
Les marionnettes ont généralement tout pour plaire aux enfants. Celles de Sophie Taeuber-Arp sont d'un autre genre. C'est une révolution esthétique sans précédent.
En 1918, Sophie Taeuber-Arp reçoit une commande du théâtre de marionnettes de Zurich. Sa mission : réaliser dix-sept marionnettes et les décors de scène destinés à une adaptation d’une fable théâtrale en trois actes, Le Roi-cerf (1762), de Carlo Gozzi.
Pour ce spectacle, elle projette la marionnette dans l'avant-garde, et devance de quelques années les expérimentations de Paul Klee et Fernand Léger. Pour cela, elle réduit ses figures à des volumes géométriques élémentaires, cônes, cylindres, sphères, qu'elle assemble, comme des atomes formels, les uns aux autres. Aucun travail n'avait auparavant atteint une telle épure minimaliste dans ce domaine.
L'artiste rejette délibérément toutes les codifications antérieures pour innover : refus d'une représentation naturaliste des pantins pour une stylisation constructiviste, emploi de la technique du bois tourné pour obtenir le lisse du façonnage d'usine, décision de laisser apparents les anneaux métalliques des attaches pour révéler le squelette mécanique des figures, mobilité extrême des membres pour obtenir des rotations infinies ou contradictoires.

Les matériaux ont aussi leur importance : les grands yeux maquillés d'huiles colorées, les têtes couronnées de laiton ciselé ou d’auréoles menuisées qui font songer à l'ornementation asiatique. Pour la première fois, les marionnettes sont traitées comme des sculptures abstraites.
SCULPTURES-MOBILES
Détournée par deux auteurs dadaïstes, René Morax et Werner Wolff, l’histoire d’amour de Gozzi se transforme en une satire de la psychanalyse qui met en scène la rupture intellectuelle entre Freud (Freud Analyticus) et Jung (Dr Complex). Le conflit porte sur la place à accorder à la pulsion sexuelle dans l'inconscient. Notons au passage que les dadaïstes s’intéressaient déjà à la psychanalyse avant les surréalistes.
— On peut parler de "sculptures-mobiles" pour désigner ses féeriques marionnettes. Leur invention formelle constitue un double apport, dans l'histoire de la sculpture et dans l'histoire de la marionnette. —
Soumises à l’équilibre précaire de leur géométrie, les marionnettes créées par l'artiste vacillent au gré de leurs pulsions.
La figure de Freud Analyticus est filiforme, sa verticalité exagérée. Ses membres sont disproportionnés et sectionnés par de multiples articulations qui lui confèrent une apparence d'insecte. Son corps exprime ironiquement l'éclatement de sa psyché.
A l'inverse, la figure du Dr Complex est massive, composée de trois cônes emboîtés, de façon à former un corps condensé à l’extrême. Le complexe du personnage l'empêche de se mouvoir normalement dans l’espace.

Toutes les marionnettes possèdent une morphologie unique et une gestuelle bien différenciées en harmonie avec leur caractère profond. Leur aspect segmenté donne à voir des corps éclatés dont les jonctions apparentes permettent une articulation entre les différentes parties du corps.

Dans la pièce de Gozzi, le roi Deramo (Le Roi-Cerf) a le pouvoir magique de passer d'un corps dans un autre corps. Il se métamorphose en cerf pour séduire une femme. Ses ramures se transmutent en or.
Si la version dadaïste a conservé la scène, c'est pour révéler le caractère sexuel de la formule (magique) : "entrer dans un corps". La transformation en animal contribue à réduire l’homme à ses pulsions bestiales.
Il y a toujours une chose dans une chose, un mouvement dans l'inconscient, une forme dans une forme.

Sophie Taeuber-Arp se passionne pour les processus de mises en abyme : une farce dadaïste à l'intérieur d'une fable du XVIIIe siècle, de petits volumes comme parties d'un pantin, autant de petits dispositifs s'inscrivant à leur tour dans le grand espace scénique.
Les marionnettes s'intègrent parfaitement à l'intérieur du décor et affirment leur appartenance à l’environnement représenté. Fractalisation de Sophie Taueber-Arp.
On peut parler de "sculptures-mobiles" pour désigner ses féeriques marionnettes. Leur invention formelle constitue un double apport, dans l'histoire de la sculpture et dans l'histoire de la marionnette. Peut-être retrouve-t-on chez Sophie Taueber-Arp ce goût de s’installer entre deux arts, quelque part entre les arts plastiques et les arts de la scène, pour atteindre à une unification des arts.
A suivre...
Par Eric Monsinjon
Une série en 3 épisodes
- Les marionnettes de Sophie Taeuber-Arp à l'assaut de l'art total (1/3) : abstraction et dadaïsme
- Les marionnettes de Sophie Taeuber-Arp à l'assaut de l'art total (2/3) : sculptures-mobiles
- Les marionnettes de Sophie Taeuber-Arp à l'assaut de l'art total (3/3) : continuité des arts / œuvre totale miniature