- Ni 14-18
Ce mot d’ordre répandu à partir de la fin de la première guerre mondiale, a été proclamé lors d’une réunion des gauches des pays européens à la conférence de Zimmerwald en 1915. Il exprimait que la guerre mondiale en cours était une guerre entre impérialistes à laquelle les travailleurs ne devaient pas prendre part, et qu’ils devaient au contraire lui opposer la révolution socialiste. Aujourd’hui aussi certains partis de gauche, tel BSW, la scission de Die Linke en Allemagne, ont comme mot d’ordre : « 1914 comme 2025 non aux crédits de guerre ».
Or déjà à l’époque la position de la gauche exprimée par Lénine à Zimmerwald faisait l’objet d’interprétations erronées. Par exemple Rosa Luxembourg sous le nom de Junius affirmait qu’à l’époque de l’impérialisme toutes les bourgeoisies étant impérialistes, le mouvement ouvrier doit s’opposer à toutes de la même façon : « A l'époque de cet impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerres nationales » écrivait-elle. Pas du tout lui répond Lénine en 1916 dans un texte intitulé « A propos de la brochure de Junius[1] ». Si dans le cas de la guerre de 14-18 il faut opposer la révolution socialiste à la guerre ce n’est pas parce que les deux coalitions sont impérialistes, mais « parce que les forces des deux coalitions ne sont pas tellement différentes… dans la guerre ACTUELLE » écrit-il soulignant à plusieurs reprises lui-même « actuelle ». Dans le cas de l’invasion de l’Ukraine par Poutine il est clair qu’il s’agit au contraire d’une invasion du fort contre le faible, une invasion colonialiste de type ancien[2] et que la résistance ukrainienne mène un guerre nationale juste. Pour étayer la position que l’agression de Poutine n’est encore une fois qu’une guerre entre impérialistes, ses tenants sont obligés de relayer sa propagande et prétendre qu’il ne fait que répondre à une menace de l’Otan. Ils tordent ainsi le bras aux faits. À l’exception de Georges W. Bush, tous les présidents américains ont refusé l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan. Une Otan que Trump président avait déclaré « obsolète » et Macron « en mort cérébrale ». Rien ne justifie la mise en cause du droit international par Poutine, rien ne justifie de ne pas soutenir la lutte de résistance des Ukrainiens. Rien ne justifie de ne pas écouter Poutine et ses soutiens quand ils expliquent que leur projet est de reconstruire la Grande Russie tsariste. Une autre preuve que la guerre n’avait rien à voir avec l’Otan est qu’à la suite de l’agression, et en conséquence de l’adhésion de la Suède et de la Finlande, la Russie y a gagné 1340 kms de frontières supplémentaires avec l’Otan et qu’elle n’en continue pas moins l’agression.
- Les marchands de canons
Un autre argument d’une fraction de la gauche est de dire que les marchands de canons s’en mettent plein les poches avec les guerres. C’est vrai, et c’est pourquoi entre autres le déclenchement de toute guerre est condamnable. Ce qui ne veut pas dire que lorsque celle-ci est déclenchée par un agresseur il faille s’y soumettre ! L’argument rappelle celui qui consiste à dire que les firmes pharmaceutiques s’en mettent plein les poches avec les vaccins, ce qui là aussi est vrai, et qu’il faut donc refuser les vaccins, ce qui est une bêtise. En système capitaliste toute activité « est pour s’en mettre plein les poches ». Vendre un portable, une voiture ou un choux fleur aussi. Ce qui n’est pas une raison pour récuser tous ces produits. Ce n’est pas parce que les marchands de canons s’en mettent plein les poches que toutes les guerres se valent. Dans le cas de la guerre de 14 comme dit Lénine « L'erreur serait d'exagérer cette vérité, (qu’il s’agit d’un conflit entre impérialistes) de manquer à la règle marxiste qui veut qu'on soit concret ». Et concret Lénine comme on sait va l’être, puisqu’il va passer en Russie dans le fameux wagon plombé en profitant des conflits entre impérialistes et de la complaisance allemande. Voir à ce sujet le billet : Ariane Mnouchkine soutient mal l’Ukraine.
