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Une architecture émerge toute entière du reflet d'un miroir, un roman sort du cadre du livre pour proliférer sur le mur, une œuvre délimite des espaces hors des coordonnées spatiales et sensibles connues, voici les expériences extrêmes auxquelles se voient exposer les visiteurs de la manifestation Le lettrisme autour de Roland Sabatier.
Les œuvres ne sont pas seulement exposées aux visiteurs, les visiteurs sont aussi exposés aux œuvres, comme on l’est à des radiations. Des radiations créatrices qu’il s’agit de capter au-delà des apparences immédiates, tant ces œuvres semblent si peu spectaculaires au premier abord. Car leur grandeur est ailleurs. Tout se passe comme si chaque œuvre émettait sur une fréquence particulière, sur un autre plan mental, imaginaire, infini, ouvert.
GAIA SCIENZA

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Pour découvrir cet ensemble étonnant, il faut faire le voyage en Italie, se rendre à la somptueuse Villa Cernigliaro, un centre d’art situé à Sordevolo dans le Piémont, entre Turin et Milan. Construite dans les années 1880, la villa est un écrin architectural de style éclectique remanié en style liberty dans les années folles.
L'endroit est dirigé par l'audacieuse Carlotta Cernigliaro qui défend un certain idéal de vie, une gaia scienza avant-gardiste pleine d’effervescence artistique et intellectuelle. Elle a confié le commissariat de l’exposition à Anne-Catherine Caron, qui fut à la fois la camarade de Sabatier dans le groupe lettriste et sa compagne durant plus de vingt ans.

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La force de l'exposition est de réunir trois artistes, tous lettristes, mais avec des styles très différents : Roland Sabatier, disparu en 2022, et deux représentants contemporains du mouvement lettriste, Anne-Catherine Caron, déjà citée, qui a rejoint le groupe en 1972, et Hugo Bernard, en 2013.
STADE DU MIROIR
Roland Sabatier (1942-2022) est inscrit dans l'art de la seconde moitié du XXe siècle pour son rôle décisif dans le lettrisme. Plasticien du signe, romancier hypergraphe, dramaturge de la disjonction parole-geste, réalisateur de films imaginaires sans pellicule, il explora la phase «ciselante», destructrice, des arts. De son entrée dans le groupe en 1963 à sa disparition en 2022, Sabatier a marqué le mouvement d'avant-garde par une puissante présence de près de soixante ans : créateur de premier plan, éditeur de revues d'avant-garde, organisateur infatigable d'expositions et de manifestations, comme, par exemple, la salle lettriste pour la Biennale de Venise de 1993.

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Une seule œuvre de l'artiste figure dans l'exposition. Il s'agit d'un simple miroir de petit taille fixé sur un support. Le titre est mystérieux : Œuvre de narcissisme architectural. Que veut dire l’artiste ? Que les êtres sont quelques fois narcissiques au point de rechercher leur propre image, ou reflet, dans une œuvre d’art. C'est une hypothèse.
Le narcissisme est précisément cette inclinaison à laquelle personne n'échappe complètement et qui peut potentiellement avoir la solidité d'une construction architecturale. On décèlera ici toute la portée critique et ironique de l'artiste à l'endroit du spectateur. Toutefois, il est aussi possible d'appréhender l'œuvre comme une incitation à l'introspection spéculative de son propre Moi.
Le miroir devient dès lors un pur signe qui ne renvoie plus à une perception optique conventionnelle, mais qui fonctionne comme un tremplin vers un imaginaire esthétique. Un état intérieur qui n'est pas sans évoquer l'Imaginaire lacanien et son célèbre stade du miroir. L'œuvre s'apparente à l'art imaginaire, ou infinitésimal, inventé en 1956 par Isidore Isou. Ce qui signifie qu'elle s'élabore dans la psyché du spectateur.
ROMAN ÉLEVÉ AU CARRÉ
Dans un autre salon mitoyen, Anne-Catherine Caron présente la pièce J'écris méca-esthétiquement à Sabatier, 1977-2023. C'est un roman dédié et adressé à Sabatier. Il ne ressemble pas aux autres romans connus. Il est «hypergraphique», cela veut dire qu'il a recourt à un récit à multi-notations - mêlant signes, images, textes -, dans l'esprit des Journaux des dieux d'Isou, roman publié en 1950.

