Les sociétés humaines semblent en effet de plus en plus tiraillées en interne par les querelles liées aux mœurs et de plus en plus enclines à se rassembler, sur le plan international, selon les valeurs profondes qui les structurent.
Ana Dumitrescu est en train de documenter le premier plan, pour le club de Mediapart, dans une série de billets remarquable. Elle montre avec brio comment les mouvements d’extrême droite se rejoignent partout dans le monde dans l’instrumentalisation des paniques morales liées aux pratiques sexuelles, aux questions de genre et à la famille[i]. Ils effacent ainsi les caractères les plus sulfureux et violents de leur doctrine pour s’ériger en gardiens des bonnes mœurs. Les partis politiques classiques, incapables de résoudre les vrais problèmes, économiques, sociaux et environnementaux, se voient dépasser par la force mobilisatrice de ces thèmes, martelés aussi bien par les réseaux sociaux que par une presse d’opinion accaparée par la droite et l’extrême droite. Dernièrement, l’Argentine a donné un nouvel exemple de ce mix avec la victoire de Milei à la primaire. Sa foi dans le marché qui confine au niveau zéro de la pensée économique et sa rigidité sur la question de l’avortement semblent devenir la martingale pour faire basculer les peuples, désabusés par les systèmes démocratiques, dans une violence sociale et environnementale dont on ne sait plus trop si on doit la qualifier d’extrême droite ou d’extrême centre, tant les deux finissent par se confondre, comme le montre l’exemple français. Dans le tréfond des sociétés, les idéologies défaillantes s’effacent pour mieux entrer dans le dur de l’anthropologie : a-t-on le droit d’avorter ? de refuser le genre assigné à la naissance ? de vivre en couple homosexuel ? semblent les questions les plus mobilisatrices, essentiellement légitimes mais de plus en plus récupérées par des mouvements traditionalistes en phase avec des populations vieillissantes, qui boivent le petit lait des médias de Murdoch ou Bolloré.
A l’échelle internationale, la guerre en Ukraine a accéléré la tendance à une nouvelle bipolarisation selon des modalités qui saisissent l’observateur habitué aux cartes anthropologiques. Il n’est pas étonnant qu’Emmanuel Todd, qui travaille depuis plus de quarante ans maintenant sur l’articulation des plans idéologiques et anthropologiques dans les relations internationales, l’ait anticipé avant même le déclenchement du conflit, dans son livre controversé Où en sont-elles ? Il est frappant de constater que si pour ses traits les plus grossiers, la recomposition du monde rappelle la guerre froide, ses particularités contemporaines renvoient par contre à des systèmes anthropologiques bien plus anciens. Pour schématiser, la carte des deux pôles qui s’affrontent aujourd’hui recoupe essentiellement les zones de structures familiales nucléaires bilatérales (peu autoritaires et faiblement patri dominantes) aux zones de structures familiales traditionnellement communautaires avec une composante patriarcale plus marquée. Le rapprochement de l’Arabie Saoudite, alliée séculaire des Etats-Unis, avec la Russie, est saisissant de ce point de vue. Dans le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine et au monde occidental, l’Arabie saoudite ne peut plus cacher son affinité avec la puissance autoritaire, traditionnaliste, voire réactionnaire sur le plan des mœurs que représente la Russie, plutôt qu’avec les Etats-Unis d’un Joe Biden qui l’avait justement honnie après le meurtre de Jamal Khashoggi et qui représente à ses yeux la décadence occidentale. D’une manière plus générale le Sud global, saoulé par le double discours occidental, répugne à condamner l’agression russe, pour des motifs géopolitiques, mais aussi par affinité anthropologique. C’est fascinant de voir Emmanuel Todd expliquer comment la Russie réussit aujourd’hui à mobiliser davantage de pays sur la base d’un discours fondé sur des valeurs (la décadence occidentale vs la tradition) qu’à l’époque de l’universalisme communiste.
Cette recomposition du monde qui fait réémerger les valeurs anthropologiques de base n’a rien de rassurant. Les antagonismes semblent se fossiliser au lieu d’être dépassés. Une dernière observation souligne le quasi-monopole des systèmes de pensée naturalistes, selon la classification de Philippe Descola, dans la marche du monde. Une pensée qui coupe l’homme de son environnement, comme l’a montré le professeur au Collège de France, mais qui tend également à ériger les différences anthropologiques en de dangereux facteurs d’affrontement et semble incapable de penser l’effondrement qui vient. « Winter is coming » mais les clans continuent de s’entredéchirer.
[i] Cet aspect n’a pas encore été abordé par Ana Dumitrescu, mais tout le monde a en mémoire la bataille du mariage pour tous.