La chercheuse Nonna Meyer l'a, plus d'une fois, expliqué : les actes antijuifs "se multiplient après chaque opération de Tsahal dans les territoires palestiniens". De là, une inquiétude légitime des juifs de France dans le contexte actuel.
L'injustice faite aux Palestiniens (l'ONU considère qu'Israël porte la première responsabilité de la persistance, depuis des décennies, des tensions) encourage donc la haine des juifs. On peut le dire d'une façon éclairante : le bien-être des Palestiniens conditionne aujourd'hui celui des Israéliens et même celui des juifs vivant hors d'Israël.
Avoir cela à l'esprit nous fait mesurer combien sont insensées les voix qui, par souci d'Israël et / ou des juifs (les deux soucis étant fréquemment amalgamés), peinent ou se refusent à critiquer pleinement (ou à critiquer tout court) l'action meurtrière actuellement menée par l'État israélien à l'encontre de Palestiniens. Certains commentateurs préfèrent consacrer leur énergie à des polémiques aussi stériles que douteuses : il s'agit toujours de traquer l'antisémite, ou dorénavant l'islamiste ou l'islamo-gauchiste ou je ne sais quoi encore, bref le salopard, chez tout opposant au massacre. On assiste là à une profonde défaite morale : guetter la faute chez ceux qui n'estiment pas acceptable que les civils palestiniens périssent sous les bombes et de faim plutôt que consacrer sa dernière énergie à la nécessaire mise sous pression de Netanyahou et de ceux qui l'entourent. Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement de traquer la faute mais aussi de la trouver quand elle n'existe pas, en alignant parfois ses critiques sur celles d'un gouvernement meurtrier.
Il a ainsi suffi que les autorités israéliennes s'en prennent à l'agence onusienne chargée des réfugiés palestiniens, accusée par elles d'être infiltrée par le Hamas, pour que certains portent eux-mêmes un regard négatif sur l'UNRWA, à l'instar de l'inénarrable chroniqueur Raphaël Enthoven, faux pondéré souvent incapable de penser de façon non partisane (https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/120424/lappel-devoye-luniversel). Un rapport ayant fait le point sur ces accusations, l'Allemagne, l'un des principaux bailleurs de l'agence, qui avait gelé ses versements à l'organisation, a annoncé les reprendre, comme d'ailleurs d'autres pays donateurs.
Car voilà où l'on en est de ce dossier : un comité d'enquête indépendant dirigé par l'ex-ministre des Affaires étrangères française Catherine Colonna a publié ses conclusions sur le fonctionnement de l'UNRWA qu'il juge améliorable (à l'instar de celui de toute organisation) mais en précisant que l'État d'Israël n'avait pas étayé ses accusations. Quant aux enquêtes internes à l'ONU, relatives à des employés de l'UNRWA, elle aboutit pour l'instant à des clôtures de dossiers faute de preuves fournies par Israël. Des dossiers sont cependant encore à l'étude.
Porter des accusations contre l'UNRWA n'est pas sans conséquence : la bande de Gaza, assiégée et bombardée, est également confrontée à un risque de famine à grande échelle. Dans ce contexte, le rapport du groupe d'experts mandaté pour faire le point sur les accusations d'Israël a souligné que l'agence demeurait "cruciale pour apporter une aide humanitaire vitale" aux réfugiés palestiniens. On mesure là la gravité d'accusations sans fondement : c'est jouer avec des vies.
Il convient donc de relever que, le 24 avril 2024, l'hebdomadaire Franc-Tireur (dont Raphaël Enthoven est l'une des plumes) a accusé en Une l'UNRWA de "semer la haine" au lieu d'aider les Palestiniens. Si rien de sérieux ne peut être trouvé contre l'UNRWA, il faudra s'en souvenir.
