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Billet de blog 2 mai 2013

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Neuvième lettre d'un engagé à ses amis qu'il dérange - sur les inégalités

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

       Chers amis,

        Il y a quelques jours, j’affirmais la nécessité d’assumer la lutte des classes pour renverser l’oligarchie - nécessité dont je vous disais la semaine dernière que j’ai été long à prendre conscience. Mon intention était de vous parler aujourd’hui du peuple et j’avais commencé à composer un petit tableau historique des différentes façons dont le peuple a existé. Le peuple, en effet, n’est pas une réalité objective ; il n’existe que dans la perception qu’il a de lui-même comme tel. Mais j’ai remis ces considérations à une autre lettre car mes propos vous ont mis mal à l’aise, et je tiens à dissiper un malentendu.

       Parce que vous gagnez six mille, ou quatre mille, voire (comme moi) trois mille euros par mois, vous me regardez de travers. Suis-je en train d’exhorter les foules à vous dépecer de votre bien ? Vous pensez à votre emprunt immobilier, aux vacances en Thaïlande, à votre scooter design, et vous êtes pris d’un doute ; ces biens seraient-ils, à mes yeux, mal acquis ? N’avez-vous pas travaillé dur pour les obtenir ? De toute façon, soyons clairs, vous n’avez pas l’intention d’y renoncer. Si lutte des classes il y avait, le mieux que l’on pourrait attendre de vous serait une discrète neutralité.

       Pauvre de moi ! Vous avez bien tort de vous sentir visés ! Qui se soucie de votre petit pécule ? En ce qui me concerne, je vous le dis sincèrement, vous pouvez partir en vacances aussi souvent que vous voulez. Si vraiment vous vous sentez visés par mes appels à la révolution citoyenne, c’est que vous êtes en proie à l’illusion savamment entretenue selon laquelle la classe moyenne serait privilégiée.

       Il est vrai qu’il suffit aujourd’hui de gagner quelque 4 500 euros mensuels pour appartenir aux 10% des plus hauts salaires de France. Mais pour comprendre ce que sont les inégalités dans le monde d’aujourd’hui, il faut changer d’échelle. L’oligarchie de ceux dont l’argent fait de l’argent, ce n’est pas le règne des 10% les plus riches ; ce n’est pas le règne des 1%  les plus riches ; ce n’est même pas celui des 0.1% les plus riches. Pour prendre la mesure des inégalités qui ne cessent de se creuser, il ne faut plus penser en pourcentages mais en valeur absolue. Il y a dans Le Monde Diplomatique de ce mois-ci un article de Serge Halimi[1] dont je reprends quelques chiffres qui dépassent l’entendement.

       Propriétaire du géant de la distribution Walmart, la famille Walton détenait il y a trente ans 61 992 fois la fortune médiane américaine. Elle détient aujourd’hui 1 115 827 fois plus. Les Walton ont dorénavant accumulé autant à eux seuls que les 48 800 000 familles les moins prospères. Pouvons-nous seulement concevoir qu’une famille soit aussi riche que cinquante millions de familles ? Ce chiffre, comme celui des 100 000 morts de Verdun ou des 6 000 000 de victimes du génocide nazi, est au-delà de l’imaginable ; aussi la spoliation des uns par les autres devient-elle l’une de ces tragédies humaines auxquelles il est d’autant plus difficile de remédier qu’on peut à peine les comprendre.

       Or l’Amérique reste aujourd’hui la pointe avancée du néolibéralisme; regarder l’Amérique, c’est contempler l’avenir que l’oligarchie nous prépare. Nous sommes déjà bien avancés dans la voie de l’américanisation : une façon ludique de le constater est de convertir votre salaire en « unités Bettencourt ».[2] Pour accumuler sa fortune, j’aurais dû économiser l’intégralité de mon salaire depuis l’époque de la découverte du feu ! Déjà la banque d’Italie a annoncé que « les dix premières fortunes nationales [détenaient] autant d’argent que les trois millions d’Italiens les plus pauvres ». 

       Elargissons notre champ de vision et allons en Inde, pays-modèle de la mondialisation libérale mais archétype de l’illusion statistique. Si vous découpez la richesse nationale par tranche de 10% de la population, vous aurez le sentiment que l’Inde, dans l’ensemble, s’est enrichie grâce à la mondialisation. Mais votre sentiment changera peut-être lorsque vous apprendrez que les milliardaires indiens, qui possédaient 1.8% de la richesse nationale en 2003, en accaparaient déjà 22% cinq ans plus tard. Ces milliardaires indiens, combien sont-ils ? Inutile de parler en pourcentages  pour les dénombrer : dans un pays qui compte plus d’un milliard d’habitants, soixante et un individus possèdent 22% de la richesse nationale. Parmi eux, un certain Lakshmi Mittal qui vient de démanteler la sidérurgie française avec la bénédiction du gouvernement.

