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Une réponse rationnelle à un système multipolaire
Il s’agit de l’adaptation rationnelle de l’Indonésie à un système dans lequel le pouvoir est distribué de manière inégale et où la sécurité n’est jamais garantie. Dans une visée d’approfondissement du partenariat stratégique établi en 2011 entre les deux pays, les deux dirigeants ont adopté une déclaration sur une vision commune en vue du centenaire des relations diplomatiques entre la France et l'Indonésie en 2050.
La décision de l’Indonésie de renforcer ses liens de défense avec la France ne répond pas à une menace immédiate, mais à une incertitude systémique. En relations internationales, les États ne choisissent pas s’ils doivent rechercher le pouvoir, mais uniquement comment le faire. La structure anarchique du système international les contraint à agir de manière à assurer leur propre survie.
Après des acquisitions de radars militaires longue portée à Thales en 2023, les deux pays ont signé une lettre d’intention sur de nouveaux achats de chasseurs Rafale à Dassault, de frégates légères et sous-marins Scorpène à Naval Group, de canons Caesar supplémentaires et leurs munitions à KNDS France. Dans un monde multipolaire de plus en plus défini par la rivalité sino-américaine, les puissances moyennes sont contraintes de recourir à des stratégies de couverture, de diversification et d’équilibrage, tant à l’interne, via la modernisation militaire, qu’à l’externe – par le biais d’alignements sélectifs.
La France offre à l’Indonésie un partenaire d’équilibrage externe sans les contraintes d’une alliance contraignante. Contrairement aux États-Unis, la France ne projette pas une architecture sécuritaire globale fondée sur l’hégémonie. Contrairement à la Chine, elle ne demande pas de déférence régionale. Elle est puissante, sans être dominante : un partenaire idéal pour un État soucieux de préserver son autonomie stratégique. En ce sens, le comportement de l’Indonésie n’est pas une anomalie, mais une réponse systémique. Dans un système international sans autorité supérieure, les États tendent à accroître leurs capacités quand ils le peuvent, et à s’aligner avec d’autres quand cela devient nécessaire. Les choix d’acquisition militaire et le rapprochement avec Paris représentent une calibration optimale de ces impératifs.
La sécurité par la multiplicité, non par la moralité
Certains observateurs idéalisent la politique étrangère libre et active de l’Indonésie comme une boussole morale dans la politique mondiale. Mais cette doctrine - bebas-aktif en indonésien - s’interprète mieux comme une expression pragmatique du non-alignement, née de la nécessité, non de la vertu. Structurellement, l’autonomie de l’Indonésie est fonction de sa géographie, de son pouvoir relatif et de sa capacité à opposer les grandes puissances les unes aux autres. La visite de Macron élargit le spectre des alignements possibles pour Jakarta, augmentant ainsi les coûts pour toute puissance cherchant à dominer l’Asie du Sud-Est.
Le calcul est également structurel pour la France. Avec le désagrégation de l’ordre atlantique et des engagements américains de plus en plus transactionnels, l’Europe doit s’affirmer en Asie pour ne pas devenir géopolitiquement marginale. L’Indo-Pacifique est le théâtre où se décidera l’équilibre futur des puissances, comme en témoigne la Stratégie pour l’Indopacifique adoptée par la France en 2018 et la Vision de l’ASEAN pour l’Indopacifique adoptée en 2019. La stratégie de Macron n’est pas guidée par l’idéalisme, mais par la nécessité : s’insérer dans les calculs stratégiques de la région pour ne pas être exclu du duopole Washington–Pékin, par l'adhésion aux mécanismes de l'Union européenne et de l'ASEAN (Association des nations d’Asie du sud-est), notamment par le soutien à la coquille vide du Consensus en cinq points sur le dossier birman (voir notre article : L'ASEAN et le cas birman : une impasse politique).
Lors de sa visite, le chef de l'État a décoré le Président indonésien de la Grand-croix de la Légion d’honneur. Quitte à faire fi de la nébuleuse de controverses autour de Prabowo Subianto, ancien général impliqué dans les massacres de communistes, populiste conservateur bien intégré dans le jeu des élites, prêt à attiser la violence communautaire pour se maintenir au pouvoir.
Pour le contexte, voir notre série de billets sur les récentes élections :
(1) Habemus candidatum! La saison de la danse électorale en Indonésie est ouverte
(2) Elections en Indonésie : un débat centré sur les dynasties politiques
(3) L'Indonésie se soulève contre les manigances anti-démocratiques du président Jokowi
(4) Jour d'élections : la danse des élites porte Prabowo Subianto au pouvoir
(5) L'Indonésie sous l'ère Prabowo : fermeté, fierté et non-alignement
Les accords de coopération en matière de défense importent moins par leur contenu juridique que par leurs effets concrets. La modernisation militaire de l’Indonésie, soutenue par un futur transfert de technologie française, notamment dans le domaine maritime et nucléaire, reflète une stratégie rationnelle d’équilibrage interne. La troisième session de leur Dialogue maritime bilatéral se tiendra à l’automne 2025 en Indonésie, suite au lancement récent du Global Ports Safety, un projet visant à “renforcer la sûreté des infrastructures portuaires d’Asie du Sud et du Sud-Est, financé par la France et l’Union européenne et qui bénéficie notamment aux ports de Jakarta (Tanjung Priok) et Surabaya (Tanjung Perak)”.
Plus que les promesses d’alliance, c’est l’acquisition de capacités qui détermine le pouvoir relatif. Dans un système anarchique, ce ne sont pas les promesses qui dissuadent l’agression, mais les forces déployées, les radars activés, les sous-marins en immersion. Le véritable dividende stratégique réside dans le renforcement de la base industrielle de défense indonésienne, rendu possible par la coopération avec la France. Pour survivre et prospérer dans un système incertain, les États doivent produire leur propre sécurité autant que possible, l’acheter si nécessaire, mais ne jamais la déléguer.
Le système international n’est pas fait d’idéaux ou d’amitiés, mais d’unités en compétition. La visite de Macron en Indonésie ne constitue ni un alignement stratégique, ni un tournant idéologique : elle s’inscrit dans le jeu structurel permanent des relations internationales, dans lequel l’Indonésie, comme tout acteur rationnel, cherche à améliorer sa position relative. Les instruments peuvent varier, diplomatie, commerce, armements, mais la logique demeure : se garantir soi-même ou être garanti par d’autres selon leurs conditions. Le partenariat de défense avec la France n’est pas une déviation du non-alignement traditionnel de l’Indonésie, mais son prolongement naturel. Dans un monde anarchique, la survie exige des options, et Macron en a offert une de plus.
Les deux pays ont convenu d’organiser une réunion « 2+2 » tous les deux ans, alternativement en Indonésie et en France, “pour suivre la mise en œuvre de cette feuille de route, fixer les orientations de travail de la relation bilatérale et discuter des questions régionales et internationales actuelles”. Reste à voir si les travailleurs de tous les pays bénéficieront de cette victoire du profit au nom de la sécurité en plus haut lieu, alors que la contestation sociale ne faiblit pas, que ce soit en France ou en Indonésie.
Cet article a été co-écrit par Aniello Iannone, maître de conférences et chercheur à l'université de Diponegoro, étudiant en sciences politiques spécialiste de l'Indonésie et de la Malaisie, et Laure Siegel, correspondante pour Mediapart en Asie du Sud-est, dans le cadre de l'atelier "Training on Popularizing Research: A cross-sectoral approach on social movements in Southeast Asia" organisé par Alter-Sea et Shape-Sea.