9 Billets

0 Édition

Billet de blog 4 juillet 2023

« Nous nous appartenons » - comment les peuples autochtones de Russie résistent à la guerre 

Je m'appelle Alex Choybsonov et je suis un militant indigène anti-guerre. Je suis originaire de Bouriatie, une région de la Russie, où j'ai vécu une grande partie de ma vie avant de demander l’asile au Royaume-Uni en raison de mon appartenance à la communauté LGBTQ+. Les indigènes sont désormais solidaires, car nous luttons contre les mêmes traumatismes et avons la même histoire. Fondamentalement, notre lutte contre la guerre est une lutte anti-impérialiste.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je m'appelle Alex Choybsonov et je suis un militant indigène anti-guerre. Je suis originaire de Bouriatie, une région de la Russie, où j'ai vécu une grande partie de ma vie avant de demander l’asile au Royaume-Uni en raison de mon appartenance à la communauté LGBTQ+.    

Comme beaucoup d'autres, la guerre m'a bouleversé et les images de massacres comme celui de Bucha m'ont hanté et m'ont rendu amer envers un État capable de telles atrocités. Pourtant, malgré le choc émotionnel que tout cela a représenté pour moi, en tant qu'autochtone, je pense que notre communauté doit jouer un rôle important dans la lutte contre la guerre, non seulement parce que les autochtones ont été touchés de manière disproportionnée par le récent appel militaire en Russie et la mobilisation, mais aussi parce que les autochtones de Russie sont la preuve vivante que les Ukrainiens doivent continuer à se battre pour protéger leur droit à préserver leur culture et à ne pas être effacés comme l'a été la nôtre. 

La Russie est un État multiethnique qui compte plus de 191 groupes ethniques, soit près de 40 % de la population. 

J'ai rejoint la Yurt Community (anciennement appelée "Indigenous in London") l'année dernière. La Yurt Community a été fondée en tant que mouvement pour protester contre la guerre réunissant des représentants des minorités autochtones et ethniques de Russie résidant à Londres, au Royaume-Uni. 

Lorsque la mobilisation a commencé en septembre, les communautés indigènes des républiques nationales comme la Kalmoukie et le Daghestan ont compris le coût réel de cette guerre pour nous. La plupart des recruteurs militaires ciblaient les hommes ethniques des républiques, loin des riches villes de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Les minorités ethniques mobilisées tombent disproportionnellement plus souvent au front. Par exemple, en novembre 2022, chaque 16e mobilisé qui a perdu la vie était originaire de la République de Bouriate, alors que seulement une personne sur 150 en Russie vit dans cette région. Il s'agit d'une continuation de l'impérialisme russe, car jusqu'à ce jour, les hommes de notre communauté sont toujours pris par l'armée et avec des pertes aussi élevées, c'est une menace pour notre existence.    

Nous ne nous attendions pas à cette mobilisation et nous nous sommes soudainement retrouvés au milieu d'une tempête. Nous n'avions donc pas les ressources nécessaires pour y résister et nous avons été confrontés à une énorme crise dans les républiques, que l'opposition russe dominante a ignorée, de sorte que les mouvements locaux et les bénévoles ont dû rapidement s'organiser par eux-mêmes. Malgré le choc initial, nous avions tous la volonté de faire quelque chose pour nous aider les uns les autres. Outre les manifestations publiques opposant la mobilisation, les groupes indigènes ont organisé diverses actions de défense des droits humains pour aider les soldats indigènes à quitter l'armée ou à échapper à la conscription avant d’être embarqués. Nous avons veillé à ce que les personnes souhaitant fuir puissent bénéficier d'une aide juridique, d'évacuations gratuites, d'abris hors des frontières avec la Russie, etc. Aujourd'hui, j'essaie de soutenir les réfugiés et les demandeurs d'asile et nous aidons ceux qui ont besoin de notre soutien, en tant que groupe et individuellement, de propre initiative de chacun d’entre nous. 

