Les discours sont actuellement saturés, encore plus qu'à l'accoutumée, par des injonctions. Celles qui consistent d'ores et déjà à empêcher le pire : une extrême droite au pouvoir. Face à un tel danger, il est effectivement très difficile de sortir d'une "pensée manichéenne". Et cette dernière expression gagnerait à obtenir le statut qu'elle mérite : celui d'oxymore. La pensée manichéenne est plutôt un réflexe. Etre pour ou contre, bon ou méchant, aimer ou détester. Or, la situation exige d'être pensée de façon plus fine.
Commençons par ce à quoi nous enjoignent la majorité des médias, amis, collègues, parents : voter contre Mme Le Pen au deuxième tour de l'élection. En effet, tout comme il y a cinq ans, l'héritière de la candidature de l'extrême droite risque fort de passer l'obstacle du premier tour sans même fournir d'efforts, tant son terrain aura été labouré par d'autres. Par ceux qui y trouvent un intérêt.
En effet, ceux qui avaient bénéficié de l'effet barrage en 2017 ont, tout sauf étonnamment, préparé l'advenue de ce remake électoral. Il fallait pour cela, valider sans cesse les thèses xénophobes, paranoïaques et autoritaires de ceux contre lesquels ils avaient feint se dresser tel un rempart démocratique. La politique macronienne étant basée sur le creusement des inégalités avec la mise en œuvre du moindre désir de la classe dominante, sans aucun égard quant à la souffrance des laissés pour compte, les colères et les ressentiments n'ont cessé de grandir. Lorsqu'on favorise une toute petite classe des très riches, on ne peut éviter que la grande masse ignorée et toujours davantage spoliée ne se sente humiliée.
Ces ressentiments étant réels, il fallait (et il faudra à l'avenir) tout faire pour les détourner des vrais responsables. Si la pauvreté augmente en même temps que l'extrême richesse il faut surtout que le ressentiment des victimes de celle-là ne soit pas dirigé contre les bénéficiaires de celle-ci. La technique du bouc émissaire est ancienne et efficace. Ainsi le quinquennat Macron était un mélange savant de mesures antisociales favorisant toujours la même classe sociale et d'un discours (mais aussi des actes) mettant en permanence en avant des problématiques issues de l'extrême droite. On a ainsi pu voir se côtoyer la suppression de l'ISF, la baisse des APL et l'instauration de la flat-tax avec la dénonciation hystérique de l'islamo-gauchisme, l'expression assumée du refus d'accueillir des migrants et la lacération de leurs tentes.
Il fallait en permanence valider la thèse selon laquelle on vivrait beaucoup mieux sans tous ces immigrés, sans tous ces musulmans. Dans des accès de sincérité, des membres de la majorité présidentielle se sont même permis d'expliciter cette stratégie (par exemple ici et ici). Créer des clivages entre différentes catégories de Français qui ne soient pas des clivages de classes alors que se déroulent des combats parmi les plus violents de la lutte des classes depuis fort longtemps. Etre prêt à pousser ces clivages factices si loin, quitte à créer une ambiance de guerre civile, dans l'unique but d'invisibiliser cette lutte des classes en train de se dérouler et d'emporter les derniers communs qui nous restent. Le président Macron lui-même a donné de sa personne : passer un coup de fil réconfortant à M Zemmour (et lui demander au passage une note sur l'immigration!), faire des blagues racistes sur les Comoriens, accorder un entretien fleuve à Valeurs actuelles, complimenter Pétain...
Ainsi, puisqu'une telle stratégie cynique n'a cessé de disqualifier le discours de gauche en l'accusant de collaborer avec l'ennemi (l'islamo-gauchisme est une notion qui a connu une renaissance tout sauf étonnante), elle a automatiquement fait monter la cote de l'extrême droite et de ses thèses. Et c'est fort logiquement qu'on retrouve en 2022 une extrême droite à un niveau supérieur que celui qu'elle connut en 2017. On peut même être tentés de dire que cette dernière n'y est pas pour grand chose tant elle a été absente des grands débats qui ont marqué le quinquennat. Peu de propositions de lois, peu d'interventions marquantes à l'assemblée. Tout au plus quelques allusions complotistes au cours de la crise du Covid. Et un silence malin depuis la guerre en Ukraine.
On peut en effet en venir à la conclusion que l'action et les discours gouvernementaux n'y sont pas pour rien dans le fait qu'en cinq ans l'extrême droite soit passée d'à peine plus de 20 pour cent des voix à presque 35 pour cent d'après les derniers sondages. Le gouvernement, bien aidé en cela par les membres les plus éminents de la classe dominante, qui a mis au service de cette propagande des moyens colossaux. Des médias entiers transformés par M Bolloré en officines d'extrême droite ressassant sans cesse les rengaines antimusulmanes ont même réussi à créer une nouvelle figure jouant les rôles du lièvre entrainant Mme Le Pen dans son sillage mais aussi celui de repoussoir rendant cette dernière bien plus respectable que ce qu'elle est en réalité.