       Contemplons enfin l’ensemble du globe et comptons. Dans le monde, les soixante trois mille personnes (dont dix-huit mille aux Etats-Unis, dix-sept mille en Asie et quatorze mille en Europe) qui détiennent un pactole supérieur à 100 millions de dollars possèdent une fortune cumulée de 39 900 milliards de dollars. Il n’est pas besoin d’être prix Nobel d'économie pour lier cette concentration des richesses à la misère qui dévaste aujourd’hui comme hier les pays du Sud et la précarité qui ravage ceux du Nord.

       L’ « argent-roi » n’est donc pas un mythe d’extrême-gauche concocté par des marxistes acariâtres. Mais puisqu’il est toujours plus convaincant d’entendre les choses dites par les principaux intéressés, écoutons Bernard Arnault, dixième fortune du monde, se féliciter que « les entreprises, surtout internationales, ont des moyens de plus en plus vastes et ont acquis, en Europe, la capacité de jouer la concurrence entre les Etats. (…) L’impact réel des hommes politiques sur la vie économique d’un pays est de plus en plus limité. Heureusement. »[3]

       Comment Bernard Arnault fait-il jouer la concurrence entre les Etats ? Comme cela se fait toujours : selon la loi de l’offre et de la demande, c’est le plus offrant qui emporte le morceau. Un fait qui passe souvent inaperçu, c’est que la collusion des gouvernants avec les milieux d’affaire ne se concrétise pas pendant qu’ils exercent un mandat mais après. Ainsi Nicolas Sarkozy, qui a signé une convention fiscale exonérant le Qatar d’impôts sur les plus-values immobilières – vous étonnerez-vous, dans ces conditions, de la flambée des prix de l’immobilier à Paris ? – monte-il aujourd’hui un fonds d’investissement avec l’appui de l’Emirat. Retraités du pouvoir, Anthony Blair conseille J.P. Morgan, Jean-Luc Dehaene Dexia, Giuliano Amato la Deutsche Bank; Gerhard Schroeder, qui a privatisé le secteur de l’énergie en Allemagne, siège au conseil d’administration de la multinationale russe Gazprom.

       Je suivrai avec attention la reconversion de Pierre Moscovici qui est déjà vice-président du Cercle de l’Industrie, ainsi que celles des Hollande, Ayrault et Sapin, pour ne citer que les membres de l’exécutif les plus enclins à dîner au Medef et roucouler avec les pigeons. Car c’est au pied du mur qu’on voit le maçon : un gouvernement qui broie les acquis sociaux et favorise les actionnaires est un gouvernement complice du capitalisme mondialisé. Le très universitaire et très sérieux Emmanuel Todd le dit sans fard, avec des mots qui auraient valu les pires épithètes à un porte-parole du Front de Gauche : ceux qui prônent l’austérité sont des « pourris » qui doivent faire l’objet d’une « enquête de moralité ».[4]

       Vous savez que le président Hollande, ainsi que tous les « sociaux-démocrates », défendent la « politique de l’offre » contre « la politique de la demande », c’est-à-dire qu’ils prétendent dynamiser l’économie en favorisant l’investissement plutôt que la consommation. Favoriser l’investissement, c’est assurer au capital des taux de profit aussi hauts que possibles (comme le demandent les pigeons) et lui garantir une mobilité synonyme de liquidité. Corrélativement, il faut tailler dans les salaires qui réduisent les bénéfices et introduire la flexibilité du travail qui est la condition de la mobilité du capital. C’est ce qui se pratique aux Etats-Unis. Voulez-vous connaître le résultat ? 93% des gains de croissance réalisés pendant la première année de reprise économique aux Etats-Unis ne sont allés qu’aux 1% les plus riches.       

       Malhonnêteté ? Inconscience ? Candide esprit de caste d’une classe politique entièrement issue des classes supérieures de la société ? Sans doute un peu des trois, selon les individus. Mais qu’importe ? Les procès d’intention sont anecdotiques en regard des conséquences des actes. C’est encore Emmanuel Todd qui souligne l’évidence : le creusement invraisemblable des inégalités est insoutenable à très court terme. Il faudra donc redistribuer l’argent aux « gens d’en bas ». C’est alors que Jean-Claude Bourdin l’interroge sur la distinction entre classes populaires et classes moyennes. Todd répond : « Les gens d’en bas, aujourd’hui, pour moi, c’est tout le monde ».[5] Vous êtes du nombre, cher lecteur. Si la lutte des classes oppose les dominants aux dominés, je crains bien que nous ne fassions objectivement partie du peuple.

       Reste à savoir si la classe « en soi » deviendra, pour parler comme Marx, une classe « pour soi » ; si nous prendrons conscience que nos intérêts nous attachent aux plus démunis bien d’avantage qu’aux puissants. Imaginons que cette conscience émerge: quelles en seraient les conséquences?

