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En 2022, ‘Une Somme humaine’ transformait Makenzy Orcel en finaliste du Goncourt, le plus prestigieux des prix littéraires hexagonaux. Si le roman ratait de peu la timbale, il boostait indubitablement la notoriété du volcanique poète-écrivain haïtien. En France mais pas seulement, puisque le portrait sombre du ‘pays des Lumières’ version années 2020, à travers le récit d’une jeune narratrice décédée, d’enchainer les Goncourt étrangers, de l’américain au vietnamien, du grec à l’uruguayen…
Si le cadre d’une ‘Somme humaine’ était la France, celui de ‘L’Ombre animale' de transporter le lecteur en Haïti.
Haïti la terrible. Haïti la désespérante. Haïti l’indomptable. Aussi féroce avec ses propres enfants que sublime et attirante.
‘Toi’, la mère de l’auteur de ‘Pur Sang', de glisser ses dramatiques confidences depuis et son statut de femme et un au-delà indéterminé, peignant au passage le tableau apocalyptique d’un pays ravagé par l’injustice et la pauvreté. Le livre obtiendra les prix Littérature-monde, Caraïbes de l’ADELF, Louis Gouilloux puis Ethiophile.

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C’est après le succès d’estime de ‘L’Ombre animale’ que l’idée d’une trilogie vint au tisseur des ‘Mûres métamorphoses’.
‘L'Ombre animale' (en Haïti), ‘Une Somme humaine’ (en France) puis le prochain qui se déroulera aux Etats-Unis. Trois terres d’injustice (à des degrés divers) vues à travers le regard éteint et pourtant ô combien pertinent de trois femmes distinctes.
Si ‘Toi’ (cette autre mystérieuse) est récurrente (dans des ouvrages qui peuvent se lire séparément), Makenzy et Orcel le sont aussi. Le pire du masculin et son double : le sensible. Qui se prend, lui, en priorité le poing de la société dans la face.
Les femmes, la mort (‘Les Immortelles’, ‘Cadavre’) et sa scandaleuse irréversibilité; la recherche de l’unicité, du sens, l’hypocrisie sociale et la violence du rejet, le mépris et le refus de l’altérité. L'exil; physique ou mental. Autant de thèmes récurrents qui habitent les romans de Makenzy Orcel. Qui ne seraient que noirceur et désespérance s’ils n’étaient pas portés par une langue inventive et onirique, poétique jusqu’à en chialer, sarcastique, violente souvent, toujours au plus près de l’os.

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La maison Rivages, son nouvel éditeur depuis la publication de ‘L’Empereur’ en 2021, a la bonne idée de sortir en cette rentrée littéraire les deux premiers volumes de cette trilogie intense en poche. Permettant au plus grand nombre de découvrir - ou de se réapproprier - à prix raisonnable ces frénétiques et marquants ‘Ombre animale' et ‘Somme humaine’.
Plongée toute subjective dans le maelström orcelien. Au plus près des âmes insoumises.

