En médecine nous en savons trop. Pour un diagnostic, il suffit d'interroger des bases de données et de prescrire les examens recommandés. Il n'y a plus aucun défi. L'excitation n'est plus là. C'est pourquoi notre travail nous passionne de moins en moins et je fus agréablement surpris, la semaine dernière, en salle d'opération. J'en étais à “distraire” quelques jeunes étudiantes, qui passaient quelques jours "prendre" un avant-goût de la médecine. “Bien”, dis-je à la première étudiante qui s'évertuait à regarder dans le microscope au beau milieu de l'opération, “dites moi tout de la corde du tympan et de son rôle”. Sa collègue répondit pour elle: “nous n'en avons aucune idée. Plus personne ne nous enseigne l'anatomie”. Cette réponse m'irrita car j'y voyais une manière pour elles de ne pas répondre à une question qui les gênaient. Mais en poussant mes questions anatomiques, je découvris qu'elles étaient sincères: elles n'avaient réellement aucune notion d'anatomie. Elles écoutaient attentivement puis répondaient au hasard, avec enthousiasme.
Soudainement je fus frappé par la beauté du concept. La Médecine redeviendra passionnante! Avec de vagues connaissances médicales, la carrière sera de nouveau remplie d'excitantes spéculations à chaque fois qu'un patient se présentera. Je ne pouvais m'empêcher d'admirer cet universitaire qui avait eu cette idée et réussi à la faire partager à un corps enseignant réputé pour son conservatisme. Les anatomistes avaient sans doute cherché à défendre leur discipline et les chirurgiens à présenter leurs arguments. Même les internistes avaient probablement été déconcertés. Nous ne saurons jamais précisément les détails de ce coup de force académique, car l'université est une organisation hermétique, voire féodale. A telle enseigne que les critères de recrutement des enseignants y sont un complet mystère. Il paraît même que la meilleure manière d'apprendre la nomination d'une nouveau chef de service consiste à bien observer, le premier jeudi des mois pairs, la couleur de la fumée qui sort de la cheminée du doyen.
Est-il prévu d'étendre ce programme? Si on y pense, les possibilités sont infinies. En plus de l'anatomie, on pourrait aussi ne plus enseigner aux étudiants la physiologie, ou la pathologie, ou la pharmacologie, et ainsi augmenter un peu plus l'incertitude de la pratique médicale. Cela pourrait être une idée de randomiser les groupes auxquels telle ou telle discipline de base ne serait plus enseignée, afin de rendre l'expérience vraiment scientifique. Mais il faudrait alors faire attention à ne pas enseigner par erreur l'anatomie au chirurgien en herbe, ou la physiologie au futur interniste, et ainsi ruiner le projet.
En outre ceci réduirait la durée des études et permettrait de diplômer plus de médecins, ce qui résoudrait les problèmes de déserts médicaux ou de surmenage. Il y aurait sans doute un léger déclin dans la qualité des soins, mais ceci serait largement compensé par l'effet placebo attendu de l'enthousiasme des nouveaux médecins.
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