Une autre polémique a depuis été déclenchée : elle porte sur les convictions des étudiants de Sciences Po Paris qui se sont peint les mains en rouge pour "demander un cessez-le-feu" dans la bande de Gaza. Pour Enthoven, la chose est claire : "Le symbole des mains rouges est une référence directe au massacre de 2 Israéliens par la population de Ramallah." Le dessinateur Joann Sfar, également, en est convaincu : "Hubert Launois du comite Palestine de Sc Po. Ce representant des etudiants sait parfaitement à quoi renvoie ce symbole des mains rouges. Je cite au mot pres son intervention sur BFM. Dans la mesure où les étudiants le disent eux-mêmes, je ne vois pas quoi ajouter." Suit un dessin figurant ledit représentant, dont Sfar transcrit l'intervention : "Alors ça, c'est un symbole qui peut être choquant, qui est controversé, ça fait référence à des événements tragiques effectivement... si ça fait référence à ces événements, c'est une dérive antisémite qu'il faut commettre, heu, pardon, qu'il faut combattre." Au bas du dessin, Sfar commente : "Je cite au mot près." Pour Sfar, Hubert Launois sait donc ce qu'il dit et ce qu'il dit est antisémite. C'est aller un peu vite, en faisant abstraction de la maladresse dont un individu non rompu à l'exercice de l'intervention publique peut faire preuve dans son expression orale et en passant sur l'essentiel : Launois reconnaît que ce symbole peut être choquant si - il faut souligner ce "si", issu de la citation de Launois - il est utilisé en référence à ce qui s'était produit à Ramallah.
Car ce que ne précisent pas le dessin de Sfar et le commentaire d'Enthoven, c'est qu'il n'y fait pas nécessairement référence. On peut à la fois observer qu'il est ennuyeux que des étudiants manifestant leur solidarité avec Gaza utilisent un symbole qui peut être interprété comme une référence à un massacre d'Israéliens et avoir l'honnêteté de rappeler que ce même symbole est généralement utilisé à d'autres fins, autrement dit qu'il signifie la plupart du temps tout autre chose. Ce que rappelle Hubert Lanois dans le journal Libération : "Le symbole des mains rouges, c’est un symbole commun pour dénoncer le fait que quelqu’un, ou qu’une institution, a du sang sur les mains. Il signifie qu’on dénonce une complicité de crimes, un laisser-faire, et c’était tout notre propos. Ce symbole est largement utilisé dans les manifestations occidentales, notamment par des militants écolos, ou même à l’ONU, par des diplomates." Le quotidien gratuit 20 minutes enchaîne : "En effet, les « mains rouges » ont souvent été utilisées dans cet objectif. Que ce soir par des militants américains de Black Lives Matter, au Chili par les militants anti-Pinochet, par le collectif Extinction Rebellion. Même les familles des otages israéliens du Hamas ont utilisé cette symbolique le 23 avril dernier pour demander la libération de leurs proches." En outre, Hubert Lanois précise : "Je comprends que ça puisse choquer. On a appris après que cela pouvait renvoyer à l’image d’un lynchage à Ramallah en 2000. Moi personnellement je l’ignorais, je n’avais pas cette référence, mes camarades non plus. Je suis né en 2004. En 2000, beaucoup n’étaient pas nés, ou bien avaient 1 ou 2 ans. Ce n’est pas une image qui parle à notre génération." Mais Sfar préfère visiblement penser, arbitrairement, que l'étudiant a toujours su ce que signifiait ce symbole rapporté au contexte israélien.
Autrement dit il s'agit d'une vaine polémique de plus : d'une non-histoire. Il n'y a rien, sinon une coïncidence malheureuse : des étudiants mobilisés contre un massacre ont utilisé un symbole dont ils ignoraient, pour beaucoup au moins, qu'il pouvait renvoyer dans le cas spécifique du conflit israélo-palestinien à un épisode tragique. Enthoven, d'ailleurs, semble en convenir : il traite les étudiants d'"incultes". Mais il les traite aussi d'"antisémites". Or, de deux choses l'une : soit ils ignorent un événement datant d'avant leur naissance et il peut, s'il le veut, les traiter d'incultes mais pas d'antisémites ; soit il les accuse de savoir ce qu'ils font et il peut dès lors les traiter d'antisémites mais pas d'incultes. Enthoven fait les deux, ce qui laisse penser que l'essentiel est pour lui de critiquer ces étudiants.