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___ ‘L’Ombre Animale’ (Makenzy Orcel) : regard d’outre-tombe sur Haïti l'infernale ___
Dans ‘Les Latrines’, Makenzy Orcel donnait à ses lecteurs accès direct aux pensées sans filtre de ses personnages-guerriers embourbés dans un quotidien sans espoir, captifs écorchés d’Haïti, l’île infernale. Belle et fascinante Haïti oui, mais comme peuvent l’être les fleurs des plantes les plus carnivores. L’écrivain poursuit avec ‘L’Ombre Animale’ sa quête hypnotisante des ressorts intimes, sa recherche de la description parfaite des pulsions insensées qui font tenir debout certains au milieu d’évènements dantesques tandis que d’autres se consument d’un coup, sans préavis, dès la première étincelle (ou le premier coup de machette), toujours sur cette terre-mère sur laquelle il a vu le jour, cette terre-mère maltraitée par l’Histoire et qui en réaction n’en finit plus de dévorer sa propre progéniture.
« quel maintenant
ne scintille que par
le vide velouté de la mort
le temps passe
avec ses loups
ses faux fous rires
ses camions chargés vers les villes
je suis sa puanteur qui n’a pas droit aux larmes
aux obsèques
et toutes ces choses dont les morts
se foutent pas mal
je ne suis pas morte
je vais à ma rencontre »
Toi est morte. Toi porte le même prénom que sa mère, le même prénom que sa grand-mère, le même prénom que la mère de sa grand-mère, femmes interchangeables au fil des générations que les hommes achètent violent dressent engrossent battent quittent, assassinent parfois. Toi la rebelle est morte et sera la narratrice de ‘L’Ombre Animale’, livrant ses confidences de cadavre, entraînant le lecteur dans un long poème macabre mais flamboyant pourtant, posant son regard désormais détaché et enfin lucide sur son pays, cette île des possibles kidnappés.
Toi se souvient de son village d’avant les loups (hommes de main des militaires, des néo-duvaliéristes ? Ultra-libéraux étrangers ? Les uns supportant de toute manière les autres), des travaux des champs, de l’église et de son curé viandard ne croyant guère en ce qu’il racontait (plus occupé à sélectionner les jeunes vierges - ah, le culte marial ! - qu’à faire disparaître la pratique du vaudou comme exigé par sa hiérarchie conquérante). De l’odeur d’oignon frit de la mort aussi elle s’en rappelle, Toi, la mort cette rôdeuse familière qui frappait déjà quand et qui bon lui semblait, les génies en devenir de préférence. Nostalgie de l’enfance ? Non, Toi n’a pas eu d’enfance. « du moins je ne me souviens pas de grand-chose, autour de moi tout était silencieux et féroce, des jours qui s’écoulaient, s’écroulaient au même rythme, sans l’affection des parents, sans jouets, sans amis, je n’ai jamais su céder aux rituels de la camaraderie, en un mot j’ai grandi comme une bête en cage, quelquefois Toi me racontait des histoires d’invisibles, de forces surnaturelles, elle disait aussi qu’il fallait être bénie des dieux pour mourir vieille » De son amour inconcevable pour son frère Orcel elle ne cache rien (Toi est un corps inerte, une ombre animale : qui pour juger de ses pensées incestueuses désormais ?), Orcel ce jeune homme trop sensible réfugié dans la contemplation de la mer. Ni de ses rapports avec son rustre père Makenzy, tyran domestique aux mains baladeuses : le haïssait-elle vraiment ? L’accoutumance et l’affection, à force, se confondent (toxique mais courant chevauchement).
Quant à Toi, sa mère : elle « n’avait jamais tenté de s’affranchir de la prison conjugale, de la servilité continue et répugnante à laquelle elle était réduite, à croire que les femmes sont vraiment faites pour souffrir, rester malgré tout dans le mariage, sans aucun contrôle sur elle-même, elle s’épuisait à garder la tête hors de l’eau, à échapper à l’ennui, avoir une attache, attendre un événement qui ne se produirait pas et dont elle ignorerait la nature et l’ampleur » La famille éclatera avec l’arrivée des loups, venus pour chasser les paysans de leurs terres, récupérer celles-ci pour y implanter une usine dans laquelle tous les villageois zombifiés viendront trimer jusqu’à la fin de leur misérable existence.
« devant l’évidence de leur conquête certaine, ces sauvages jubilaient, ils fêtaient leur victoire en baisant du champagne, en buvant des putains, mais l’Inconnu, cet imprudent, n’avait rien de commun avec eux, son imprévoyance allait lui coûter cher, il le savait, de toute façon, n’avait-il pas hurlé dans un de ces moments d’angoisse, ‘putain la boucherie, on va tous mourir’... une peur bleue prit possession de lui, il redoutait même leur rire qui s’arrêtait toujours d’un seul coup, comme un morceau de bois sec qu’on casse en deux, à peine l’un d’entre eux détournait-il son regard vers lui, son ventre se mettait à bouillir, son corps à se désintégrer, tous crocs dehors, il les imaginait en train de le dévorer d’abord, ensuite tout le village, ne restaient sur le sol que des grosses taches de sang avec des petits morceaux de corps par-ci par-là en attendant que l’averse vienne tout nettoyer, que le temps passe et qu’on oublie qu’un carnage avait eu lieu ici même dans cette gaguère une nuit où la lune se cachait derrière les arbres comme pour ne pas faire partie de la bêtise humaine »
Fuir vers la capitale, se réfugier chez la parentèle installée, la Famille Lointaine, cette tante ou cousine (personne ne se rappelle avec exactitude des liens), chez elle et ses trois cacas-sans-savon tous de pères différents, pute ou indic (un peu des deux), loin des loups mais proche des gueules bientôt fatales d’autres prédateurs assoiffés, jamais repus, dans un de ces bidonvilles colorés de Port-au-Prince (dissimuler la misère à grands coups de pinceaux, ficelle grossière mais les cartes postales des humanitaires demeurent charmantes)