La Communauté de la Yourte se focalise également sur la protestation et la sensibilisation. Nous avons organisé et participé à plusieurs manifestations contre la guerre devant l'ambassade de Russie à Londres et dans des lieux clés tels que la place du Parlement. Nous avons coordonné des actions de résistance inspirées de nos traditions indigènes pour transmettre notre message anti-guerre au public.

Nous avons aussi contacté le Haut Commissaire des Nations unies aux droits humains pour lui demander de prendre position contre la mobilisation forcée. Nous essayons également de faire connaître auprès de la publique nos prisonniers politiques et d'inscrire leurs noms sur une liste distincte, car jusqu'à présent, l'accent a été mis sur d'autres personnes emprisonnés très médiatisées qui monopolisent l'attention. C'est très important pour nous que les gens connaissent leurs noms, parce que les prisonniers politiques régionaux comme Natalia Filonova et Nadezhda Nizovkina ne reçoivent de loin pas autant de soutien ou de reconnaissance pour leurs efforts anti-guerre de la part de l'opposition qui représente souvent uniquement Moscou et Saint-Pétersbourg, ce qui signifie que si vous êtes un prisonnier politique d'une petite ville ou des républiques, personne ne s'intéressera à vous.   

La Communauté de la Yourte fonctionne également comme un groupe de soutien de la diaspora qui s'efforce de faire prendre conscience des liens qui nous unissent, car lorsque vous vivez dans une bulle, vous pouvez vous éloigner même de ceux qui vous sont proches. 

J'ai grandi en Bouriatie et je ne savais pas ce qui se passait en Ukraine jusqu'à il y a quelques années, j'étais très déconnecté et je ne savais même pas grand-chose des autres groupes ethniques et de leur situation en Russie. La guerre nous a fait prendre conscience du sous-développement de la Sibérie et nous avons pu comprendre que les républiques indigènes sont en dessous du seuil de pauvreté. 

Nous avons également commencé à prendre conscience du fait que notre langue a été effacée et que notre culture est supprimée. La discrimination et le racisme posent de graves problèmes qui n'affectent pas seulement la façon dont les étrangers nous perçoivent, mais aussi la façon dont nous nous percevons les uns les autres. Cela nous a séparés, car nous n'étions pas conscients des luttes des uns et des autres, ou nous pouvions même avoir des stéréotypes négatifs les uns sur les autres. Pour ma part, je comprends aujourd'hui le poids de mon identité en tant qu'indigène et tous les indigènes sont maintenant solidaires car nous luttons contre les mêmes traumatismes et avons la même histoire. Nous savons désormais que nous ne sommes pas seuls et que nous nous soutenons mutuellement. Nous avons réalisé que nous étions capables et pleins de ressources pour défier les stéréotypes coloniaux qui nous ont été imposés et nous avons prouvé ce que nous pouvons accomplir lorsque nous sommes unis. Par conséquent, la mission centrale de notre groupe est de créer un mouvement pour unir les peuples indigènes sous un même parapluie et poursuivre ensemble notre lutte collective pour la paix et la justice.  

Cependant, malgré notre persévérance et notre travail acharné, nous nous heurtons encore à de nombreux obstacles. Depuis janvier, les activistes ont commencé à faire l'expérience d'un épuisement très rependu après une année d'auto-organisation continue et de bénévolat non interrompu en plus de leur travail principale et les conditions souvent compliqués.  

En raison des répressions, il est désormais impossible de se mobiliser en Russie et même les personnes qui ont quitté le pays ont souvent peur pour les membres de leur famille qui sont toujours en Russie et ne peuvent pas montrer leur visage, ce qui affecte nos efforts de plaidoyer. J'ai personnellement expérimenté quand quelqu'un, vraisemblablement du FSB, a appelé ma mère pour l’intimider à cause de mes activités anti-guerre et des messages que j'ai postés sur ma chaîne Telegram. Il s'agit d'un événement ordinaire pour les activistes, mais qui dissuade beaucoup d'entre nous de s'exprimer ouvertement sur ce qui se passe pour préserver leur proches.   

