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Billet de blog 5 sept. 2021

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École : comment résister à la stratégie du choc ?

Les polémiques déclenchées et savamment entretenues lors de cette rentrée scolaire représentent un exemple concret de la stratégie du choc en train de se dérouler. Résister nécessite un certain nombre de mises au point.

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Tout d'abord, nous devons  arrêter de courir après tel ou tel ministre en essayant de prouver la fausseté de telle ou telle affirmation en croyant que cela suffira pour décrédibiliser la politique menée et forcera les gouvernants à changer de cap. Si tel était le cas, un seul rapport du GIEC aurait suffi pour décarboner l'économie. Or, rien ou pas grand chose ne se passe. Alors que le danger est imminent, que le consensus scientifique existe sur les mesures à prendre, les actes ont la plupart du temps du mal à suivre les jolies paroles. Mais je ne vais pas ici essayer d'expliquer les raisons qui rendent cette inaction possible puisque Andreas Malm, entre autres, l'a déjà fait de façon intéressante. (1) Et il y est beaucoup question du capital et de la lutte des classes.

Il en sera de même ici au sujet de l'éducation donc et de cette rentrée lors de laquelle le gouvernement ne temporise pas mais, sûr de lui, lance des offensives de tous côtés. Comme quoi, le Grenelle de l'éducation de l'année dernière : ce n'était pas pour rire. Mais ce n'est pas un sujet réservé aux enseignants car nous essaierons de voir en quoi c'est toute la société qui sera impactée et transformée parallèlement à la maison du mammouth qui semble avoir perdu toute capacité de nuisance face au néolibéralisme. 

Mais commençons par les annonces marseillaises de M Macron concernant les directeurs d'écoles. Il s'agit de permettre à ces derniers de "choisir" leur équipe pédagogique ou en d'autres mots de recruter eux-mêmes directement les enseignants de leur école. Jusqu'à présent les affectations des enseignants se faisaient en suivant des règles objectives et connues de tous. Il s'agit d'un barème composé de différentes choses comme l'ancienneté, la stabilité sur un poste, exercice sur des postes difficiles à pourvoir etc. On peut trouver ce système imparfait, comme beaucoup d'enseignants, mais il est transparent (officiellement tout de moins puisque depuis peu (depuis Blanquer) les représentants syndicaux n'ont plus la possibilité de contrôler le déroulement des procédures d'affectations (2). L'idée est donc de remplacer ce système par un autre qu'on peut sans aucune crainte qualifier de plus opaque et subjectif. 

Mais cette proposition présidentielle est tout sauf une nouveauté. Cela avait été tenté sous le quinquennat Sarkozy (le dispositif ECLAIR) (3). C'est aussi un des points sur lesquels ont beaucoup insisté les conclusions du Grenelle de l'éducation. (4) Enfin, et surtout, c'est un point paradigmatique de la conception néolibérale de l'école et de l'autonomie des établissements que celle-ci promeut depuis de nombreuses années. L'OCDE par exemple fait des recommandations dans ce sens dès qu'ils ont l'idée de pondre un rapport sur l'éducation. (5) 

Je ne vais pas revenir ici sur l'enrobement mielleux qui accompagne toujours cette proposition (autonomie, leadership, émulation etc. rajoutez-en tant que vous voulez!). Tentons plutôt de voir quelles seraient les conséquences réelles d'une telle mesure. L'idée générale est de précariser les enseignants et de les rendre malléables et dociles. La précarisation dont il s'agit ici est beaucoup plus pernicieuse que celle créée par les bas salaires car elle risque d'enlever aux enseignants toute force de résistance et de proposition. Et elle est le fruit de plusieurs mesures issues de la logique néolibérale. 

Aujourd'hui un enseignant syndiqué, gréviste régulier ou occasionnel, pratiquant une pédagogie coopérative (ou toute autre ne respectant pas les critères (neuro)scientifiques ministériels) ne risque pas grand chose (officiellement)(6). En effet, on ne peut faire subir une procédure disciplinaire ou refuser un poste à un enseignant sous motif qu'il serait syndiqué ou qu'il aurait participé à la grève du 23 septembre. Or, avec les nouvelles règles du jeu, il se pourrait que le directeur-recruteur ne le trouve pas ou plus à son goût. Bien sûr, les raisons évoquées ne seront pas celles-là. Gageons que le néo-chef saura en trouver de moins scandaleuses, en apparence plus en rapport avec la pédagogie. Bienveillantes. 

