. Une quête de peinture pure, sans mélange d'aucune sorte. Sa peinture tient, fonctionne, avec presque rien, à l'instar des estampes japonaises qu'il aimait tant. Une épure digne d'une ascèse.

Simplifier implique de sacrifier. Sacrifier les modelés des formes, les dégradés du clair-obscur, les nuances chromatiques, jusqu'aux grands sujets de la peinture.

L'aplat ne donne plus à voir le monde, il donne à voir la peinture elle-même, sans artifice, nue.

Lire l'épisode 3 

Par Eric Monsinjon

Une série en 3 épisodes 

  1. Ces degrés d'inachèvement qui font le style de Manet (1/3) - L'esquisse
  2. Ces degrés d'inachèvement qui font le style de Manet (2/3) - L'aplat
  3. Ces degrés d'inachèvement qui font le style de Manet (3/3) - Le détail / Les trois styles de Manet

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