Lors de la conférence de Zimmerwald il y a une droite menée par Trotski alors menchevik, qui a pour mot d’ordre La Paix, et une gauche menée par Lénine et les bolcheviks. Comme l’écrit Wikipédia : « Le slogan de lutte pour la paix est totalement rejeté par la gauche de Zimmerwald, qui adopte le mot d'ordre de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile contre la bourgeoisie, c'est-à-dire en révolution socialiste ».
- Ni 39-45
En 1936 des trotskistes créent le beau chant : Zimmerwald[3]. Malheureusement à contretemps, car ils prolongent l’erreur de Rosa Luxembourg et l’aggravent même en laissant penser que la guerre qui vient est une guerre entre impérialistes identique à la précédente. C’est ce qu’elle est pour une part certes, mais ce type de raccourci empêche d’analyser concrètement le conflit en cours. Après un flottement en 1935 Dimitrov et Staline les dirigeants du camp ouvrier de l’époque analysent qu’il faut s’allier à la fraction démocratique, même impérialiste, pour combattre la fraction fasciste la plus dangereuse pour la classe ouvrière. A situation concrète différente, stratégie différente. C’est le Front populaire en France, puis l’alliance URSS / États-Unis, et son pendant PCF / De Gaulle pendant la 2ème guerre mondiale. Ce refus de choisir entre les deux impérialismes vaudra à certains trotskistes d’être traité d’hitléro-trotskistes, même si d’autres, confrontés à la réalité de la lutte s’engagent dans la résistance à l’occupant. Voir le billet : L’actualité de Arbeiter und soldat . Le trotskisme comprend suffisamment de tendances pour qu’il y en ait au moins une qui ne se trompe pas ! On sait l’influence de certains d’entre eux aujourd’hui chez LFI par exemple. Ceux qui exigent aujourd’hui des Ukrainiens d’accepter un « cessez le feu », ceux qui veulent « la paix à tout prix », sont dans le droit fil des munichois de 1938 qui jouaient l’apaisement à l’égard d’Hitler ou de ceux qui demandaient à Manouchian et à ses camarades résistants FTP un « cessez le feu » face à l’occupant nazi. Un groupe trotskiste comme LO est suffisamment embarrassé par la seconde guerre mondiale pour la zapper complètement dans son panorama du 20ème siècle : voir ce billet. Avoir fait alliance avec une fraction impérialiste quelle horreur !
Il est utile de comprendre précisément le raisonnement de Lénine à propos de la première guerre mondiale car lors de la seconde, non seulement les deux camps impérialistes ne sont pas équivalents, mais c’est même avec le camp dominant que la gauche doit passer un accord ! Le fascisme émerge en Allemagne, Italie, Japon dans des pays capitalistes qui ne sont PAS les pays dominants de l’époque. Les empires coloniaux anglais, français, américains avec leurs marines et leurs réseaux bancaires et financiers dominent déjà alors le monde. C’est même la raison pour laquelle les fascistes d’Allemagne et d’Italie, frustrés de colonies, sont particulièrement belliqueux afin de prendre leur part du dépeçage du monde.