Mais, me direz-vous, pourquoi diable le directeur irait-il forcément dans ce sens ? La raison en est simple car le système est cohérent : la précarité du directeur lui-même. En effet, M Blanquer a proposé en toute fin des "négociations" autour du Grenelle un nouveau statut pour les directeurs des écoles qui bénéficient d'une décharge totale. Ils occuperont dorénavant un "emploi fonctionnel" qui leur donnera de nouveaux droits sur leurs adjoints mais cette "fonction" leur sera octroyée par leur propre supérieur hiérarchique, à savoir l'inspecteur. Et donc : si l'inspecteur n'est plus satisfait des "services" rendus par le directeur il pourra lui retirer la fonction de directeur et celui-ci devra ainsi retourner parmi la plèbe des enseignants ordinaires.(7) Si nous avons encore une once de lucidité, nous pouvons voir que le taux de syndicalisation, le taux de grévistes, ou encore la quantité de rebelles ordinaires seront des facteurs importants dans les décisions de l'inspecteur. Trop de grévistes ? Tu as mal recruté. Tu ne t'en es toujours pas séparé ? Au revoir l'emploi fonctionnel. 

Pour ceux qui pensent que la hiérarchie aura du mal à trouver des candidats pour ces postes de couleur jaunâtre : je pense que vous idéalisez la nature humaine. Avoir du pouvoir, même par procuration et en étant fortement subordonné, n'a jamais rebuté la majeure partie de l'humanité. 

Nous pouvons rajouter que le Grenelle proposait aussi que les directeurs puissent évaluer les enseignants. Ici, les conséquences se feraient sentir sur le portefeuille déjà bien maigre de ces derniers puisque les promotions seront bien sûr conditionnées par les "bonnes notes". 

Tout ce qu'on vient de voir fait partie quelque part du travail de préparation de terrain pour ce qui va suivre. Car il ne s'agit pas dans tout cela d'une quelconque méchanceté ou d'un plaisir que procurerait la domination. Il s'agit simplement de rendre la défense des intérêts des classes dominantes plus simple. Réaliser la prophétie de Nicolas Sarkozy qui rêvait de grèves tellement faibles qu'elles en deviendraient invisibles sert la lutte des classes permanente qu'il s'agit de remettre en lumière. 

Lorsqu'on évoque l'expression "lutte des classes", on pense souvent aux classes laborieuses qui lutteraient contre une domination subie. Selon la croyance populaire, lutte des classes = grève, manifestations, blocages etc. Or, cela est un aspect bien particulier et très rare de cette lutte. La plupart du temps la lutte est menée par la classe dominante pour sauvegarder et étendre ses avantages et sa domination. Il s'agit là de l'aspect ordinaire de la lutte des classes, tellement ordinaire qu'on ne la qualifie même plus comme telle. Et les dominants font tout pour que cela reste ainsi. Leur stratégie est de naturaliser les inégalités et de surcroit faire semblant de lutter contre celles-ci. D'où, dans le domaine éducatif, des concepts tels que "méritocratie" ou bien "égalité des chances". 

Ce à quoi M Blanquer veut faire adhérer le monde enseignant de gré ou de force est une école recentrée sur les fondamentaux. Il ne cesse de profiter de chaque occasion qui lui est offerte pour placer ses quatre totems : lire, écrire, compter et respecter autrui. Au passage, il est en train de redéfinir le sens du mot "lecture" pour en faire un équivalent du "déchiffrage". Ne doutons pas que sur cette lancée tout ce qui peut être porteur d'idées subversives sera évacué de l'école des fondamentaux. En Histoire nous aurons le fameux "roman national". En géographie il faudra éviter d'analyser les problèmes engendrés par l'action de l'homme sur l'environnement ou alors seulement à travers les effets de la surpopulation et comme ça les pauvres seront encore les responsables de nos maux. Concernant l'EPS et les activités culturelles, le ministre a déjà donné le ton en essayant simplement de les évacuer de l'enseignement de l'école primaire et de les confier aux collectivités locales avec son projet (toujours pas enterré!) appelé 2S2C.(8) Et ainsi de suite. 