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Ce roman d'Anne-Catherine Caron est singulier aussi par sa manière de se présenter matériellement au lecteur. Il se dégage du support traditionnel du livre pour aligner ses pages dans l'espace d'exposition. Les chapitres se déploient en frises étagées en registres. Les pages sont fixées à des tiges en bois qui fonctionnent comme des reliures d'un autre genre. C'est un roman éclaté, disséminé, spatialisé.

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Le récit autobiographique se développe sur plusieurs niveaux en système sériel : enchaînements brisés de textes et de signes hypergraphiques, entremêlement de nappes narratives, imbrication des fictions, défilé de photographies converties en signes, distribution de plages de carrés sur toute la longueur du récit.
Le carré est d'ailleurs l'élément-signe le plus répandu dans le travail de l'artiste depuis son entrée dans le groupe lettriste dans les années 1970.

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Elle opère sur ce signe géométrique toute une série de variations et de modulations stylistiques qui rappellent les expérimentations radicales de Malevitch et Mondrian.

La présentation du roman sur un mur évoque le mode d'accrochage d'une œuvre d'art plastique et permet également aux lecteurs-spectateurs d'embrasser l'ensemble des éléments du récit, non plus successivement, mais simultanément. Ce n'est pas un roman à feuilleter mais à regarder comme une sorte d'installation.
Véritable forme ouverte, le roman donne également de nouveaux pouvoirs aux lecteurs. Ces derniers sont invités, par l'artiste, à écrire certaines parties dites «supertemporelles». Concrètement, n’importe qui peut participer et intervenir. C'est la notion d'auteur unique qui est ici remise en question. Ainsi les lecteurs-spectateurs se retrouvent face à un roman, un work in progress, qui les emporte à la lisière des mondes, entre lisible et visible, entre réception passive et participation active.
Avec ce roman, l'artiste a pour ambition d'aller au-delà de la narration en prose traditionnelle qui a connu peu de bouleversements depuis les révolutions initiées par James Joyce et Virginia Woolf : «Avec ce travail romanesque, je souhaitais dépasser la notion d'œuvre prosodique (...)», écrit-elle à propos de son travail.
INIMAGINABLE
Dans le salon de billard de la villa, l’œuvre Inconcevable (2012-2014) réalisée par le jeune artiste Hugo Bernard investit l’espace.

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Il s’agit d’une série de projets d’œuvres «excoordistes». Mais qu’est-ce que l’«excoordisme» ? C’est un néologisme fusionnant «extension» et «coordination» inventé par Isou au début des années 1990. L’excoordisme est l’art des signes esthétiques inimaginables, inaccessibles à la conscience et à la perception humaine, car il génère des systèmes de coordonnées envisagés dans toutes leurs extensions possibles, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Hugo Bernard explore des territoires inédits dans l’excoordisme.

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Chez lui, tous les schémas et les textes qui composent la partie visible de sa réflexion ne sont là que pour signaler l’existence d’un autre monde inaccessible à nos sens. L’artiste dresse des cartographies de l'infiniment petit, invente des nouvelles dimensions d’espaces au-delà des quatre déjà connues, effectue des relevés d’univers inconcevables, détecte des planètes de la taille d'un atome, fabrique des boîtes à contenance infinie pouvant renfermer quark, tour Eiffel, nuage, planète Mars.