Et dans les 5 années à venir, que se passera-t-il? Le quinquennat à venir risque-t-il d'être si différent que ça du premier? M Macron a déjà annoncé la couleur de sa politique et c'est sans surprise encore une fois celle de la lutte des classes acharnée. Tout sera fait pour satisfaire les désirs des entreprises. Et rien ne sera épargné aux classes laborieuses.
La réforme des retraites nous prépare déjà à devoir travailler encore plus longtemps. Et voilà que M Macron instrumentalise le sort des enfants au service de sa stratégie. On savait déjà qu'il souhaitait détruire l'école publique telle qu'on la connait. Il désire remplacer celle-ci par une école autonome, en concurrence avec toutes les autres, où les plus forts seront toujours ceux qui le sont au départ. Ce travail destructeur a déjà commencé au cours du premier quinquennat. (lire par exemple ici, ici ou encore ici) Mais le voici qu'il annonce, lors d'un déplacement à Fouras : "apprentissage, alternance et orientation dès la 5ème". Levée des boucliers, notamment de la part des syndicats enseignants et de Jean-Luc Mélenchon. Mais, M Macron tente de retourner la dénonciation de ses propos par M Mélenchon en sa faveur. Il utilise pour cela le flou sémantique de ses propos à Fouras. Mais ce flou ne devrait pas permettre de rendre invisible la réalité destructrice du projet.
Il a beau expliquer sur tous les tons qu'il s'agit d'une fake news de M Mélenchon, ses propos, quel que soit le sens dans lequel on les prend, contiennent ce qui caractérise le projet scolaire de M Macron. La phrase de M Macron préconise soit l'apprentissage, l'alternance ET l'orientation dès la 5ème, ou bien uniquement l'orientation. En effet, la temporalité de l'apprentissage et de l'alternance n'est peut être pas précisée, le complément "dès la 5ème" se référant éventuellement uniquement à l'orientation.
Mais cette incertitude sémantique ne devrait pas nous faire oublier une autre certitude, c'est que même s'il ne s'agit QUE de l'orientation dès la 5ème, il s'agit bien d'un projet dirigé contre les enfants des classes populaires et laborieuses. Et c'est le projet néolibéral depuis longtemps : faire de l'école une entreprise mais au service des autres entreprises. Le service public de formation de main d'œuvre docile en quelque sorte. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'un certain nombre de projets sont déjà en cours. Ainsi, l'insistance sur les fondamentaux n'est pas juste un truc électoralisto-passéiste mais bien un moyen d'expurger l'école des notions superflues et surtout potentiellement gênantes comme par exemple la pensée autonome, l'esprit critique ou encore la coopération. Le travestissement de la lecture en déchiffrage, de l'histoire en roman national ou bien la simple élimination de l'EPS du primaire (si, si, c'était le projet 2S2C !) font partie du projet plus global de transformation des apprentissages en procédés mécaniques parfaitement mesurables, donc classables et qui peuvent donc permettre en seconde main l'évaluation des enseignants mais surtout : leur mise en concurrence, leur dépossession d'expertise et leur soumission totales. On touche là du doigt le procédé de prolétarisation réduit souvent à tort en une simple perte du pouvoir d'achat. Or, cette dernière n'est qu'une des caractéristiques de la première.
Cette prolétarisation rendra possible l'abandon total des enfants et des élèves des classes les plus pauvres. En effet, une fois dépossédés de leurs statuts d'experts mais aussi de fonctionnaires, les enseignants seront enchainés et dans l'obligation d'appliquer la moindre consigne venue de la rue de Grenelle. Quand on voit le degré de mobilisation actuel on ne peut même pas imaginer l'insignifiance des mobilisations futures. On voit donc que l'abandon et l'assignation à résidence sociale des enfants des classes populaires est un processus parallèle à cette prolétarisation d'enseignants. L'un nourrissant et rendant l'autre possible.
Dans son programme M Macron écrit la proposition suivante : "Connaître plus tôt pour mieux choisir plus tard : tous les enfants découvriront, de la 5e à la 3e, plusieurs métiers, dont les métiers techniques et manuels." Ce qu'il a dit à Fouras est juste venu préciser son projet. Et peu importe que le candidat sortant ne souhaite pas mettre en place l'apprentissage dès 12 ans. Une question plus importante, essentielle même, devrait occuper les débatteurs. Il s'agit d'une vraie question de fond. A quoi sert l'école? Sert-elle juste à aider les enfants à trouver un emploi (ou encore les entreprises à trouver des employés) ou bien participe-t-elle à la formation de citoyens éclairés? Et bien, lorsqu'on prône l'entrée toujours plus précoce des entreprises au sein de l'école publique, lorsqu'on s'en vante, lorsqu'on en fait un projet politique, c'est qu'on a choisi ses priorités et son camp. Le camp qui n'en a cure des citoyens éclairés. Qui fait passer ces derniers pour des consommateurs d'informations uniformisées par les milliardaires propriétaires des médias d'information. Pour des consommateurs libres de choisir les produits uniformisés par les édulcorants et autres colorants. Libres d'accepter leur sort d'employés obéissants. Libres d'entrer en concurrence avec leurs semblables.