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« tout au long du parcours, je t’assure, tu vas tomber sur toutes sortes de choses, la guerre, la famine, la prostitution, les enfants soldats, les chiens les plus déjantés de la planète adossés au mur des deux côtés du passage, les yeux à peine visibles, à moitié aveuglés par leur casquette ou la fumée de leur saloperie, de leur retranchement ils ne sortent que pour foutre la merde, rançonner, tout en étant prêts à foutre le camp dans l’éventualité où l’Inspecteur et ses hommes seraient dans les parages, tu continues comme si de rien n’était, en évitant de croiser leurs regards, ensuite au tournant d’un autre corridor tu vas voir une vendeuse de café au lait avec un mouchoir sale enroulé autour de la tête, toujours le même mouchoir depuis digue d’antan qu’on la connaît, cette grosse pute je me demande pour qui elle se prend »
‘L’Ombre Animale’, fenêtre sur Haïti, mosaïque de vies, enchevêtrement d’histoires est probablement le livre le plus féministe de Makenzy Orcel (il est d’ailleurs dédié à sa mère). Les hommes-coqs, immatures à jamais, gamins vieillis et égoïstes dépassant sans forcer les frontières de la monstruosité boivent trahissent tuent et quittent, semblant n’avoir tous comme point d’horizon que les abîmes. De toute façon ceux trop sensibles périssent vite terrassés. Éventrés, littéralement. Tandis que les femmes, femmes-baobabs, souvent résistent, même si pour survivre elles doivent se soumettre ou se donner (ce qui revient au même), abandonner les restes de leurs illusions. Terrible portrait d’Haïti ? Terrible portrait de l’humanité, plutôt. Orcel n’a pas son pareil pour distinguer les loas, les esprits de l’île, les regarder en face et les exposer aux yeux du monde (un monde pas étranger à ce déchaînement des passions, à ce chaos organisé), habiter chacun de ses cent personnages jusqu’à leur abandonner son nom, mais malgré la violence permanente qui irrigue ‘L'Ombre animale' (et plus généralement toute son œuvre), lumineux est le mot qui vient à l’esprit lorsqu’on repose l’ouvrage.
Orcel invente une langue, sa langue, mélange de poésie révélant son attachement viscéral à Haïti, de phrases très travaillées mais jamais superflues saisissant les ombres, fleuve de mots charnels, atmosphère onirique envoûtante/effrayante puis soudain de brusques accélérations argotiques, mots épicés de la rue, rythme échevelé qui retranscrit les existences chaotiques de ses héros qui courent pour semer mort ou mémoire.
Un ouvrage clé dans l’oeuvre de cet auteur qui, décidément, ne se lasse pas de surprendre et de repousser les limites de l’incarnation.
[‘L’Ombre Animale’ a reçu le Prix Littérature-Monde et le Prix Louis Guilloux en 2016]
-- ´L’Ombre Animale', de Makenzy Orcel - Rivages ed. (en poche)

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__ ‘Une Somme humaine’ : le trépas des illusions. Immense Makenzy Orcel__

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« nommer les rêves avant même qu’ils ne se désintéressent de naître, d’atteindre leur somme humaine... j’aurais à tout raconter, remplir mille cahiers, cela ne me rapprochera pas de ces terres dont l’obscurité m’a éloignée, ces terres rapetissées, proches de l’effacement... »
D’un confinement familial toxique à la découverte des possibles parisiens, du temps suspendu provincial aux élans indisciplinés du cœur et du corps, une héroïne sans nom se confie une fois la messe dite, débarrassée des aspirations vulgaires, « des nouveaux cycles d’ineptie » (des majuscules et des points martiaux également, un être évaporé ne prétend plus s’imposer). Faire comprendre qui elle aura réellement été le temps de trente et quelques poussières d’années devient le leitmotiv de ses cahiers post-mortem (vision unilatérale, subjective, autant que globale) qui constituent l’étourdissant (gigantesque, tant par le nombre de pages que par la puissance évocatrice et l’ambition du projet) ‘Une Somme humaine’, dernier Makenzy Orcel (finaliste du Goncourt 2022).

