Confortablement installés en première classe du rapide Paris-Bordeaux, mon voisin m'avait confié qu'il partait assister au congrès "European Health Management", en tant que porte-parole d'un groupe d'hôpitaux à la pointe de la nouvelle gouvernance. Je lui avais laissé croire que les organisateurs du congrès m'avaient invité en tant que consultant.
Alors que nous traversions la gare d'Angoulême, il affirma fièrement: "notre objectif pour l'année 2020 ce sont des hôpitaux sans patients".
"Voilà un concept inhabituel!" me contentai-je prudemment de répondre, pour ne pas trahir ma qualité de médecin.
"Quel projet grandiose!" commença-t-il à s'enthousiasmer à l'évocation de son dada. Vous n'avez pas idée des difficultés que nous causent les patients quand il s'agit de faire fonctionner efficacement un hôpital, et les médecins n'arrangent rien: ils prennent généralement le parti des patients, contre nous!".
"Mais où iront donc les patients? Tous ne peuvent sans doute pas se payer des cliniques privées" objectais-je.
Mon nouvel ami me rassura tout de go. "Les patients seront pris en charge par un réseau efficace en matière d'urgences médicales, baptisé, tout simplement: URGENCES, en hommage à la série télévisée très appréciée du public, et en fait financé par le même groupe d'investisseurs".
Logique, pensais-je, ayant pressenti depuis longtemps qu'il était inévitable que la vie finisse par ressembler, un jour ou l'autre, à la télévision.
"Pour les traitements de longue durée ou la chirurgie difficile" continua-t-il, avec un regard profondément inspiré vers son verre de bière, "les patients seront envoyés dans des pays où les coûts sont moindres qu'en France".
Ayant peut-être perçu une lueur d'incompréhension sur mon visage, il poussa plus loin ses arguments: "les patients soignés dans une langue étrangère seront moins exigeants; de plus, le cadre juridique des pays avec lesquels nous traiterons, permettra de réduire les dépôts de plaintes pour négligences, ce qui permettra de substantielles économies de primes d'assurance; nos bénéfices augmenteront en proportion".
"Les médecins ne laisseront jamais passer cela!" m'exclamais-je, incrédule.
Il en était maintenant à son troisième verre et un début d'ivresse le rendait de plus en plus volubile. "Nous travaillons là-dessus depuis quelques temps. Je ne pense pas qu'ils offriront beaucoup de résistance" bredouilla-t-il.
Je bus une bonne gorgée de café. Il fallait garder les idées claires et ne pas se trahir.
"Nous avons commencé par introduire progressivement des procédures administratives à leur exercice: papiers à remplir, réunions répétées, multiplication des groupes de travail et autres comités de pilotage, etc. Nous avions déjà procédé de la même manière avec les personnels para-médicaux, afin de les tenir éloignés des patients, autant que possible".
"Maintenant qu'ils passent l'essentiel de leur temps à des tâches administratives, il nous sera facile de démontrer, à l'aide des techniques les plus modernes d'évaluation des pratiques professionnelles, que les effectifs médicaux peuvent être réduits de moitié, au profit des employés de bureau. Dans les hôpitaux universitaires, ils pourront éventuellement éviter une réduction aussi drastique des effectifs en prétendant faire de la recherche, mais il n'y aura pas de faux prétextes de ce type dans les autres hôpitaux. Avec le changement de statut de médecin hospitalier que nous sommes en train de concocter, nous pourrons virer tous ceux qui nous gênent et nos projets iront ensuite tranquillement à leur terme".
Nous étions maintenant arrivés à destination. Mon interlocuteur, la valise à la main, titubant, parvint à la sortie du wagon quand un faux pas le fit chuter lourdement sur le quai. Impossible de se relever seul: visiblement une fracture du fémur.
J'appelais les secours et me faisais orienter vers un centre d'appel d'urgences basé, apparemment, dans un de ces pays à faibles coûts salariaux. On me conseilla de rassurer le blessé: ils allaient s'occuper de tout. Un quart d'heure plus tard, je prenais congé de celui-ci en lui souhaitant un prompt rétablissement.
Quelle surprise après ces quelques jours de congrès de retrouver mon interlocuteur sur le quai de la gare, hagard et dans un sale état! Il n'avait toujours pas été pris en charge par son superbe système ou bien il devait y avoir eu une incompréhension linguistique...
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