       Je n’ai pas la prétention de dire à chacun comment vivre, et je ne fais un devoir à personne de s’engager. On m’a raconté en Angleterre une jolie anecdote, qui met en scène un militaire et un enseignant durant la seconde guerre mondiale. Le premier demande au second : « Nous défendons notre civilisation. Et vous, que faites-vous pendant ce temps-là ? » A quoi l’enseignant répondit : « La civilisation que vous défendez, c’est moi ! »[6]  Il avait raison : en temps de crise – et même, n’ayant pas peur des mots, en ces temps où les puissances d’argent mènent une guerre sans merci contre les fondamentaux de nos sociétés – nous avons aussi besoin de poètes, de psychanalystes, de boulangers, d’artistes, de philosophes, d’instituteurs, d’historiens, etc. Sans doute en avons-nous plus besoin que jamais.

       Mais si tous n’ont pas vocation à s’engager, nul n’est contraint à la complicité – complicité naïve par le bulletin de vote, d’abord ; complicité plus ambigüe, ensuite, par le travail. Car le système stipendie ses exécutants qui exercent souvent une violence qu’ils ignorent. C’est ce que montre de façon poignante le superbe documentaire de Jean-Robert Viallet, La Mise à mort du travail.[7] Il est difficile d’échapper à la broyeuse néo-libérale et je me félicite tous les jours de ma bonne fortune puisque sans aucune conscience politique, je me suis trouvé relativement extérieur à ses rouages. Comment vivre en conscience dans un monde qui laisse toujours moins de marges de manœuvre ? A cette question, il n’y a sans doute que des réponses personnelles. Peut-être le minimum que l’on puisse exiger de chacun est de se la poser.

       De peur de n’avoir dissipé un malentendu que pour en susciter un autre, je finis par quelques mots sur la notion de système. C’est une notion galvaudée, qu’on ne prend pas au sérieux : parler de « système », c’est un peu comme parler de complot. Il est pourtant essentiel d’assumer cette notion. Il y a système dès lors que dans une société, comme dans une machine, un ensemble de pièces tient ensemble et qu’on ne peut agir sur l’une sans mettre en mouvement toutes les autres. Dans un monde où des multinationales déterminent les politiques internationales qui ont des implications jusque dans la vie du petit salarié d’une librairie de Grenoble,[8] ce serait se voiler la face que de ne pas parler de système.

       Mais la notion de système pose un autre problème : elle est souvent invoquée pour délier les individus de leurs responsabilités. Dans les années soixante, Hannah Arendt s’impatientait déjà de la généralisation d’une forme de déterminisme de complaisance à propos des criminels nazi : « Tant qu’on fait remonter les racines de ce que Hitler a accompli à Platon, à Giocchino da Fiore, à Hegel ou à Nietzsche, ou à la science et à la technologie moderne ou au nihilisme ou à la Révolution française, tout va bien. Mais dès qu’on dit que Hitler était un meurtrier de masse (…), on s’accorde en général à penser que ce jugement portant sur la personne est vulgaire, dépourvu de sophistication, et qu’on ne devrait pas permettre qu’il interfère avec l’Histoire. »[9]

       Quelle que soit la supposée profondeur du déterminisme qui veut que chacun soit ce qu’il est, Arendt a raison de distinguer les problèmes moraux des questions de justices. Dans les secondes, « ce ne sont pas des systèmes, des tendances ou le péché originel qui sont jugés, mais des hommes de chair et sang parce qu’ils ont enfreint une loi dont nous considérons le respect comme essentiel à l’intégrité de notre commune humanité ».[10] De ce point de vue, nous sommes en droit d’exiger une sévérité sans faille à l’égard des profiteurs qui font aujourd’hui l’objet de toutes les complaisances.

       Profiter d’un système inique est une circonstance aggravante. En être la victime, inversement, est une circonstance atténuante. Ce n’est pas pour autant un certificat d’irresponsabilité, comme le souligne Mary McCarthy : « Si quelqu’un pointe un revolver sur vous et vous dit "Tue ton ami ou je te tue", il est en train de vous tenter, un point c’est tout ».[11] Comment résister à la tentation ? Il me semble que c’est plus facile  à plusieurs – cela me ramène à la notion de peuple qui est finalement apparue dans cette lettre et sera au cœur de la suivante.

     Mais nous nous serons peut-être vus avant qu’elle soit écrite : j’arrive à Paris ce soir, le balai à la main !

       Amitiés,

       Olivier

        PS. Suivez ce lien pour lire les autres lettres d'un engagé.


[1] Serge Halimi, « Etat des lieux pour préparer une reconquête », in Le Monde Diplomatique, Mai 2013.

[2] http://convertisseur.kingconv.com/v/liliane/

[3] Bernard Arnault, La Passion créatrice. Entretiens avec Yves Messarovitch, Plon, Paris 2000. Cité par Serge Halimi.

[4] https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=iaN_1ojdeok

[5] https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=iaN_1ojdeok

[6] http://www.monitor.upeace.org/archive.cfm?id_article=897

[7] http://www.youtube.com/watch?v=P7G4MZnDLJM

[8] http://www.lepartidegauche.fr/lateledegauche/presdechezvous/soutien-librairies-arthaud-22446

[9] Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Petite Bibliothèque Fayot, Paris 2009, p. 60.

[10] Idem, p. 62.

[11] Cité par Hannah Arendt, op. cit. p. 58.

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