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Billet de blog 7 mai 2023

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« Monsieur, est-ce que ça existe les violences justes ? »

Après « Ce qui demeure », « Saint-Félix, enquête sur une hameau français », « A la vie ! » ou « Pères », depuis huit ans la compagnie Babel dirigée par Élise Chatauret et Thomas Pondevie poursuit, avec force et acuité, son exploration de notre société avec « Les moments doux ». Une subtile approche de la violence fondée sur des témoignages à travers un triple prisme : école, famille, travail.

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Illustration 1
Scène de "Les moments doux" © Christophe Renaud de Lage

C’est la fin de la pièce. On se retrouve à l’école primaire comme tout début du spectacle. Entre temps, de multiples scènes de violences à la maison, au bureau, à l’école sont passées par là. Le maître qui vient de parler de la Révolution française pose la question aux enfants (et donc au public) : « Faut-il nécessairement faire couler le sang pour faire progresser les droits ? Peut-on faire aboutir les droits sans passer par la violence ? Faire aboutir des droits par la violence, est-ce encore de la violence ? Vous par exemple, vous seriez prêt à vous battre pour défendre vos copains et vos copines ? Pour défendre votre pays ? Pour défendre vos parents ? Vos idéaux ? » Alors la petite Sofa demande : « Monsieur : est-ce que ça existe les violences justes ?».

Ce sont là les derniers mots de la pièce et ils résument son questionnement. C’est peu dire qu’à l’heure de l’Ukraine, de la répression policière lors des manifs contre la loi sur les retraites et celles contre les méga-bassines, des violences au parlements et dans les chambres conjugales et nombre de faits divers récurrents, ce spectacle tombe on ne peut plus juste alors que ses références en matière de violence sociale sont volontairement datées : l’affaire des chemises déchirées des cadres d’Air France et la casse sociale à France Télécom et sa vague de suicides. Dans un dynamique montage, les auteurs nous font passer tout au long du spectacle de la violence à l’école à la violence domestique et à la violence au travail (astucieuse scénographie de Charles Chauvet). Les trois axes cohabitent dans un formidable et pertinent entrelacement.

Comme pour chacun de leurs spectacles, Chatauret & Pondevie, accompagnés par leurs actrices et acteurs ont d’abord mené un long travail d’enquête. Témoignages, rencontres et nombre de lectures. Les témoignages sont enregistrés et servent de base pour le travail sans s’en tenir à un paresseux verbatim. Tout est repris et relancé dans la sphère du travail théâtral : improvisations, discussions, écriture, montage. Un formidable théâtre documenté, affiné au fil des spectacles depuis Ce qui demeure (lire ici) jusqu’à Nos pères (lire ici), en passant par Saint-Félix, enquête sur un hameau français (lire ici) et A la vie ! (lire ici).

On retrouve Solenne Keravis, Manumatte et Charles Zévaco vus lors de précédents spectacles, ils ont été rejoints par François Clavier, acteur buriné d’aventures théâtrales, le plus chevronné de tous, la presque débutante Samantha Le Bas (en troisième année du Conservatoire de Paris) et Julie Moulier. Tous, excellents, font troupe, bloc, manipulent le décor en le recomposant et jouent tous les rôles : le maître d’école, pour ne citer que lui, est joué tour à tour par chacun d’entre eux ou presque, le manager ici sera l’employé malmené deux scènes plus loin, etc. Le titre du spectacle st volontairement paradoxal : Les moments doux.

Le spectacle commence, si l’on peut dire, en douceur, avec des scènes de violences à l’école : le maître interroge une image de bande dessinée où un kangourou, en train de sauter à la corde, se fait embêter zzzz par une abeille sous l’œil médusé d’un lapin. L’histoire se poursuivra dans d’autres scènes intercalées, le kangourou va se rebiffer en attaquant la ruche et les enfants se demanderont si sa réaction n’a pas été « disproportionnée ». On passe à une scène familiale au retour de l’école: Manon s’est battue avec Linda qui l’énervait, résultat un nez cassé pour l’une un conseil de discipline pour l’autre. La réaction des parents (« on n’utilise pas la violence physique ») sera éclairée plus loin par une autre scène similaire où les parents auront une réaction strictement inverse (« notre fils se fait tabasser et mettre en sang et lui il répond pas mais putain je vais tout casser moi ! »). Chatauret & Pondevie pratiquent un art savant du montage.Et d'éclairages internes. Ce qui leur permet d'intercaler  cette jolie scène sucre d'orge: le dialogue entre un homme et une femme mariés, travaillant dans la même entreprise et débordés, se renvoyant à la face la liste des tâches domestiques à faire.

C’est par le biais un peu tordu de l’école qu’on en vient à ce que les spectateurs ont plus ou moins en mémoire : l’histoire de France Télécom Orange et le plan de départ de 22000 salariés avec un détour par les écoles de management et ses jeux de rôles, du théâtre dans le théâtre donc.Par la suite, l’affaire des licenciements à Air France et des chemises déchirées des hauts cadres organisateurs du licenciement massif nous vaudra un désopilant effet de réel : une séquence audio où l’on entendra Manuel Vals, impayable, déclarer « Air France est sous le choc et quand Air France est sous le choc, c’est toute la France qui est sous le choc». L’une des dernières séquences, en forme d’arroseur arrosé, montre la troupe du spectacle réunie : les réductions budgétaires imposent le licenciement d’un des membres de l’équipe, mais qui ? Aussi cruel que savoureux. François, le plus ancien donc le plus menacé, se rebiffe : « je croyais qu’on s’appréciait, qu’on était une équipe ! Qu’on était censé vivre ensemble des moments doux. ».

Le spectacle a été créé au CDN de Nancy. Il est passé par Saint-Étienne, Sevran, Béthune (où nous l’avons vu), il sera à l’affiche du Théâtre de Malakoff les 11 et 12 mai. Puis, à la rentrée prochaine, au Théâtre des Quartiers d’Ivry du 10 au 22 octobre, avant Sète, Villefranche-sur-Saône, Fontenay-sous-Bois et la MC2 de Grenoble.

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