Il faut aussi noter que jusqu'à présent, nous n'avons pas été en mesure de nous engager de manière substantielle avec les personnes extérieures à notre communauté et avec les mouvements internationaux de défense des droits humains parce que nous fonctionnions en mode d'urgence et que nous n'avions pas beaucoup d'expérience en matière de plaidoyer international ou national. Notre objectif est de nous engager auprès de la communauté internationale parce que nous sommes enfin en mesure de nous unir et de parler d'une voix. J'aide la Communauté de la Yourte à mener des actions de plaidoyer au niveau international, mais de nombreux mouvements ne disposent pas de personnes ayant ces compétences ou parlant couramment l'anglais. Nous avons commencé à contacter sporadiquement des députés, mais là aussi nous devons nous rapprocher des médias pour réussir notre lutte pour la visibilité. 

Fondamentalement, notre lutte contre la guerre est une lutte anti-impérialiste. La Russie n'a jamais abordé son passé impérial, et c'est l'une des raisons pour lesquelles cette guerre a lieu. Les peuples indigènes ont fait les frais du nationalisme, du racisme et de l'effacement de leur identité par un État qui refuse de reconnaître notre existence et de nous traiter sur un pied d'égalité. Un grand nombre de nos objets, livres et parchemins ont été détruits. Nous ne parlons plus notre langue et des années de politique coloniale nous ont endoctrinés en nous faisant croire que parler couramment le russe était l'objectif ultime pour réussir dans la société et être accepté, ce qui est une attente erronée parce que les gens comme nous peuvent souvent être discriminés uniquement parce qu'ils ont l'air différent. Notre combat ne s'arrête pas au retrait des troupes russes d'Ukraine, mais s'étend également à des changements substantiels. 

La situation actuelle a donné lieu à une nouvelle vague de solidarité et d'unité parmi les mouvements décoloniaux en Russie et ailleurs. De laFree Yakutia Foundation aux Asiatiques de Russie, de New Tuva à Free Kalmykia, en passant par Indigenous in Russia, nous nous regroupons être doublons d'efforts sur la base du principe fondamental de l'autodétermination de chaque peuple. Il ne s'agit pas seulement d'indépendance politique, mais aussi d'une décolonisation culturelle plus large.   

Cette quête pour retrouver nos identités perdues et réclamer notre héritage culturel transcende les frontières politiques. Il s'agit d'une revendication féroce de nos voix longtemps étouffées, de nos langues défraîchies et de nos histoires volées. Notre effort commun a abouti à la création d'une lettre ouverte intitulée Rien sur nous sans nous "Solidarité décoloniale (decolonialsolidarity.org)". Nous souhaitons ainsi diffuser notre message dans le monde entier, en plaidant pour la reconnaissance de nos identités uniques et le respect de nos droits souverains.  

Au milieu de toutes nos luttes, l'émergence de ces mouvements signifie une aube vibrante et pleine d'espoir de résistance contre les forces oppressives. Nous apprenons et grandissons, nous nous connectons à la communauté internationale et nous amplifions notre voix collective sur la scène mondiale. Bien que le chemin de la décolonisation soit complexe et semé d'embûches, nous sommes résolus à poursuivre notre mission.   

Cette solidarité ne consiste pas seulement à mettre fin à la guerre, mais aussi à remettre en question et à démanteler les structures de l'impérialisme qui ont perpétué l'inégalité et l'effacement de nos identités. Il s'agit d'œuvrer pour un avenir où chaque communauté de Russie pourra librement exprimer sa richesse culturelle sans craindre la répression ou la discrimination, et les voisins ne risqueront pas la re-colonisation.  

La bataille pour la décolonisation va au-delà des contestations géopolitiques. Il s'agit de redéfinir le tissu même de nos sociétés afin que chacun d'entre nous soit libre d'être ce qu'il est vraiment – dans le respect de ses droits souverains. 

Alex Choybsonov

*****

Ont été publiés précédemment dans ce blog : 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.