Le film de Philippe Le Guay, sorti en salle le 12 août, n'a pas plu aux critiques de Télérama et de L'Express. Peut-être parce qu'il décrit un drame qui, aujourd'hui, hante terriblement tant de familles et qui échappe pourtant à l'information, aux réseaux sociaux et au débat public : le vieillissement dans sa version "naufrage".

Jean Rochefort serait "totalement à côté de la plaque" selon L'Express". Et Télérama aurait aimé retrouvé un Rochefort ayant "bon pied, bon œil". Surtout, les critiques nous disent qu'ils ont vu, eux, la pièce de théâtre Le Père de Florian Zeller, d'où est tiré le scénario, et qu'ils regrettent que le film ne lui soit pas fidèle. Pour ma part, j'ai eu le sentiment que Rochefort se coulait assez naturellement dans le personnage de ce vieux Claude, bougon, obstiné, coléreux, rouspéteur, impatient, agacé, injuste, parfois méchant si ce n'est cruel, mais aussi coquin, grivois, drôle, espiègle. On a droit à la panoplie de rigueur : médicaments à ne pas oublier, post-it partout, aides à domicile dévouées mais mises à rude épreuve. Inconscient du dévouement de sa fille, notre héros exige pour lui une indépendance qu'il n'est pourtant plus capable d'assumer. On se demande bien si sa révolte et ses rêves fous ne sont pas tout simplement une stratégie de survie, un refus d'admettre sa dépendance. Quand sa fille (bien jouée par Sandrine Kiberlain, qui a un petit quelque chose de Rochefort) lui crie, à propos d'un événement familial passé extrêmement douloureux : "est-ce que tu veux la connaître la vérité ?", Jean Rochefort reste hagard. Quand on est très vieux, finalement c'est comme avant, en pire : on s'arrange avec la réalité.
Bien sûr, on peut ne voir dans ce film qu'une histoire singulière : mais il est peu vraisemblable que les spectateurs en auront cette lecture. Ce vieil homme ressemble tellement à tous ces hommes et ces femmes du 4ème ou 5ème âge, dont les enfants eux-mêmes vieillissent et sacrifient leur "pré-vieillesse" à s'occuper de leurs vieux parents redevenus enfants. Ce Claude parle comme tant d'anciens, criant leur lassitude d'être toujours dépendants des autres : "Je ne demande rien, je veux simplement la paix !" Et ce qui est émouvant, comme dans le monde réel, c'est de constater que, malgré cette révolte qui bout, signe qu'il a conscience de perdre pied (en s'en prenant aux autres, il s'en prend à lui-même, refusant d'admettre cette échéance immuable de la déchéance), malgré ses refus, il est finalement plutôt docile : face aux entraves qu'on lui impose, aux examens de santé compliqués qu'il doit subir sans trop comprendre, il se plie. Sauf face aux tests justifiés, mais finalement humiliants, pour mesurer le degré de perte de mémoire : là, il finit par se mettre en colère, hurlant qu'il a compris ce qu'on attend de lui.
Pour finir, je retiens cette scène où le père prend affectueusement la main de sa fille : moment où subsiste seulement l'immense tendresse qui les lie, et où s'oublient les souffrances endurées, par l'un et par l'autre. Et moment qui dit la chance d'avoir encore son parent en vie alors que tant d'autres ont vu partir leur père ou leur mère trop tôt. Dans ce geste, se résume ce drame caché, que nos sociétés agitées préfèrent ignorer, s'usant dans des batailles parfois subalternes, se déchirant sur des sujets mesquins, et négligeant d'affronter en face cette réalité douloureuse : peut-être parce que nous ne savons pas collectivement comment aborder ce "naufrage" de nos aînés, mais surtout parce que le message qu'ils nous délivrent est que demain… nous serons ces aînés.

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Billet n° 216
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