Une conséquence de tout cela sur le quotidien des enseignants sera le fait qu'ils perdront leur statut d'experts, de pédagogues, et ils se transformeront en transmetteurs de contenus selon des méthodes précises conçues par de "vrais experts" qui ne laisseront que peu voire pas du tout de marge de manœuvre à ces "enseignants du 21ème siècle". C'est l'aspect le moins visible de la prolétarisation qui est en cours mais ce n'est pas le moins important.(9) A lui seul d'ailleurs il peut justifier les bas salaires. (10) Ceux qui feront des profits directs (colossaux) sont des entreprises privées, notamment le secteur de l'EdTech. (11) Sans même parler du secteur du soutien à domicile qui se frotte les mains. Et rien que ça, ce serait déjà, pour nos idéologues néolibéraux, une raison suffisante de s'engager sur cette voie. 

Or, une telle école n'est pas faite pour former des citoyens éclairés, comme aime pourtant à le clamer M Blanquer. Une telle école est parfaitement adaptée pour former des consommateurs et une main d'œuvre docile ne remettant pas en cause l'ordre du monde ni ses rapports de domination. C'est certainement cela "l'adaptation aux besoins des entreprises". 

C'est là qu'interviennent les paravents que sont la méritocratie et l'égalité des chances. M Macron investit certes des millions d'euros dans les "cordées de réussite" censées permettre aux jeunes des milieux défavorisés les plus méritants d'accéder à l'enseignement supérieur. La démesure des chiffres pourrait nous ôter l'envie de taxer le président comme étant celui des riches. Mais en mettant en lumière ces transfuges de classes on abandonne définitivement tous les autres. La réussite de quelques uns justifie l'assignation de tous les autres à leur résidence sociale d'origine et fait porter sur leurs seules épaules toute la responsabilité de leur situation. Et tout ce discours en apparence bienveillant est porteur d'une culpabilité que les non-méritants sauront intégrer. Ils ne devront donc s'en prendre qu'à eux-mêmes, leur manque de volonté, de talent, de goût de l'effort. 

La récente polémique autour des allocations de rentrée lancée cette année par M Blanquer lui-même relève de la même logique. Accuser, même indirectement, la partie la plus pauvre de la population non seulement de tricher mais aussi de ne pas prendre aussi soin de leurs enfants que ce qu'ils pourraient le faire dans le but de réduire leur liberté et de renforcer leur sentiment de culpabilité dans des actes anodins du quotidien (comme acheter un téléviseur), et ce venant d'une bourgeoisie au pouvoir, ne peut se nommer autrement qu'une lutte des classes en vue d'une soumission toujours plus grande de ceux d'en bas. Peu importe si les faits évoqués sont faux! Car ils ne s'appuient pas du tout sur des données réelles mais sur une opinion populaire à laquelle ils font appel sans arrêt lorsque de rares journalistes leur font état de chiffres réels. Leur réponse est toujours la même : "Mais voyons, tout le monde sait cela." (12)

Et l'opinion de ce tout le monde est fabriquée précisément par une ambiance générale (politique et médiatique) où ceux qui ont le moins sont toujours suspectés d'être la cause de tous nos maux en plus d'être les uniques responsables de leur situation personnelle. Ainsi, retourner l'accusation de populisme vers ceux qui fondent leurs arguments sur une opinion populaire fabriquée de toutes pièces et rejettent des données réelles qu'on leur oppose sans aucune autre forme d'explication pourrait éventuellement être envisagé. Ce serait déjà un bon début. 

Une autre attaque contre les plus faibles est en cours avec la réforme des Réseaux d'éducation prioritaires (REP). L'idée générale est de diluer les aides concentrées actuellement dans les établissements situés dans les quartiers les plus pauvres en introduisant de nouveaux critères quant à l'attribution du label comme par exemple l'isolement géographique mais aussi et surtout, là aussi, une précarisation. En effet, sous prétexte de décentralisation et d'analyse plus fine et souple, il n'y aura plus de pérennisation des aides car celles-ci seront soumises à un contrat passé entre les établissements et le rectorat. Et comme tout contrat, celui-ci pourra être révisé, suspendu ou rompu si les objectifs ne sont pas atteints. Il est aisé là aussi d'apercevoir le dilemme qui tiraillera les enseignants lorsqu'il s'agira de contester ou pas certaines réformes ou méthodes pédagogiques. De plus, ici, ils auront une impression de culpabilité de mettre en danger non seulement leurs propres conditions de travail mais aussi celles de leurs élèves, pourtant déjà défavorisés. Le procédé a l'air assez pervers mais efficace. 

