
Agrandissement : Illustration 1

C’est l’histoire de deux hommes racontée par deux hommes. La fin de histoire du peintre Francis Bacon avec son amant -et modèle de nombreuses de ses œuvres- George Dyer, en 1971. Racontée aujourd’hui par les auteurs de théâtre Frédéric Vossier et Julien Gaillard qui n’en sont pas à leur première pièce. On a pu voir récemment Condor de Vossier (lire ici) et La Maison de Gaillard (lire ici) , deux très belles pièces.
Tout part de Vossier qui souhaite raconter dans une pièce un moment crucial de cette histoire : deux jours avant le vernissage de l’exposition Bacon au Grand Palais en octobre 1971, alors que leurs relations battait de l’aile, Dyer accompagne Bacon à Paris ; alors que le peintre s’occupe de l’accrochage de son importante exposition, son amant est retrouvé mort (alcool et somnifères) dans leur chambre d’hôtel. Son fantôme reviendra hanter de nombreuses toiles ultérieurs de Francis Bacon.
Vossier souhaite mettre en scène leur relation, et pour ce qui le concerne parler de George Dyer dont on sait peu de choses (hormis les photos de John Deakin) sinon qu’il a été délinquant et, au début, ignorait tout du milieu de l’art. En revanche on connaît beaucoup de choses sur Francis bBacon, sa vie, son œuvre, de Michel Leiris à Gilles Deleuze en passant par des historiens de la peinture contemporaine comme Philippe Dagen ou Margarita Cappock, la liste est fournie. Vossier cherche quelqu’un qui se chargerait du personnage de Bacon et il pense tout de suite à Julien Gaillard, qu’il ne connaît pas mais dont il a lu et apprécié les pièces et en particulier La maison. « J’y trouvais un univers semblable au mien, quelque chose qui m’étais très familier ». Ce qu’il ne sait pas encore c’est que, dans une première vie, Julien Gaillard a été peintre, très influencé par Bacon, et qu’il a abandonné la peinture pour faire du théâtre, écrire des pièces. Ils discutent, s’accordent sur un protocole global d’écriture et se mettent au travail chacun de son côté, et puis les textes sont réunis, ajustés.
La pièce est là. « Au début, Bacon est plein alors que Dyer lui, se constitue progressivement dans le texte, j’aime beaucoup ça, commente Gaillard. C’est comme s’il y avait une forme de croisement. Bacon s’épuise, ralentit sans cesse, jusqu’au silence. Il se décompose-alors qu’il est vivant. A l’inverse, Dyer, qui est mort, se compose et se recompose dans la parole ». Un texte qui figure en prologue du spectacle et de l’édition résume les faits d’où part la pièce et dit le protocole de sa fabrication à deux.
Gaillard fait de nombreux inserts qui nous renvoient à ce qui travaille l’œuvre de Francis Bacon : les références à T.S. Eliot (c’est en marge d’un exemplaire de The waste land qu’il esquisse une composition qui deviendra le triptyque In memory of George Dyer en 1971), Eschyle (l’Orestie) , Shakespeare (Macbeth), les travaux photographiques de Muybridge. Et à ses obsessions picturales comme Le bœuf écorché de Rembrandt et bien d’autres.
La phrase de Francis-Gaillard est ample, elle coule «(...) marque de tes pieds mouillés sur le parquet de notre chambre scintille dans les reflets vernissés du garde-corps. Le bleu d’octobre meurt dans la lucarne. Et les craquements du lit, la nuit (quand nous nous étreignions), s’éveillent sous mes pas, comme un envol de perdrix hors des fourrés. (….) ». Celle de George-Vossier plus haletante, au souffle coupé : « Crever./ « Mon amour »/ Allons-y/ Allons crever./ Allons. /Là-bas./ Allons où tu veux./ Allons boire et crever../ (...) »
Vossier dit avoir écrit en pensant à un acteur, Vincent Dissez, et c’est effectivement lui qui interprétera le rôle en nous foudroyant une fois de plus, tout à la fois instinctif, barré et déterminé. L’un de nos plus grands acteurs, assurément. Le rôle de Francis Bacon sera confié, lui, à Arthur Nauziciel, par ailleurs metteur en scène et directeur du Théâtre National de Bretagne. « Veilleur de la conscience de Francis » comme le disent les auteurs, Guillaume Costanza complète la distribution. On a envie de dire que le spectacle se tord, se déforme, se reforme et déploie ses tensions comme le font les tableaux de Bacon.
Pour mettre en scène cette pièce, Grand Palais, plus près de la poésie et de l’installation que de la narration dialoguée, il fallait un metteur en scène visionnaire et puissant. C’est le cas avec Pascal Kirsch finement accompagné par la musique live de Richard Comte, familier des spectacles du metteur en scène et de sa compagnie Rosebud comme le sublime Solaris (lire ici) d’après le roman de Stanislas Lem, trop peu vu car victime co-lattérale du confinement et le nom moins sublime Pauvreté, Richesse, Homme et Bête, poème dramatique de Hans Henry Jahn (lire ici).
Petite détail qui n’a rien à voir : c’est en visitant par deux fois cette exposition de 1971 au Grand Palais où figurent nombre de triptyques de Francis Bacon que Claude Simon, futur prix Nobel de littérature, aura l’idée de son prochain roman Triptyque qui paraîtra deux ans plus tard.
Grand Palais, créé à la Comédie de Reims, le spectacle est repris Théâtre national de Bretagne jusqu'au 18 nov puis à la Comédie de Béthune les 23 et 24 nov.
La pièce est publiée aux Éditions Les Solitaires intempestifs (64p, 13€), éditeurs de Frédéric Vossier et désormais de Julien Gaillard.