Au risque de faire perdre à la gauche le XIe arrondissement de Paris, Anne Hidalgo a décidé d’imposer aux résidents et aux commerçants ses « ramblas » sur les boulevards Jules-Ferry et Richard-Lenoir pour transformer ceux-ci en « continuité piétonne et végétale » (sic).
Confrontée l’été dernier à la bronca du quartier et à un recours pour excès de pouvoir auprès du tribunal administratif, la municipalité a finassé en faisant mine d’engager la concertation promise et toujours remise. Mais, derrière ce rideau de fumée, elle a continué d’instruire à sa manière ce projet aberrant en introduisant subrepticement à la Direction Régionale et Interdépartementale de l'Environnement, de l'aménagement et des transports d'Ile-de-France (DRIEAT), le 6 février, la demande d’examen du dossier (soit dit en passant, il est affligeant que la capitale de la France présente un document aussi bâclé et approximatif, truffé de fautes de français, sans même parler de la langue étrange dans laquelle il est rédigé et de ses insuffisances techniques !)
Les premiers travaux de démantèlement des belles grilles ouvragées qui isolent les squares sont prévus dès ce mois d’avril, à la hauteur du square May-Picqueray. Ils seraient poursuivis en 2025 tout au long des deux boulevards, et s’accompagneraient de la suppression des passerelles. Bien que la municipalité, soudain consciente de l’effet répulsif qu’exerce sur le public le terme initial de « ramblas » sous le label duquel le projet a été voté par le Conseil de Paris, s’emploie à le faire disparaître de son vocabulaire, il s’agit bel et bien de transformer les squares existants en une promenade ouverte. Le projet déposé annonce sans ambages la « suppression de toutes les clôtures » de la rue du Faubourg-du-Temple à la rue Saint-Sabin.
L’entêtement et la duplicité de la municipalité devant l’opposition des habitants et des commerçants éclatent en plein jour. Cette dernière continue de faire valoir que ce projet de « ramblas » figurait dans son programme. Mais où est la concertation promise ? Celle-ci n’a porté que sur des points anecdotiques, pour ne pas dire ridicules, jamais sur le fond du projet lui-même. Le dossier a été déposé à la DRIEAT la veille de la réunion de restitution du questionnaire, le 7 février, et ne tient même pas compte des opinions émises dans les réponses à celui-ci. Quelque 600 personnes ont répondu au formulaire, ce qui fait peu par rapport aux 6 000 signataires de la pétition de l’association « Sauvons les quatre squares de la promenade Richard-Lenoir » et aux 16 951 électeurs inscrits dans les bureaux de vote du secteur (pour environ 24 000 résidents). Comble du mépris, la municipalité n’a pas jugé utile de communiquer aux conseils de quartier et aux associations parties prenantes la demande déposée à la DRIEAT, pas plus qu’elle n’a partagé avec ceux-ci les études préalables – si elles existent – ou les informations techniques. Lors de la réunion à la mairie du XIe arrondissement, le 7 février, il ne s’est pas trouvé une seule personne, dans le public, pour défendre le projet municipal.
C’est que celui-ci est hors sol. Il ne répond à aucune demande tangible émanant des habitants du quartier, contrairement à ce qu’il prétend. Le seul vrai problème qui se posait était celui du descellement des dalles, notamment à la hauteur des marchés Bastille et Popincourt, sous la pression des racines des arbres. Laissé en déshérence pendant de longues années, il vient d’être résolu, Jeux Olympiques obligent. Dans l’impayable – enfin, façon de parler, car elle coûte cher ! – novlangue municipale la promesse d’ « apaisement » des boulevards est lunaire. Ces derniers sont parfaitement paisibles, y compris en termes de circulation automobile. La chaussée est l’une des rares, à Paris, à ne pas être parsemée de nids de poule. La piste cyclable, en effet assez étroite, ne souffre pour autant d’aucune sur-fréquentation, même aux heures de pointe. Bref, les habitants et les commerçants n’ont jamais rien demandé à la mairie et ils seraient très heureux qu’on leur lâche les baskets.
Non seulement le projet de « ramblas » ne répond pas à leurs attentes, mais il compromet leur bien-être, leur sécurité et leurs intérêts :
- la suppression des squares fermés serait dangereuse pour les enfants. Elle le serait également pour les passants dans la mesure où il ne serait plus possible de les fermer pendant les tempêtes, comme ils le sont aujourd’hui.