L'écrivaine Rachel Khan, elle aussi, s'en prend à eux dans un message embrouillé qui semble mélanger critique des étudiants mobilisés pour Gaza et indignation quant aux critiques que ses propres positions suscitent (dont un mot contre l'UNRWA). Jamais avare de ses contradictions, elle s'y désole que l'on puisse "mettre une cible dans le dos d'une personne" avant de qualifier, dans un second message, la militante franco-palestinienne Rima Hassan de "Eva Peròn du Hamas" voulant "justifier la haine des juifs", ce qui relève de cette essentialisation dépréciative des personnes qui a toujours nourri tous les racismes : palestinienne, Hassan serait nécessairement pro-Hamas et antisémite, en d'autres termes du côté du mal. Pas une citation de Hassan n'est proposée par Rachel Khan pour justifier son propos.
Ainsi est Khan, qui peut traiter quelqu'un de "déchet" (le rappeur Médine, auteur par la suite d'un jeu de mots malvenu sur son nom mais qui est capable, lui, de s'excuser) mais s'offusque qu'on la qualifie d'"ordure" (ce qu'a fait Rima Hassan dans un contexte que rappellent deux de mes billets : https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/220424/humour-noir-et-humour-inhumain-pour-rima-hassan-et-non-pour-rachel-khan et https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/240424/professer-des-valeurs-que-lon-trahit-rachel-khan-israel-et-la-palestine). Appliquons un peu à Rachel Khan ses propres principes, elle qui s'indigne le 28 avril 2024 sur X que l'on puisse inventer un récit absurde au sujet d'une personne avant de tenter de l'humilier sur les réseaux sociaux, histoire de disqualifier sans scrupule cette personne en déduisant sa pensée de ses origines, tout ça pour la réduire à un personnage en carton (je viens de reprendre quasiment les mots de Khan) : n'est-ce pas précisément ce qu'une certaine Khan Rachel entreprend s'agissant de Rima Hassan ? Mais non, ce n'est pas possible car Khan ne saurait être une attaquante : sa position à elle c'est celle de l'attaquée, et précisément de l'attaquée pour excès de vertu : "Elle qui se voulait lien et pont réparateur, vous la ferez frontière et tranchée." Oui, Rachel Khan, lyrique et toujours encline à parler d'elle-même avec satisfaction (https://blogs.mediapart.fr/frederic-debomy/blog/100424/rachel-khan-et-lusage-des-mots-retour-sur-racee), s'évoque ici à la troisième personne.
Loin de ces gens, il y en a d'autres qui emploient leur énergie à servir un clair objectif : favoriser une pression maximale sur Netanyahou et les autres responsables du carnage en cours. Cette pression qui permettra que le nombre de Palestiniens morts cesse d'augmenter et que les otages israéliens du Hamas aient une chance de s'en sortir. Les étudiants mobilisés y participent, à leur échelle, tandis que leurs détracteurs font perdre un temps précieux à toutes les victimes de la situation actuelle, brouillant l'évidence de l'urgence à accroître la pression par de misérables polémiques. Qu'ils puissent le faire en donneurs de leçons atteint des sommets d'indécence. Mais leur indécence est une chose : le plus grave demeure leur inconséquence.
D'indécentes indignations donc, qui s'adossent à un rappel historique : celui de la Shoah. Comme si le rappel de cette dernière ne devait pas nous interdire de nous perdre en circonvolutions lorsqu'une population civile est prise pour cible par un État. Et comme si le refus de l'antisémitisme devait être objet d'instrumentalisations et empêcher de voir ou d'admettre que la situation actuelle n'est pas tant le fruit de la haine des juifs que de l'injustice faite, depuis si longtemps, aux Palestiniens. "Vous n’aurez pas le silence des juifs de France" écrivait le 31 octobre 2023 un collectif de personnalités juives dans un texte lucide dont voici le début :
L’ONU annonce un possible nettoyage ethnique dans la bande de Gaza. En tant que juifs et juives, nous sommes horrifié·es par les violations du droit international que l’Etat d’Israël mène à Gaza en toute impunité et nous refusons que ce massacre ait lieu en notre nom.