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Ce second tome de la trilogie en construction du grand écrivain et poète haïtien déstabilise, surprend, lacère et émeut tant le portrait d’une France minée par ses démons invisibles et ses masques sclérosants est fidèle. Tant chaque page exsude la lucidité, la compréhension des silences, des gestes hésitants, des emportements; et donc la souffrance.
« un village est un tas de tombes au milieu de rien, gênant les routes et les tendances libertaires, le nôtre avait cette étrange particularité de ne faire qu’aller et venir entre le mythe et le réel, la vraie place des choses, leur vanité et leur sens, l’allure du temps et son œuvre... quoi qu’il en soit, c’était pas une chance d’y être né, et ç’aurait été absurde d’y mourir... »
Une langue superbe, un style différent de ses précédents, moins gourmand des métaphores et images teintées de réalisme merveilleux (même si l’Enfant-Cheval et le fou médium, mauvaise conscience du village, de surgir sans prévenir tels des « orages parfaits »), comme si cette fresque française avait exigé un traitement particulier, une adaptation pour parler au plus grand nombre. À moins qu’il ne s’agisse d’un hommage, aussi, au créateur du roman moderne et père de ‘La Comédie humaine’ par le fils prodige des Lettres haïtiennes.

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Dans le premier volet (les deux peuvent se lire séparément), ‘L’ombre animale’ (Zulma ed., 2016), l’auteur de ´Maître Minuit’, des ‘Immortelles’ et de ‘L’Empereur’ empoignait la nation caribéenne sans souci de plaire ou de déplaire, juste de dire les forces et les petitesses, le beau et les obscurités, via le fantôme d’une très vieille dame haïtienne, prénommée Toi (sa mère).
Dans ‘Une somme humaine’, il rend la parole à une jeune femme française ignorée ou méprisée toute sa courte existence (le dernier tome sera une plongée dans la non moins complexe société américaine).
Toi devient la confidente disparue, éternelle, intrigante autre, accueillante sans parole (« son langage est silencieux, sans mots. Son expression est secrète. Son intimité n'est pas un "vous", mais un "tu" » écrivait Derrida à propos de l’altérité féminine théorisée par Lévinas) à laquelle l’auteur de ‘Pur Sang’ entend redonner voix, de la seule place qu’il peut tenir, masculine.
Le lecteur retrouve aussi Orcel et Makenzy, les doubles mâles, les possibles antinomiques (douceur, violence; sensibilité, instincts prédateurs), symboles du libre-arbitre. Sans cache, le poète de leur offrir son nom. Que le meilleur gagne, emporte les morceaux de choix.
« que restera-t-il quand j’aurai fini de faire
l’inventaire de mes passages mes plongées » (‘La Nuit des terrasses’, La contre-allée ed.)

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Qu’a-t-elle de singulier, quelle voix prétend-t-elle porter, représenter, celle qui a sauté sur les rails au passage du métro parisien lorsque la coupe des souffrances déborda ? Aucune, si ce n’est la sienne, sans artifices ni poses, ce qui est en soi rare, précieux.
Seule la mort pouvait autoriser cette liberté et transformer l’intime, le particulier, le récit de chaque soubresaut, souffle, sursaut, tremblement amoureux ou terrifié en écho de la voix de toutes les femmes.
Elle n’en était qu’une parmi les autres, quelconque; elle devient depuis son linceul une étoile éteinte, unique, au rayonnement à jamais gravé par la plume de l’écrivain mais, également, un symbole universel.
Des pièges et menaces qui planent dès la puberté (quand ce n’est pas avant) au plus près des corps féminins, des gouffres et des volcans qui entachent voire détruisent à petit feu - prétendues expériences galvanisantes - les sensibilités trop développées (tous genres confondus), qui ne se sentent chez elles nulle part tandis que d’autres « traitent à la fois avec Dieu et le Diable ».
Écrire. S’approcher le plus de l’essence d’une âme dont personne ne s’était jamais préoccupé lorsque la vie parcourait encore les veines du corps malléable, influençable, support livré aux projections sans fin des vampires au petit pied.
« les rues sont remplies de fumées d’expérience personnelle qui cherchent à remplacer l’air, je ne suis la mère, la sœur, l’amie, la bonne de personne, je suis ce que je suis, que devrais-je savoir du regard des autres femmes sur moi, qu’est-ce que c’est, que cache-t-il réellement, n’est-il pas aussi simple et beau qu’on ne le croit, quoi qu’il en soit, rien ne me ferait croire que les femmes sont à la fois elles-mêmes, dans leur humanité, leur complexité, leurs pulsions, et les loups qui dévorent leur chair, ou qu’elles sont les causes profondes et premières de leur systémique ensevelissement, en même temps, l’idée que le patriarcat serait responsable de tous leurs malheurs me semble pour le moins puérile, la nature humaine est bien plus compliquée que cela... »