- Ni les années 60
Après la seconde guerre mondiale les principales guerres seront celles de libération nationale. Laissons de côté les aveugles qui prétendent que depuis 1945 le monde, ou même l’Europe, a connu 80 années de paix ! Du bombardement de Sétif en Algérie par l’armée française le 8 mai 1945 jusqu’à celui de Gaza par Israël et de l’Ukraine par Poutine aujourd’hui, en passant par les guerres de Chine, d’Indochine, de Grèce, d’Irlande, de Yougoslavie, de Malaisie, du Vietnam, d’Irak, d’Afghanistan, du sahel etc. les guerres contre les peuples n’ont pas cessé pendant les 30 glorieuses et au-delà. Ces peuples se sont battus et se sont pour l’essentiel libérés des empires coloniaux anglais, français, américain d’abord dans les années 60-70, de l’empire tsariste russe perpétué par l’URSS ensuite dans les années 90. Là encore si on laisse aussi de côté les socialistes colonialistes, les gauches se divisent entre celle qui demande la Paix en Algérie et celle qui soutient la lutte de libération algérienne et les réseaux FLN. On retrouve le même écart à l’égard de la guerre américaine au Vietnam entre ceux qui clament Paix au Vietnam ! et ceux qui crient FNL vaincra ! Ces derniers seront souvent à l’origine du mouvement étudiant de Mai 68. S’il y a condamnation des guerres coloniales il y a soutien aux guerres de libération. En particulier la gauche a beaucoup à y apprendre, la nécessité de la décolonisation au cœur des empires eux-mêmes, les notions de guerre du peuple etc. Voir le billet à propos du livre du ministre de la défense Sébastien Lecornu « Vers la guerre ? ».
Les guerres d’Ukraine et de Palestine semblent des guerres de libération attardées de celles des années 60 et 70. Elles devraient être soutenues par toute la gauche. Mais une fraction campiste, dominante à gauche, refuse toujours de reconnaitre les luttes de libération nationale comme une composante de l’émancipation des travailleurs, c’est pourquoi son mot d’ordre « Ni Trump, ni Poutine » a en filigrane « ni résistance » à leurs agressions.
- 2025 est spécifique
Mais les résistances d’Ukraine et de Palestine, outre leurs spécificités propres, se déroulent dans une époque différente de celle des années 70. Parce que chacune d’elles se mène contre une des deux superpuissances il est de bonne guerre, pour conforter leur lutte, que chacune d’elle tentent aussi d’obtenir un certain appui de la superpuissance qui ne les agresse pas.
Le contexte international général aussi est différent de celui des époques précédentes. Les superpuissances États-Unis et Russie, aussi agressives qu’elles soient, ont perdu de leur aura, aussi bien leur soft power réciproque, la démocratie pour l’une, le communisme pour l’autre, que leur hégémonie économique. Face à ces superpuissances les pays du sud émergent et ont déjà remporté des victoires, économiques, militaires (Russie comme États-Unis ont été chassées d’Afghanistan), diplomatiques, comme le montre l’isolement de ces superpuissances à l’ONU, l’OMS, l’OMC, les tribunaux internationaux etc. L’agression contre la Chine, en préparation par les États-Unis est vouée au même échec, car elle rencontre déjà l’opprobre du monde entier en dehors de l’Occident. La situation n’est pas celle de 1914 parce qu’elle est réellement mondiale et pas seulement européenne. Elle n’est pas non plus celle de 1939 car la fascisation a lieu au cœur même des deux superpuissances, dont les évolutions anti démocratiques internes sont similaires, et parce que cette fascisation s’étend à tous les autres pays capitalistes sous la manifestation des poussées illibérales. Enfin la situation actuelle n’est pas non plus celle des années 70 et des luttes de libération nationales car les pays émancipés ne sont plus des pays essentiellement paysans, mais des pays où la classe ouvrière est majoritaire partout. Ces deux faits : crise générale du capitalisme, qui outre son oppression économique des travailleurs est incapable d’assurer les acquis démocratiques comme de prendre en compte les risques écologiques sur notre planète, et une classe ouvrière majoritaire partout, définissent clairement l’horizon des luttes : la nécessité du dépassement du système capitaliste, la révolution socialiste.