Nous comprenons et partageons la douleur et la peur ressenties par de nombreux·ses juif.ves de France suite aux crimes de guerre du Hamas. La majorité d’entre nous a de la famille en Israël, et nous souhaitons exprimer toute notre compassion aux familles des victimes des massacres du 7 octobre.
Mais cette douleur ne saurait justifier un nettoyage ethnique à Gaza. La poursuite de la guerre et de l’occupation n’amènera ni la paix ni le retour des otages.
Gaza subit une crise humanitaire sans précédent. Suite aux attaques du 7 octobre, faisant 1 400 morts israéliens et au moins 4 600 blessés, Israël a imposé un siège total de la bande de Gaza, une forme de punition collective contraire au droit international. 200 Israélien·nes demeurent pris·es en otages à Gaza, et leur sort importe moins au gouvernement israélien que l’écrasement des Palestinien·nes.
En novembre 2023, aux États-Unis, une rescapée de la Shoah, Marione Ingram, y ajoutait ses propres observations : "Ce qu'Israël fait ne mettra pas fin à ce conflit. Cela ne fera que l'exacerber." Elle s'indignait que la défense "justifiée" des droits humains puisse entraîner des accusations d'antisémitisme. Évoquant le sort des Palestiniens, elle ajoutait : "C'est douloureux pour moi. [...] Je suis passée par tout ça." Interrogée sur la signification du "Plus jamais ça", elle répondait qu'il signifiait pour elle l'arrêt des horreurs perpétrées durant son existence comme auparavant et regrettait que rien n'ait été véritablement appris. Pour elle, l'attaque du Hamas ne pouvait justifier "le massacre de femmes et d'enfants, en particulier d'enfants."
Il ne viendrait pas à l'idée de Marione Ingram de critiquer les étudiants de Sciences Po Paris : son optimisme altéré par l'expérience, c'est l'engagement de la jeunesse qui la porte. À 87 ans, elle milite pour que les États-Unis cessent d'être "complices de ce meurtre d'enfants" et trouve "ridicule que l'on ne soit pas capable de raisonner clairement" s'agissant des responsabilités d'Israël dans la situation actuelle, résultat de décennies d'injustices envers les Palestiniens.
Marione Ingram a perdu sa grand-mère, emmenée par la Gestapo, la veille de ses six ans. Récemment, alors qu'elle prenait part à une manifestation pour un cessez-le-feu à Gaza, elle a été traitée de nazie et de supportrice du Hamas par un jeune Israélien.
Frédéric Debomy
Sources :
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2020_num_107_1_2992
https://twitter.com/Enthoven_R/status/1767312665058140670
https://twitter.com/Enthoven_R/status/1784540574386622684
https://twitter.com/joannsfar/status/1784383514760073533
https://www.liberation.fr/checknews/pourquoi-le-symbole-des-mains-rouges-utilise-par-des-etudiants-de-sciences-po-paris-en-soutien-a-la-palestine-fait-polemique-20240428_UVKKBEUAJ5AXRDIGVIQNLYXCCA/
https://www.20minutes.fr/paris/4088789-20240429-guerre-israel-gaza-pourquoi-mains-rouges-etudiants-sciences-po-font-polemique
https://twitter.com/KhanNRachel/status/1784534186881106073
https://twitter.com/KhanNRachel/status/1785063563486257469
https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/frappes-sur-gaza-vous-naurez-pas-le-silence-des-juifs-de-france-20231031_LJEAHTHDXNFPHJGGTG6NRHDHII/
https://www.democracynow.org/2023/11/8/marione_ingram_omer_bartov_holocaust_gaza
Post-scriptum du 10 mai 2024
https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/entre-les-lignes/chronique-sciences-po-decryptage-d-une-desinformation_6486098.html