J'avais à peine mis en ligne mon billet précédent que je découvrais, avec satisfaction et colère, par un article publié sur le site Internet de France Inter, que Delphine Horvilleur et Joann Sfar estimaient enfin "urgent" (je cite Horvilleur) de "reprendre" (Horvilleur toujours) la parole contre Israël s'agissant de la situation à Gaza.
Satisfaction parce que quiconque a le souci de la vie des Palestiniens ne peut qu'être soulagé de voir une personnalité médiatique jugeant jusque-là l'hypothèse même d'un génocide à Gaza irrecevable refuser "l'annihilation d'un peuple". Il aura fallu pour cela 52 653 morts, sans compter tous ceux qui ne sont pas encore morts mais mourront pourtant du sort qui leur a été fait par l’État d'Israël avant que Delphine Horvilleur ne prenne conscience de la "faillite morale" dudit État. 52 653 morts, c'est-à-dire environ 44 "7 octobre", et combien nous a-t-on dit que l'on avait pas assez parlé des morts du 7 octobre ? Au train où vont les choses, peut-être verra-t-on bientôt l'humoriste Sophia Aram nous faire 44 fois l'équivalent de son discours aux Molières du 7 mai 2024.
C'est là la satisfaction : que des gens sur lesquels on a appris à ne pas compter se rallient enfin (le moins qu'ils le pourront sans doute) à nos vues puisque, comme tous ceux qui ont le souci des Palestiniens le savent, seul un consensus massif contre l'action d'Israël peut permettre que l'horreur cesse.
Colère parce qu'il n'était pas difficile de prendre position contre la politique d'Israël avant que tant de gens soient sacrifiés, même lorsqu'on était juif, attaché à ce pays et que l'on avait été ébranlé par les attentats du 7 octobre 2023. Une seule preuve (car on n'en manque pas) ? La tribune Frappes sur Gaza : "Vous n'aurez pas le silence des juifs de France" parue dans Libération le 31 octobre 2023. 31 octobre 2023 - 8 mai 2025 : il aura fallu environ un an et demi pour que Delphine Horvilleur, qui n'était pas signataire de cette tribune, nous écrive qu'il lui a semblé "urgent de reprendre la parole" après s'être "tue".
Mais colère vraiment parce que Delphine Horvilleur ne s'est absolument pas tue. On l'a même beaucoup entendue sur la situation en Israël et en Palestine, et je relevais dans un billet précédent la façon dont elle avait dépeint Bernard-Henri Lévy, un homme qui avait approuvé l'offensive à Rafah, une offensive dont les conséquences humaines désastreuses étaient parfaitement annoncées (chacun peut aisément le vérifier), comme l'un de "ces hommes et [...] femmes dignes qui se lèvent toujours à un moment donné pour sauver l'humanité." Entre autres propos qu'elle jugera peut-être ennuyeux à l'avenir qu'on lui ressorte.
Mais voilà, il est des gens qui s'estiment toujours habilités à prodiguer des leçons de sagesse et de justesse, et peut-être sont-ils vraiment dupes d'eux-mêmes. Horvilleur ose donc appeler aujourd'hui (tout en justifiant d'avoir jusque-là "bâillonné [sa] parole", on n'est jamais si bien servi que par soi-même) à un "sursaut de conscience" en expliquant qu'on "n'apaise aucune douleur" et qu'on "ne venge aucun mort en affamant des innocents et en condamnant des enfants". Nous sommes nombreux qui aurions pu le lui expliquer depuis longtemps. On n'a d'ailleurs, pour bon nombre d'entre nous, cessé de le dire, avec des mots qui n'étaient peut-être pas exactement ceux-là mais qui revenaient au même.
Sentant peut-être le vent tourner (à mesure que l'horreur s'accroît et qu'Israël agit d'une manière qui ne permet plus le déni ou l'hypocrisie, cela devient délicat d'affirmer que cet État ne vise pas expressément les civils, que ses seuls soucis sont les otages du Hamas ou sa sécurité ou autres balivernes tôt éventées par ceux qui font passer le souci de la dignité humaine avant leurs attachements affectifs), d'autres intervenants au débat public qui avaient bien du mal à critiquer Israël vont certainement à leur tour changer d'attitude.
Pour l'heure, nous avons Joann Sfar qui remercie Delphine Horvilleur "d'avoir eu le courage [c'est moi qui souligne] de prendre la parole". Alors non. Le courage, il l'a fallu à tous ceux qui se sont mobilisés résolument contre ce qu'Horvilleur découvre aujourd'hui être "une annihilation". Ce sont eux qui ont, été, à ce jour, couverts d'infamie dans les médias, vilipendés par des hommes et des femmes politiques, qui ont été diffamés, brutalisés et se sont vus interdire leurs réunions. Il n'a fallu aucun courage, je suis désolé, pour aller comme Sfar et Horvilleur s'indigner dans les médias que la question du génocide soit posée.
"Nous devons être nombreux à prendre la parole contre la fuite en avant à laquelle nous assistons", ose encore Joann Sfar qui ajoute même : "Nos représentants ne doivent plus rester silencieux." Tiens, n'était-ce pas un certain Sfar Joann qui estimait que le collectif juif décolonial Tsedek!, résolument mobilisé, lui, contre la politique d'Israël, ne représentait personne ?
Il faut sans doute s'attendre à ce qu'à l'avenir Delphine Horvilleur et Joann Sfar, comme ceux qui les suivront, fassent valoir leur résolution infiniment tardive à critiquer Israël à la mesure de la gravité des événements, si du moins ils s'y tiennent, comme une preuve de leur sagesse et de leur humanisme. Je doute, en effet, que tous ces gens aient la décence de se faire oublier.
Il faudra alors renvoyer ces directeurs de conscience à ce que furent leurs prises de position pendant plus d'un an et demi... "d'annihilation".
Frédéric Debomy
Sources
https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/090525/joann-sfar-un-massacre-et-le-poids-des-mots
https://tenoua.org/2025/05/08/gaza-israel-aimer-vraiment-son-prochain-ne-plus-se-taire/