Si cet axe semble être le même que celui exprimé par Lénine à Zimmerwald il en diffère parce que la crise est aujourd’hui mondiale. S’il semble reprendre le mot d’ordre de la lutte contre le fascisme de 39, c’est sans chercher prioritairement à faire l’alliance avec une fraction capitaliste démocratique aujourd’hui inexistante. Il ne s’agit pas aujourd’hui de simplement résister au fascisme avec un programme démocratique type celui du CNR le Conseil National de la Résistance avec un zeste de Sécurité Sociale mais d’avoir un programme offensif, positif de révolution socialiste. S’il intègre les luttes de libération nationale, telles que celles d’Ukraine et de Palestine comme partie intégrante de la révolution socialiste mondiale, c’est en prenant en compte que ces luttes de libération, de l’Afghanistan aux Printemps arabes, en passant par la suppression de l’apartheid en Afrique du Sud, les « révolutions » des gauches sud-américaines, ou le développement économique de la Chine, ont montré aussi leurs limites.
- Une orientation pour 2025 … et les années suivantes
Dire que la révolution socialiste est l’horizon des luttes c’est dire aussi qu’elle n’est pas à l’ordre du jour immédiatement. Elle n’apparaitra comme la seule issue réaliste qu’une fois épuisées les solutions impasses comme le capitalisme illibéral, le capitalisme vert, les illusions à un retour à un capitalisme concurrentiel et démocratique etc. Malheureusement elle ne s’imposera qu’à l’issue de situations critiques pénibles, douloureuses, guerres, crises économiques, écologiques, démocratiques… Mais elle s’imposera partout même si c’est à des moments et dans des conditions diverses.
En particulier il ne faudrait pas penser que puisque les superpuissances partagent une idéologie commune, celle que Sourkov l’idéologue de Poutine développe autour du concept du Grand Nord[4], et que ces superpuissances sont prêtes à se partager l’Ukraine, elles vont s’unir. Non. Elles se disputeront pour le partage. La rivalité entre elles fait partie des contradictions fondamentales de l’époque et reste la principale menace de guerre. La lutte des peuples pour la paix est une revendication majeure, mais oblige à reconnaitre que la résistance des peuples aux agressions fait partie de cette lutte pour la paix, et doit être soutenue. Soutenir veut dire tenir compte de ce que les peuples veulent : ne pas réclamer un cessez le feu pour lui quand il ne le juge pas approprié comme en Ukraine, ne pas réclamer deux états quand une partie du peuple veut un seul état « de la rivière à la mer » comme en Palestine. Il ne s’agit pas de pousser des peuples à une résistance désespérée, mais respecter et soutenir leur lutte. Le jour où ces peuples décident des compromis, même soutien.
Tenir compte de la volonté des peuples c’est dire aussi que quelque soient les alliances passées avec des forces et classes différentes, la classe ouvrière doit s’organiser de façon autonome, c’est ce que, quelque soient leurs appellations, on appelle des partis communistes, de façon à préparer la seule issue positive efficace aux crises, la révolution socialiste[5].
Autonome veut dire aussi que vis-à-vis des efforts de défense des forces capitalistes secondaires comme la France, pour se protéger des super puissances, comme pour aider l’Ukraine, la classe ouvrière, encore mal organisée, n’a pas réellement son mot à dire. Mais elle ne peut se contenter d’opposer le beurre au canon, la protection sociale aux budgets militaires. Elle doit non pas s’opposer au budget de défense au nom des programmes sociaux, mais défendre les deux aux dépens de l’enrichissement des oligarques. Ce que le président Macron a d’ores et déjà exclu lors de son intervention télévisée de mobilisation du 5 mars dernier en précisant : pas d’impôts.
[1] Lénine, A propos de la brochure de Junius, 1916. https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/07/vil191607001.
[2] Tous les oblasts ukrainiens, y compris les russophones comme la Crimée et le Donbass ont voté pour l’indépendance de l’Ukraine le 1er décembre 1991, alors qu’ils faisaient donc encore partie de l’URSS. URSS qui n’allait être disloquée qu’une semaine plus tard à Minsk.
[3] https://www.youtube.com/watch?v=SqAJzeHHS9s
[4] Sourkov, interview à l’Express du 26 mars 2025.
[5] Jacques Lancier, Accumuler des forces pour la révolution socialiste, Éditions Drapeau rouge, Rennes, 1977.