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Billet de blog 3 novembre 2021

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Russie, violences domestiques : une loi, enfin ?

Plusieurs annonces, confirmées par le dépôt en octobre par le gouvernement d’un projet de loi devant la Douma d’État laissent penser que celle-ci va se prononcer sur la question des violences domestiques et conjugales.

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Dans un de mes premiers billets, je signalais l’absence d’inscription à l’ordre du jour de la Douma russe d’une proposition de loi visant à prévenir les violences domestiques et conjugales. Ce texte — d'autres projets plus anciens n'avaient pas abouti —, avait été préparé par trois groupes de travail, réunis par le Conseil de la Fédération, la Douma d'État et le Conseil présidentiel pour les Droits de l'homme. La députée Oksana Pouchkina et, en tant que représentantes la société civile, l'avocate Mari Davtian et la fondatrice du site #ТыНеОдна [#TuN'estpasSeule] Aliona Popova ont eu un rôle important dans son élaboration.

Je suis revenu sur le sujet à plusieurs reprises, pour indiquer que cette loi répondrait à une attente claire de l’opinion russe (ici), qu’elle se heurtait à l’opposition, notamment, de l’Église orthodoxe (ici), ou que le combat pour son adoption était celui de la société civile, avec cette couverture du magazine Domachni Otchag. Je reproduis cette couverture à la fin de ce billet, on peut lire ce qu'a subi Margarita Gratcheva, qui y est photographiée dans ce dernier billet.

Avec l’installation de la nouvelle Douma élue en septembre, plusieurs femmes de pouvoir russes ont annoncé qu’une loi sur les violences domestiques serait prochainement examinée par cette assemblée. Il s’agit notamment de Valentina Matvienko, présidente du Conseil de la Fédération, la chambre haute du Parlement russe, et de Tatiana Moskalkova, la déléguée aux droits de l’homme, dont j’avais mentionné ici le soutien aux « centres de crise » qui accueillent les femmes victimes de violences. Et un projet de loi a effectivement été déposé par le Gouvernement le 13 octobre.

Qu’en est-il ?

À l’actif de ce projet, il y a de revenir sur ce que l’on avait appelé la « dépénalisation des violences domestiques ». Il s’agit d’une loi de 2017 qui avait transféré les violences domestiques légères (coups sans contusions ni blessures) du code pénal (nous dirions des crimes et délits en droit français) vers celui des infractions administratives (l’équivalent des contraventions dans notre droit). Faisant suite au lobbying des milieux traditionalistes russes, elle avait été critiquée par les associations de défense des droits des femmes, et avait très probablement contribué à banaliser, à nouveau, si cela est possible en Russie, les violences domestiques, et à désengager les services de police de la lutte contre elles. 

Le nouveau texte devrait introduire dans le code pénal une sanction spécifique en cas de récidive d’une personne déjà condamnée sur la base des dispositions du code des sanctions administratives, pour des coups n’ayant pas occasionné de contusion ou de blessures, ni, a fortiori de dommage pour la santé. Il donne en fait suite à une décision d’avril 2021 du Tribunal constitutionnel russe, qui avait considéré que les dispositions législatives introduites en 2017 devaient être revues, après avoir statué sur un cas de violence où la peine pour la troisième commission des faits avait été inférieure à celle prononcée dans la deuxième condamnation, en raison de règles de computation des délais de récidive. 

Mesure de bon sens, technique et de portée limitée, le projet de loi déposé par le gouvernement ne va donc pas modifier sensiblement un édifice juridique où ce que nous appelons coups et blessures est sanctionné pénalement. Mais le problème est ailleurs. 

Il est dans la non prise en compte, à ce stade, de dispositions qui figuraient dans la précédente proposition de loi, celle en parlant de laquelle j'ai commencé mon billet, celle dont l’examen a été pour le moment indéfiniment différé : ce sont notament l’élargissement de la notion de violence, pour y inclure les violences psychologiques, et surtout l’introduction de mesures de prévention, en particulier celle, aussi absolument indispensable que contestée par les lobbies traditionalistes, des ordonnances de protection.

Les associations de défense des droits des femmes regrettent également qu’il n’y ait dans le nouveau texte aucun point d’appui pour demander réparation à l’État en cas d’inaction des services de police face à des violences domestiques qui leur auraient été signalées. 

Même s’il ne faut pas préjuger des débats parlementaires, apprêtons-nous donc à nous accommoder d’avancées législatives mineures. Quelques remarques conclusives cependant, sur les rapports de force politiques en Russie sur ce sujet.

- La loi de 2017, elle aussi de peu de portée sur le seul plan juridique, avait été une victoire stratégique majeure pour les conservateurs et traditionalistes, parce qu’elle leur a permis de développer et de légitimer leur discours de refus d’une action de l'État contre les violences domestiques. Peut-on espérer qu’un chemin inverse sera fait avec le nouveau projet gouvernemental ? 

- La montée au créneau des « femmes de pouvoir » russes pour annoncer ce projet peut s’interpréter comme une tentative de désamorcer les critiques contre le peu d’ambition du projet. Elle peut l’être aussi comme une volonté de se faire reconnaitre, dans le système politique russe, comme des femmes défendant les femmes. Pourquoi cette stratégie ne serait-elle pas à terme gagnante ?

- Un pouvoir totalitaire, comme les autres, n’aime pas aller à l’encontre de l’opinion, il ne peut la manipuler sur tout. Peu de Russes défendront Navalny ou les victimes d’actes inhumains dans les prisons, toutes les femmes russes, ou une large majorité des femmes russes, sont contre ces violences dont une partie d’entre elles sont victimes. Elles devraient vouloir qu’on les combatte, et le pouvoir à intérêt à le faire. Il lui faudrait sortir du piège de l’alliance avec le traditionalisme, ou, pour le dire autrement, des hommes qui défendent les hommes dans ce qu'ils ont de plus médiocre. On a peine à y croire. Mais ne sous-estimons pas ces contradictions dans notre compréhension de la Russie. 

Parlamentskaïa gazeta (9 octobre 2021) - Tass (12 octobre 2021) - Site de la Douma (12 octobre 2021) - RFI (17 octobre 2021)

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Couverture du numéro de juin 2021 de Domatchni otchag © Домашний очаг

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