- de manière sibylline le projet entend répondre « à une demande nouvelle et à des usages différents ». Les riverains du canal Saint-Martin ou un ancien habitant du Marais comme l’auteur de ces lignes ne savent que trop ce que cela veut dire : la transformation de ces voies en « boulevards de la soif » qu’investiraient jour et nuit les fêtards, avec ce que cela comporterait en matière de déchets alimentaires, d’ébriété, de consommation de drogue, d’épanchement d’urine sur la chaussée et sous les porches des immeubles, d’agressions sexuelles, de vol, de déprédations, de nuisances sonores insupportables pour le voisinage.
- Les restrictions apportées à la circulation sous prétexte de « mobilité douce », par la création d’une « vélorue » boulevard Jules Ferry et par la fermeture du boulevard Richard-Lenoir à la hauteur de la rue du Chemin-Vert, se traduiraient par l’engorgement de la partie sud du boulevard Richard-Lenoir et des rues adjacentes du boulevard Jules-Ferry, ce que doit d’ailleurs admettre la demande déposée à la DRIEAT tout en minimisant suavement les dommages collatéraux.
- D’un point de vue écologique le projet est une aberration puisque sa mise en oeuvre condamnerait les haies existantes que protègent pour le moment les grilles, interdirait le repos nocturne de la végétation, nuirait inévitablement à la biodiversité pour laquelle les pelouses qu’il fait miroiter – le terme grotesque de « prairie » a même été utilisé ! – ne sont d’aucun intérêt, et se traduirait par la destruction iconoclaste d’un bel ensemble de clôtures et de passerelles métalliques en parfait état (quand on nous promettait des « chantiers exemplaires qui favorisent la réhabilitation et le réemploi à la démolition » et la préservation des « paysages de rue » du XIe)
- D’un point de vue économique et social la réalisation de ce projet funeste conduirait à la gentrification du quartier, à l’image de ce qui s’est produit dans le centre de Paris ; au développement des locations saisonnières ; à l’asphyxie des commerces de gros et de semi gros existants et à leur remplacement par des débits de boisson qui sont devenus de formidables machines à cash-flow grâce à leur exploitation sauvage de l’espace public et aux multiples passe-droits que leur accorde la municipalité. Le risque est même réel que celle-ci, aux abois financièrement, n’octroie à terme des concessions sur ses « ramblas » – tout comme à Barcelone – ou ne les privatise au bénéfice de l’industrie de l’événementiel, ainsi qu’elle le fait de plus en plus, par exemple au Champ-de-Mars ou sur le Pont-Neuf.
- D’un point de vue financier les « ramblas » s’apparentent à un scandaleux déni de réalité. Leur coût semble devoir s’élever à quelque 20 millions d’euros – sans compter l’éventuel impact de l’inflation – alors que les finances de la Ville de Paris sont dans le rouge – avant même que l’on ne connaisse l’ardoise phénoménale que lui laisseront les Jeux Olympiques, comme il se doit – et que la taxe foncière a été augmentée de plus de 50%, en dépit des engagements de campagne d’Anne Hidalgo. De toute évidence il est des besoins plus urgents, tant en termes d’infrastructures que d’équipements sociaux et éducatifs, qu’un aménagement inutile et nuisible dont quasi-personne ne veut dans le quartier.
- Du point de vue de leur qualité de vie, les habitants du XIe arrondissement, comme les autres Parisiens, sont épuisés par une décennie de travaux sans fin ni logique apparente. La perspective de voir deux de leurs boulevards en chantier pendant quinze mois, dans la foulée des Jeux Olympiques, sans trop d’espoir que les finances de la Ville de Paris lui permettent de tenir les délais ni même de mener à son terme l’entreprise, les épuise et les révolte. Elle ferait inévitablement fuir les commerces de gros et semi-gros auxquels ne pourrait plus accéder leur clientèle, en outre privée de places de stationnement, avant même que ces voies ne soient de facto piétonnisées, avec tous les effets que l’on a pu constater dans Paris Centre. Le réaménagement imposé aux riverains pèserait son poids de pollution sonore, de poussière plus ou moins toxique, d’obstacles à la circulation piétonne et automobile, pour in fine les condamner à une dégradation de leurs conditions de vie : des actes aussi simples que charger ou décharger sa voiture au pied de son immeuble au départ ou au retour des vacances ou de week-end, faire venir des artisans, accueillir des amis âgés ou handicapés, déménager ne serait-ce qu’un meuble deviendraient des casse-tête, comme en font l’amère expérience les habitants du Marais. L’« apaisement » que nous promet le projet serait celui des embouteillages, des valises à roulettes des locataires d’Airbnb, du vélo électrique ou de la trottinette libres, dans un poulailler libre de piétons exposés à l’incivilité absolue des fêtards et des deux-roues, tout « doux » qu’ils soient. Le langage de la mairie, dans son onctuosité, est mensonger et orwellien.