Autre "avantage" de cette réforme : des écoles privées pourront, grâce à l'introduction de nouveaux critères, bénéficier d'une part de ces moyens. (13)

Questionner l'efficacité des politiques mises en place est nécessaire, mais justifier une nouvelle mise au pas des personnels et une nouvelle précarisation des établissements avec leur mise en concurrence dans la course à la carotte avec comme argument fallacieux l'intérêt des plus faibles peut être qualifié de procédé cynique. (14)

S'opposer en dénonçant les salaires trop bas, le manque de moyens, les manipulations des chiffres...tout cela revient à courir après les balles lancées par l'adversaire. Et reste peu efficace. Rechigner à inscrire les discours d'opposition dans cette lutte des classes par peur de se couper d'une base peu politisée nous place dans un flou dans lequel on a l'impression que les gouvernants sont soit incompétents, soit juste malveillants par nature car on ne se donne pas les moyens d'expliciter les raisons profondes de leurs agissements. Pour gagner en efficacité, il s'agirait plutôt de se lancer dans ce chantier de politisation, certes plus long et difficile, mais indispensable. 

Il est donc nécessaire de rappeler sans cesse que le but de tout cela est de faire à moyen terme de l'école publique une école au rabais réservée à la masse qui se contentera de son statut social dont les volontés d'émancipation seront étouffées dans l'œuf par l'idéologie méritocratique et les processus de culpabilisation sous-jacents à celle-ci et qu'il s'agit d'une stratégie cohérente censée apporter des bénéfices directs au secteur privé mais aussi indirects sous forme de cette docilité fabriquée patiemment. C'est en semant de telles graines qu'on pourra espérer rallier à cette cause de larges pans de la société. Car ce n'est pas une cause corporatiste, contrairement à ce que les grands médias laissent entendre lorsqu'ils évoquent les revendications salariales. D'ailleurs, la facilité serait de se taire et de manger les miettes lancées depuis les fenêtres de la rue de Grenelle. Or, c'est une cause émancipatrice qui pourrait faire tache d'huile. Et là, le travail ne ferait que commencer. 

1 - Dans son livre "La chauve-souris et le capital".

2 -  Voir par exemple ici : 

https://www.snudifo67.fr/index.php/2020/02/13/mouvement-2020-avec-la-liquidation-des-capd-le-regne-de-larbitraire/

3 - Voir ici :

https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2011/09/04/01016-20110904ARTFIG00240-plus-d-autonomie-pour-325-chefs-d-etablissement.php

4 - J'en avais fait une analyse ici :

https://blogs.mediapart.fr/jadran-svrdlin/blog/060321/lart-de-lautonomie-subordonnee-ou-la-nouvelle-liberte-pedagogique

5 - Par exemple ici, en 2008 :

https://www.cairn.info/revue-etudes-economiques-de-l-ocde-2008-12-page-141.htm

6 - Les exemples de répression contre les collègues de Melle ou de Bordeaux me forcent à rajouter cette parenthèse. En effet, leur situation risque de devenir la norme.

7 - Quelques explications ici :

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2021/07/02072021Article637608268940924874.aspx

8 - Je recommande encore une fois la lecture de cet article implacable :

https://didierdelignieresblog.wordpress.com/2020/06/08/2s2c-derriere-la-belle-histoire-la-grande-arnaque/

9 - Lire ceci ou d'autres textes du même blog :

https://blogs.mediapart.fr/fredgrimaud/blog/100121/la-prescription-descendante-un-levier-pour-l-oste

10 - https://blogs.mediapart.fr/jadran-svrdlin/blog/011120/enseignants-de-tous-les-preaux

11 - https://blogs.mediapart.fr/christophe-cailleaux/blog/310520/educapital-la-pandemie-au-secours-des-marchands-deducation

12 - Illustration récente avec l'entretien de M Blanquer par Rémy Buisine :

https://www.brut.media/fr/news/allocation-rentree-et-ecrans-plats-j-m-blanquer-reagit-a-la-polemique-sur-brut-b37d52ca-5924-4669-8687-173b3e03a999

13 - http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/09/25092020Article637366162875579215.aspx

14 - Voir le point de vue intéressant de Jean-Yves Rochex :

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2021/02/02022021Article637478455671047695.aspx

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