"C'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal." Hannah Arendt.
Face à une situation aussi dramatique, il faut rester lucide, peser les mots, même les plus lourds, affronter la complexité. Et le cri ne doit pas détrôner la pensée.
D’abord, ne pas banaliser le mal mais condamner fermement et clairement l'assaut du Hamas, un acte indiscutablement barbare car, comme le dit Albert Camus, dans un autre contexte, "Quelle que soit la cause que l'on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d'une foule innocente". Parole juste, définitivement.
Autre chose est d’affronter une armée, tuer des soldats ennemis, au risque de mettre sa propre vie en danger, quelle connerie la guerre ! mais c’est la guerre. Dans ce cas, la résistance s’oppose à l’oppression. Mais massacrer de sang-froid des centaines de jeunes gens et de jeunes filles, d' enfants, sans défense, est une abomination, une infamie injustifiable, un crime de guerre.
Assurément, il faut les mots pour le dire, comme le déclare Delphine Horvilleur qui déplore cependant qu’ils soient "…écrasés par les rhétoriques habituelles du conflit israélo-palestinien". Les rhétoriques habituelles du conflit israélo-palestinien, mais, justement, parlons-en ! Car, s’en tenir à la seule condamnation, à l’énoncé en occultant l’énonciation et ne pas vouloir comprendre pour seulement moraliser, là est le nœud du problème et la source des ambiguïtés.
Et même si "le pourquoi se défile" (1), explorer le passé de cet affrontement séculaire, trop souvent couvert d'indifférence, est de rigueur, surtout quand on exerce le pouvoir et qu’on prétend peser sur les événements de sorte que le futur soit différent du présent. Ainsi, après la condamnation de l’acte, il est indispensable de le mettre en relation avec les circonstances historiques dans lesquelles il s'est produit et, partant, d'oser savoir pour agir. L’opération criminelle du Hamas ne peut pas être déconnectée de l’histoire depuis 1948, histoire, qui peut ouvrir "dans le passé des ressources d'intelligibilité pour le présent" (2) et empêcher de réfléchir, du haut du cœur, certes, mais avec sa tête, ne serait-ce que pour tenter d’éviter de nouvelles catastrophes à venir.
Et là, on est loin du compte, instrumentalisation politique et propagande décomplexée sont au rendez-vous. On en connaît les termes rituels, les lieux communs convenus, les réflexes pavloviens. Je résume : "Il faut être inconditionnellement derrière Israël" (3). Voilà, tout est dit, tout est crédit, d’Anne Hidalgo à Eric Ciotti.
C’est dans ce concert monophonique que les soutiens d’Israël donnent du souffle et de la voix, malheur à qui dénoncerait les attaques, les raids de terreur multiples que l’armée de l’Etat d’Israël et les colons mènent depuis plusieurs mois dans les territoires occupés, les 6167 morts Palestiniens depuis 2008. Aussitôt taxés d’antisémitisme celles et ceux qui appellent à se défaire d’une indignation sélective sont vilipendés et quand ils soutiennent la cause palestinienne pour la justice et pour la paix, ils sont immédiatement accusés de faire l’apologie du terrorisme.
Cette rhétorique-là est bien huilés, on affirme, on répète, au point que "Si vous n'êtes pas vigilants, les journaux [on dirait aujourd’hui les boucles médiatiques, réseaux sociaux et chaines à jets continus] vous feront haïr les oppressés et aimer les oppresseurs." (4). Un comble !
La négation de l’existence des Palestiniens depuis plus d'un siècle, les élucubrations bibliques justifiant la colonisation, l’oppression, les spoliations, les exécutions sommaires par un état surarmé, doté de l’arme nucléaire, perfusé militairement, économiquement, diplomatiquement, par les Etats-Unis, le soutien "indéfectible" à Israël joint à l’inaction coupable de la soi-disant communauté internationale devant ses multiples violations des résolutions de l’ONU, ont laissé mûrir une situation délétère, généré des éruptions explosives.
Comment, dans ces conditions, serait-il possible de manifester son soutien à Israël sans considération pour le sort des Palestiniens ? Ce serait tolérer et préparer, voire encourager, les prochains et probables crimes de guerre. La protection des civils, l’aspiration à la sécurité et à la justice ne peuvent être à géométrie variable, ni leur atteinte à dénonciation sélective.
Il est loin le temps où un Charles de Gaulle pouvait lucidement déclarer : "Maintenant il (Israël) organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsion et s’y manifeste contre lui la résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme". (5)
Raison garder, donc, démasquer ceux qui condamnent, à grand bruit et à juste titre, les crimes des uns tout en occultant pudiquement les crimes des autres, pire, qui affirment sans vergogne leur solidarité avec l’oppresseur et stigmatisent ceux qui y résistent.
Ceux-là sont loin de favoriser les seules solutions crédibles, celles du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, celles d'une véritable démocratie fondée sur l'égalité et la justice où Israéliens et Palestiniens pourront, enfin, défendre, en commun, le droit d'être divers. Mais, en l'état actuel des choses, elles ne s'imposeront que lorsque le rapport de force en leur faveur sera établi...on en est encore bien loin.
Dernières nouvelles. L'infamie nourrit l'infamie. Intensification des bombardements israéliens partout dans la bande de Gaza. Plus de 600 morts et près de 3 000 blessés en trois jours et, ici aussi, essentiellement des civils, femmes et enfants, autre crime de guerre. Israël vient de faire sauter l’église orthodoxe Saint Porphyre de Gaza vieille du Vème siècle. Avions de combat, navire de guerre. Les Etats-Unis apportent un soutien militaire sans faille à Israël. L'Union européenne envisage de couper l'aide aux Palestiniens alors que Gaza vit sous blocus depuis des lustres.
"Nous combattons des animaux et nous allons donc les traiter comme tels", a prévenu le ministre de la Défense israélien.
"Le barbare c'est celui qui croit en la barbarie", Claude Lévi-Strauss nous l'a appris.
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1 - "Nous savons à peu près tout sur le comment de l'horreur, le pourquoi se défile." Régis Debray
2 - Patrick Boucheron
3 - Robert Meynard
4 - Malcom X
5 - Conférence de presse, 27 novembre 1967
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Voir sur mon blog Médiapart :
"Apartheid", le mot qui fâche | Le Club (mediapart.fr)
Le tollé | Le Club (mediapart.fr)
A Gaza, rien de nouveau | Le Club (mediapart.fr)
Lettre fraternelle à des amis juifs inconnus | Le Club (mediapart.fr)