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Il ne faut pas compter sur Makenzy Orcel pour flatter le manichéisme si précieux à l’époque. Ses mots ne sont pas des jugements péremptoires mais des tentatives de cerner au mieux le vrai, ressenti comme tel, à partir d’un personnage re-situé dans ses sphères et intime et conjoncturelle (sociale, historique, culturelle).
Carnets d’outre-tombe dans lesquels la jeune femme disparue revient sur son enfance dans un village du sud de l’hexagone (qui pourrait être n’importe lequel de ceux qui constituent les régions françaises) avant de conter son installation dans la « Ville lumière ».
Les convenances, les rumeurs et les silences butés engourdissent la vie de la localité qui s’organise autour des fenêtres du bourg, de l’église, de la boulangerie, de la pharmacie et de quelques figures symboliques qui se voient attribuer des chapitres consacrés au cordeau, splendides écrins descriptifs à la Mauriac de la petite bourgeoisie provinciale.
Le curé alcoolique et vicieux (qui fait peu de cas du secret de la confession après la troisième poire), l’oncle antipathique et cupide, notable puissant qui a dressé tel un bon chien son frère à l’obéissance et guette avec impatience la sortie de scène de leur vieille mère (esprit indépendant, donc redoutable). Celle de la narratrice, Genitrix féroce, alliée de son beau-frère dès qu’il s’agit de mettre en forme ordre social et apparences (tel l’un des bouquets de ses fleurs adorées, mortes en sursis, bientôt fanées), multiplie les dîners mondains sans jamais un regard bienveillant, une attention, pour le fruit de ses entrailles.
« le fantôme de mère passait d’une pièce à l’autre, vêtu d’indifférence, sa plus belle robe »
Un univers familial constitué d’êtres possédants mais dépossédés de toute richesse intérieure (hormis la grand-mère, bientôt alitée), vidés de leurs rêves dès l’enfance, de leur individualité. Elle, la fillette, servira de défouloir à la tristesse revancharde.

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Les espoirs vains, le souci permanent de ce qui peut se dire ou pas ne sont plus, dans l’ailleurs définitif (inconnu de tous) qui reçoit la narratrice à présent.
« presque toutes les nuits, je ne pensais qu’à faire mes bagages, foncer vers la gare et demander un aller simple pour Paris, n’importe où, loin de ce foutu village, ou de cette foutue famille, j’avais envie de dormir très longtemps et de me réveiller dans un autre monde, cela me paraissait compliqué de foutre le camp comme ça sur un coup de tête, sans aucune préparation ni connaissance du monde, comme un pauvre poisson d’aquarium lâché au beau milieu de l’océan parmi des animaux impitoyables et ténébreux, des tempêtes transportant des immeubles d’eau, et des nuits démesurées, faites d’imprévus, au fond desquelles le pauvre inconnu flotte, en proie aux transes captieuses, lugubres du large, thaumaturge dont on ne sait rien, la face mussée dans les lointaines contrées de l’immense, ses chants ruminés racontent la même histoire, celle du recommencement de la solitude, soudain un silence, éblouissant, telle une éternité entre deux battements d’ailes, le pauvre poisson espère, mais reprend le leitmotiv apocalyptique, la danse cruelle des eaux dures, l’invincible perversité de la mort, le pauvre poisson se laisse porter, il n’y a nulle part ailleurs où aller, partout c’est pareil, partout c’est l’océan, l’indépassable, nuits et batailles de vagues incisives au milieu du ciel, déployant toute leur puissance factice, coincé entre ces murailles moutonnées, il n’a même pas la force de verser les larmes que ses souvenirs dans l’aquarium lui arrachent, cette eau calme, harmonieuse, surtout bien paramétrée, où il a toujours vécu en sécurité, jamais il ne choisirait un autre écosystème à celui-là, pour tout dire, c’était une vie monotone, un peu morbide parfois, mais il y était chez lui, heureux, n’avait aucun mal à voyager puisque l’imagination est faite pour cela... bref, ce genre d’incertitudes liées à l’ailleurs, à l’inconnu, me faisaient très peur parce que, à l’instar du poisson, je ne connaissais pas d’autre monde que mon aquarium de village, et très envie parce que toutes les raisons étaient bonnes pour quitter ce trou pourri avec ces rustres qui chiaient dans leur plat, rotaient, puis se remettaient à boire, à baiser la femme de leur frère et violer leur propre nièce, mais je me disais que c’était peut-être plus judicieux d’attendre... »