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L'artiste évoque la création d'un ultra-univers artistique : «La carte de l'ultra-univers possède une surface dans laquelle une petite partie des univers concevables est représenté symboliquement par des cercles noirs, des univers inconcevables par des cercles de couleur (...).»
L'artiste convoque souvent tous les arts dans son œuvre, poésie, architecture, danse, arts plastiques ; on passe de l'un à l' autre, seules les manipulations infinies de leurs coordonnées semblent les relier secrètement. Inconcevable porte l'œuvre d'art jusqu'aux limites de la perception.
LETTRISME DE A À Z
Ce qui peut déconcerter dans cette exposition, c’est l'étrange lexique des mots employés par les lettristes. Nombres de leurs néologismes ont été forgés par le charismatique Isidore Isou. La liste est vertigineuse. Chaque terme, qui renvoie à un apport conceptuel précis, est minutieusement défini par Roland Sabatier lui-même dans L'Abécédaire de Roland Sabatier, un film inédit projeté à la fin de l’exposition.

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Ce projet a été réalisé en 2016 par un trio, Guillaume Robin, historien de l’art et écrivain, Huseyin Tutar, artiste et réalisateur, et moi-même.
Nous avons voulu recueillir la parole de Roland Sabatier sans l’ajout de discours extérieurs, commentaires, voix-off ou questions d’un interviewer. La raison en est simple : le lettrisme est souvent mal compris en raison de sa complexité et génère parfois de fâcheux malentendus. L’Abécédaire est découpé en vingt-deux concepts, de «A comme Amplique» à «V comme Vie», mais seules trois lettres sont données à voir dans l'exposition : «H comme Hypergraphie», «L comme Lettrisme», «P comme Polythanasie.»

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L’exposition italienne est la première manifestation organisée hors de France depuis le décès de Sabatier en 2022. La fidélité de Carlotta Cernigliaro à l'égard du lettrisme ne date pas d'hier et remonte au début des années 2000, à l'occasion de sa rencontre avec le collectionneur Francisco Conz. Par son intermédiaire, elle entre en relation avec Roland Sabatier et Anne-Catherine Caron. Commence alors un compagnonnage ininterrompu de plus de vingt ans.
Il reste encore dans les mémoires cette belle exposition Imaginaires dans un jardin réel, œuvres infinitésimales (1963- 2011) de Roland Sabatier pour laquelle l'artiste avait réactivé une série d'œuvres imaginaires qu'il avait ensuite disséminé dans le jardin de la villa.
L'œuvre de Sabatier est à découvrir ou à redécouvrir. C'est l'une des plus belles manières de maintenir Sabatier vivant.
Par Eric Monsinjon
Citations de Roland Sabatier extraites de L'Abécédaire de Roland Sabatier :
L comme LETTRISME
«Le "lettrisme", c’est à tort que l’on emploie ce terme pour désigner les activités exercées par les lettristes, alors qu’il ne concerne à l’origine que la poésie et la musique. Le concept de lettrisme a été trouvé par Isou en Roumanie alors qu’il avait 16 ans dans un texte de Kerserling : "Le poète dilate les vocables". On dira qu’il a trouvé ce terme par hasard, certes, mais c’est un hasard attendu.»
Roland Sabatier, 2016.
H comme HYPERGRAPHIE
«Etymologiquement, c’est la "graphie supérieure". C’est un terme inventé par Isou en 1950. L’hypergraphie emploie des milliards de signes qu’elle va ensuite intégrer à l’ensemble des arts visuels. On se retrouve devant une cathédrale hypergraphique : la peinture, le théâtre, le roman, l’architecture, la sculpture…»
Roland Sabatier, 2016.
Prolongez la réflexion avec mes autres articles sur le lettrisme :
Roland Sabatier, le dernier lettriste (sur la disparition de l'artiste)
Roland Sabatier est-il le plus grand artiste français vivant ? (sur l'œuvre de l'artiste exposée au Centre Pompidou)
Isidore Isou, Lettre et le Néant (1/2) (Pour découvrir le fondateur du lettrisme, sa poésie et son roman)
Isidore Isou, Lettre et le Néant (2/2) (Pour découvrir le fondateur du lettrisme, son cinéma et ses créations plastiques)
A lire également l'article de Guillaume Robin sur l'art imaginaire d'Isidore Isou :
L'art imaginaire, une révolution sans précédent