En bref, l’acharnement d’Anne Hidalgo confirme qu’elle continue d’assumer le New Citizenist Municipalism qui a vu le jour, à partir de 1965, dans des métropoles comme Seattle, Bogota, San Francisco, New York, et qui s’est affirmé en Espagne, notamment à Barcelone et Cadix. Ce réformisme municipal, promoteur de la ville smart, « en rose », « du quart d’heure », constitue en réalité une forme d’urbanicide. Il procède par purification de la ville de ses classes populaires et moyennes, de plus en plus reléguées à sa périphérie. Il la livre au tourisme de masse, à une marchandisation effrénée, à la spéculation financière internationale [1]. Nonobstant sa langue doucereuse Anne Hidalgo ne se détache pas d’une conception extractiviste de la cité qui ne devrait plus être de mise.
Pour parvenir à ses fins elle continue de s’asseoir sur le droit. En saucissonnant par tranches un projet global de plusieurs hectares – technique habituelle des promoteurs immobiliers – elle cherche à contourner diverses obligations légales, dont celle d’une enquête publique en bonne et due forme. Coutumière de la démocratie participative en trompe l’œil, elle se refuse à organiser une votation qui laisserait aux principaux intéressés la décision. Ce n’est pas entièrement étonnant de la part d’une maire qui a accordé au Comité international olympique de ne pas soumettre à référendum l’organisation des Jeux à Paris, au prétexte que sa « candidature est massivement soutenue par le public » [2]. Ce n’est pas pour autant plus acceptable. Boulevards Jules-Ferry et Richard-Lenoir, les mois à venir ne seront pas tranquilles pour la majorité municipale qui y laissera des plumes en 2026 si elle persiste à mépriser ses électeurs. D’ores et déjà des élu(e)s écologistes, sentant souffler le vent de la colère, se désolidarisent de l’opération programmée de destruction des grilles. Gageons que Rachida Dati se frotte les mains. Et Reconquête ! s’empare maintenant de l’affaire dans un tract abondamment distribué dans le XIe arrondissement, non sans piller la documentation technique mise en ligne par l’association, résolument apolitique, « Sauvons Jules et Richard ! »
Mais peut-être est-ce le petit calcul politicien d’Anne Hidalgo, toujours encline à ne voir, dans les critiques de son réaménagement urbain au forceps, que de vieux réactionnaires grincheux, drogués au diésel et fétichistes du patrimoine pour mieux se poser en incarnation de l’avenir[3] : assimiler à la droite et l’extrême-droite celles et ceux qui sont conscients de la nécessité de la « transition écologique » mais récusent les méthodes à la hussarde du bonapartisme municipal en voulant pour Paris un autre avenir que sa « boboisation » et sa transformation en marché du surtourisme et en vitrine de l’industrie du luxe.
Bien des objectifs de l’actuelle majorité municipale sont louables, à commencer par la lutte contre la pollution et le réchauffement climatique qui passe en effet par la limitation de l’usage de la voiture et la végétalisation de la ville. Néanmoins, son autoritarisme est détestable et contre-productif car il rend insupportable le souhaitable. Il trahit une adhésion niaise aux recettes clinquantes du « nouveau municipalisme », à la magie éculée de la « Fête » et à la fuite en avant touristique qui ont dévasté de grandes villes comme Amsterdam, Berlin et Barcelone en provoquant la révolte de leurs habitants. Il révèle aussi une collusion suspecte avec les magnats du luxe et de l’immobilier, l’industrie de la nuit, le lobby de la restauration et de la boisson et divers bureaux d’étude qui conçoivent des projets technocratiques tels que celui des « ramblas » du XIe arrondissement.
[1] Manuel Delgado-Ruiz, « The ideology of public space and the new urban hygienism : tactical urbanism in times of pandemic », in Fernando Carrión Mena, Paulina Cepela Pico, eds, Urbicide. The Death of the City, Cham, Springer, 2023, pp. 127-144.
[2] Jade Lindgaard, Paris 2024. Une ville face à la violence olympique, Paris, Editions Divergences, 2024, pp. 36-37.
[3] https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/09/06/a-paris-un-projet-de-rambla-divise-dans-le-XI-arrondissement_6188139_3246.html#xtor=AL-32280270-%5Bwhatsapp%5D-%5Bios%5D