Bientôt elle connaîtra enfin le (fugace) sentiment de liberté qui saisit tout nouvel arrivant dans la capitale. Vie de bohème, tentatives artistiques et même groupe d’amis sorbonnards. Rues sans repos, métissées, loin des anathèmes racistes de madame mère. Métro Gambetta, un studio louée à une vieille dame juive jamais remise des atrocités de la Guerre (« croyez-moi, il y a vraiment quelque chose qui ne va pas avec les humains, ils sont pourris et irrattrapables, et il faut particulièrement s’en méfier quand ils prétendent connaître Dieu... »), une voisine théâtreuse borderline (« je pleurais, je pleurais, s’écria-t-elle, et alors, c’est interdit d’écouter de la musique, c’est interdit de pleurer, aussi, hein, mais ça ne regarde personne »), un amant bienvenu, pas collant et réveillant ses sens, la découverte du 20 ème, du Père-Lachaise (la mort, encore, toujours). Oublier, panser, commencer, croyait-elle.
« nous ondulions, nos lèvres unies, chaudes, fougueuses, chaque nouveau morceau plongeait les corps et le temps dans un nouveau et délicieux chaos, arrête ça tout de suite, hurla mère la première fois qu’elle m’avait surprise en train de danser librement, Orcel me serra encore plus fort contre lui, et je pouvais sentir son désir se durcir de plus en plus, je brûlais debout, tu te crois où là, pauvre mère, si elle savait à quel point la danse fait du bien, nos corps avaient quitté la musique et la salle depuis longtemps pour entrer dans un nouvel espace-temps où des mondes lumineux se formaient, se décomposaient au rythme de notre souffle, de notre transe, on ne saura jamais le nom de ce lieu né de l’alchimie entre deux êtres, ça devenait intenable, Orcel m’entraîna dans les toilettes, passa ma petite culotté sur le côté et me traversa de toute sa flamme... le bar se vida autour de une heure du matin, tu crois qu’ils ferment parce qu’on a tout bu, rigola-t-il, peut-être, dis-je, devine ce dont j’ai envie, quoi, du café-thé-whisky, mais qui ose boire une telle chose, moi, c’est la boisson qu’on buvait quand j’étais étudiante, oh non, fit-il en laissant tomber sa tête sur mon épaule qu’il embrassa plusieurs fois, le serveur nous offrit des shots, et nous dit ensuite, à Orcel et moi, qu’on formait un beau couple, le métissage c’est l’avenir, n’importe quoi, pensai-je d’emblée, nous sommes deux personnes qui s’aiment, c’est tout, pas un projet vers une nouvelle race déterminée, un croisement entre deux rives, entre la lumière et l’obscurité, entre ici et là-bas, ou c’est exactement ça, et nous sommes tous des métis, ce shot est vraiment bon, me tira Orcel de mes élucubrations »
Mais malgré le rythme accéléré de la cité et les promesses multipliées, la gravité, cette faculté insupportable, incontrôlable, venue de loin, de détecter et lire la solitude dans les regards croisés. Des solitudes qui ne sont pas en voie de disparition dans les agglomérations.
« il me parut comparable à ces gens qui excellent dans l’art de l’effacement, agonisent derrière leur masque enjoué, une face dedans, une face dehors, emmurés dans leur écartement, au fond de ses yeux se nichait une tristesse anonyme, ineffable, sans début ni fin, parfois inconnue de ceux qui la portent, ça fait des yeux qui vous regardent mais qui en réalité ne regardent nulle part... »
Tout comme celle de repérer les âmes corrompues, pernicieuses, obsédées par le rôle que doivent jouer les si courants « petits comédiens anthropomorphes » de leur propre vie : « le conducteur, grand, osseux, prononçait chaque phrase comme une réussite sociale »
De trois frères maliens en quête de mains tendues (pages éloquentes sur l’accueil des étrangers), de l’amour d’Orcel au concert d’un groupe de rock au Bataclan le 13 novembre 2015, d’une « prostituée rebondie, avec une gueule d’ornithorynque et des cheveux longs et bouclés qu’elle exhibait comme un succès » (oui, beaucoup de rires aussi dans ce roman enfiévré) à la lettre du père, à son image (lâche), jusqu’à la rencontre maudite avec Makenzy : loin de se limiter à la description du processus qui a mené la narratrice au suicide (ce qui serait pour le moins morbide), ‘Une Somme humaine’ souligne le poids des déceptions adultes ravivant les insécurités de l’enfance (fragilité des grains de sable), explore les ressorts de l’asservissement (tout comme dans son précédent roman, ‘L’Empereur’) en même temps qu’il utilise chaque rencontre de la narratrice, anti-Rastignac par excellence, pour dépeindre un morceau de la société française, constituant au fil des pages et avec une souplesse remarquable un portrait des chimères nécessaires (pitoyables) pour ne point sauter, des mille techniques de survie qui, d’ailleurs, n’en est même plus un, portrait, car il se fait vite franchement miroir tendu et laisse dès lors le lecteur muet, hébété.
D’ailleurs, ne faut-il pas entendre dans ce passage sur les anciens amis étudiants de la jeune femme : « l’art du tri, [ils] maîtrisaient parfaitement les stratégies les plus visqueuses de cooptation, frottis-frottas et branlettes préjugeant au millimètre près la valeur de leur avenir, incapables d’une immersion profonde et respectueuse dans un univers différent du leur » un sévère coup de griffe à ces Français si beaux parleurs mais obstinément, résolument, indifférents à l’histoire et à l’actualité haïtiennes ?
‘Vous ne voulez rien savoir ? Très bien. Mais au moins regardez-vous en face.’