Cette mise en concurrence étant une caractéristique de l'individualisme prôné par le néolibéralisme il n'y a là rien de surprenant. L'Homme néolibéral est un homme mû par la concurrence et pas la poursuite de ses intérêts personnels. C'est de cette théorie qui nous est inculquée depuis fort longtemps, que découlent ces réformes présentées comme étant simplement rationnelles, vierges de toute idéologie. C'est ainsi qu'on justifie la fin de notre système de retraite et qu'on justifiera la fin de notre sécurité sociale. Chacun ne sera plus responsable que de lui-même mais il le sera intégralement et exclusivement. En guise de liberté on n'aura obtenu que le fait d'être livrés à nous-mêmes. La possibilité de jouir de cette liberté nouvelle nécessitera de disposer de moyens tout à fait conséquents. Ainsi, les seules personnes jouissant d'une liberté effective seront celles appartenant à la classe dominante. Les classes défavorisées, laborieuses ou opprimées, peu importe le nom dont on les affuble, ne disposeront que d'une liberté fictive qu'on agitera sous leurs yeux en permanence. Les uniques responsables en cas de l'impossibilité de rendre cette liberté effective seront ces individus eux-mêmes.
Ainsi, M Macron s'apprête à rejouer le même quinquennat. Et celui-ci risque de provoquer beaucoup de colères et de ressentiments à son tour. Et en toute logique et cohérence avec son premier mandat M Macron devrait user de la stratégie de diversion labourant le terrain de l'extrême droite. La seule chose qui risque de changer est donc l'intensité. La nature des politiques devrait rester la même.
Frédéric Lordon qualifie M Macron de fascisateur dans son dernier billet. Au vu de tout ce qu'on vient de décrire on se rend compte que la frontière est mince et mouvante entre les fascisateurs et les fascistes. Les premiers tendant à l'amincir et à la repousser toujours davantage vers la droite tout en se parant de costumes d'apparence de plus en plus respectable. Poussés par un cynisme sans limites, ils vont de plus en plus loin dans la promotion des idées extrêmes tout en tentant de subtiliser notre symbolique et notre lexique pour les rendre inopérants (l'appropriation du slogan du NPA en est le dernier exemple).
Etant ainsi poussé de toutes parts à me positionner en faveur de l'un pour bloquer l'autre, je tente avec ce texte de montrer l'absurdité d'une telle démarche puisqu'elle ne demandera qu'à être répétée dans 5 ans si rien d'autre n'est fait. Et observer l'état de la gauche en 2022 nous oblige de constater que tout n'a pas été parfait. A commencer par les querelles actuelles autour des votes soi-disant utiles au premier ou au deuxième tour. Le vote utile est l'argument de ceux qui n'en ont pas. Laissons-le donc aux éditorialistes médiatiques.
Il y a surtout ce manque de clarté quant à ce qui doit être combattu. L'anticapitalisme est le dénominateur commun des luttes sociales et écologiques. Or, trop d'alliances plus ou moins opportunistes ont été passées avec des mouvements ou des personnes pas vraiment au clair sur ce dénominateur commun. Trop de gens pensent résoudre des problèmes écologiques sans s'attaquer au capitalisme. Leur argument se comprend facilement : "si on doit renverser le capitalisme avant de commencer à lutter contre le changement climatique, on risque d'attendre longtemps". Or, il ne s'agit pas d'attendre ni de dissocier les combats. On lutte contre le changement climatique en s'attaquant au capitalisme et en engageant un rapport de forces avec celui-ci. Cet argument qui dissocie les deux aspects de la lutte est lunaire. Imagine-t-on des militants déclarer à l'époque esclavagiste : "Si on doit renverser l'esclavagisme avant de commencer à lutter pour de meilleures conditions de travail, on risque d'attendre longtemps"? Absurde? Pourtant, tout comme les conditions de travail des esclaves étaient régies par le système esclavagiste, de la même manière le capitalisme agit tout aussi directement sur le réchauffement climatique.
Il y a aussi des gens qui prétendent lutter en faveur des droits des travailleurs en accédant aux demandes des employeurs. Mais ces gens étant les créateurs mêmes de M Macron et donc fort compatibles avec lui, ne perdons pas notre temps avec le Parti Socialiste.
Notre nombre ne nous fera peut être pas gagner lors de cette élection mais il nous dira que nous ne sommes pas seuls. Ne critiquons pas les camarades qui feront un autre choix que nous. Tentons de les convaincre avec des arguments recevables. Convaincants. Défendons nos idées sans cesse. Traduisons dans le réel les phrases creuses censées nous mystifier. Tâchons de nous tenir aussi loin que possible des concepts creux dont raffolent ceux qui souhaitent que rien ne change.
Mon choix est fait. Que chacun fasse le sien de la façon la plus lucide possible.
Il est temps que nous cessions de sombrer. La politique ce n'est pas que dans l'isoloir. C'est même l'endroit où il y en a le moins. Alors à partir du 25 avril il faudra être présent dans les luttes et ce quel que soit le résultat des élections.