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Alors on regarde et on sursaute, recule.
Estomaqués par le reflet renvoyé, légions de Dorian Gray.
Bouleversés par les coups de reins balancés par le plus grand écrivain francophone actuel dans ce récit de l’échec d’une quête sans drapeau ni couleur (du sens, de l’amour), qui ne cesse de gagner en puissance (en illusions perdues ?) et en assurance à chaque nouvel ouvrage. Un auteur accoutumé à flirter avec la Faucheuse (« une pirogue glisse épaulée par le temps à quelques nuances de là rameur fantôme poursuivant sa nuit » - ´Pur Sang’), comme tout Haïtien malheureusement, contrairement aux Français qui détestent se rappeler de son existence. De l’imprévisibilité de ses razzias. Un écrivain qui sait qui il est et sait où il veut aller.
Car « en donnant ses yeux à l’ombre », Makenzy Orcel donne vie non pas au « bon roman de la rentrée littéraire 2022 » mais signe bien un ouvrage majeur, inspirant, inventif et universel (malgré le décor tricolore planté), chaque page envoûtant et interrogeant tant les vanités, les sauvages jeux sociaux, la fragilité humaine que la force des femmes.
Un livre qui, définitivement, marque et demeurera.
« mon bébé
mon horizon noyé dans l’angoisse des arcs-en-ciel
déportés de leurs chatoiements
de rien qui vaille
le corps mutilé de l’aube
— mère, que fais-tu,
pourquoi me cherches-tu sous cette lune éblouie
par les besoins de briller des hommes
revenir à ce néant
dont ni toi ni moi ne pourrons fausser les angles
mère, laisse-nous ne pas être
comme toute éternité... »
— ‘Une Somme humaine', de Makenzy Orcel, éditions Rivages. En poche —

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Illustrations (tableaux) : Annegret Soltau
* voir également 'Makenzy Orcel, fils d’Haïti : la plume dans les plaies. Etude d'une oeuvre de feu'