Que faut-il penser de la façon dont est administrée l’Éducation nationale ?
L’épisode des lycéens empêchés de composer pour les épreuves du baccalauréat est un nouveau signal d’alerte significatif : qu’un chef d’établissement ait pris la décision d'ainsi léser gravement des élèves dont il a la charge témoigne du fait que la norme administrative a pris le pas sur la mission éducative ; cet agent d’autorité soumis à sa hiérarchie n’a pas pu le faire sans savoir qu’il aurait l’appui de celle-ci.
Mais il y a non pas « plus grave » mais aussi grave dans un autre domaine : ce chef d’établissement a décidé de procéder à un fichage de ses élèves en ayant recours à des méthodes de police, utilisation de photographies pour reconnaître certains élèves, analyse de données personnelles récupérées sur les réseaux sociaux, recueil de témoignages auprès de personnels soumis à son autorité ; il a pris la responsabilité de choisir les individus qu’il déclarerait « coupables » et il a décidé de la sanction, sans avoir recours à une procédure judiciaire ; il s’est appuyé sur des textes administratifs dont il a seul assumé l’interprétation qu’il fallait leur donner. Bref, c’est le règne de l’arbitraire, la négation de l’État de droit, la remise en cause des droits de la personne. À ce jour, ce chef d’établissement n’a pas été suspendu, il n’a pas été désavoué et pire, il bénéficie d’une « couverture médiatique » qui fait de lui un héros du macronisme.
A partir de là, il faudrait rapporter des centaines d’incidents, ici et là dans tout le pays, dans les écoles, les collèges, les lycées et les universités, au cours desquels la méthode administrative autrement dit la « schlague » sert à juguler les protestations des élèves et des personnels, à rétablir la soumission à la norme. Il faudrait les décortiquer un à un ; impossible ici (voir le billet de Faïza Zérouala : A Louis-le-Grand ou à Stains, les épreuves de contrôle continu passent mal). Nous sommes nombreux à tenter de comprendre ce qu'il se passe dans l'Education nationale macronienne, les billets de blog qui se répètent sur Médiapart en témoignent.
C’est toute une ambiance, à laquelle on veut nous accoutumer par l’effet de répétition, de quotidienneté, de banalisation médiatique : des proviseurs qui font intervenir des forces policières dans les établissements, qui appellent des compagnies de CRS ou de gendarmes pour s’opposer frontalement à des élèves, qui assurent le déroulement d’épreuves du baccalauréat dans un contexte de tension exacerbé, sous le contrôle de forces de police, sans que tous les élèves aient pu accéder aux salles de composition, qui assument de s’opposer frontalement à leurs personnels, à leurs élèves et aux parents d’élèves, c’est du jamais vu (voir la Lettre ouverte du lycée d'Autun au ministre).
L’épisode du lycée de Mantes-la-Jolie, des dizaines d’élèves alignés, à genoux, mains sur la tête, sous le contrôle de robocop anonymes, est devenu une norme applicable en toute circonstance au sein de l’Éducation nationale (si ce nom peut encore être utilisé pour qualifier cette machine administrative).
Un recteur d'académie ordonne aux proviseurs de vérifier que tous les élèves soient « en situation régulière », un proviseur livre à la police un élève d’une famille de migrants qui était en cours, une institutrice s’oppose en vain à l’arrestation dans sa classe d’un de ses élèves promis à l’expulsion … Déjà vu, banal, normal… (Voir le billet de blog Médiapart publié par la CIMADE : Police à l’école, familles séparées: une politique d’expulsion sans limites )
Comme à l’université, où tout à la fois l’empilement des étudiants au-delà de la capacité des structures, la gestion kafkaïenne, l’autoritarisme au quotidien, la marchandisation des formations et l’exploitation sans vergogne du travail des précaires sont devenus la norme, l’enseignement secondaire devient une usine à stocker, gérer et dispatcher des masses d’usagers, des numéros, des cohortes, des unités statistiques, auxquels sont déniés des droits fondamentaux : comme le salarié qui entre dans l’entreprise, l’élève et l’étudiant doivent abandonner en entrant dans le lycée ou la faculté les droits supposés attachés à leur individualité, les enseignants, contents ou pas contents, doivent accepter d’être réduits à des exécutants soumis au « devoir de réserve », et le chef d’établissement, comme le patron de droit divin dans l’entreprise auquel le macronisme rêve de revenir (cf la loi « Travail »), est sommé de se muer en un manager tout puissant, entièrement dédié à sa mission d’administration des individus.
L’autoritarisme se déploie contre les élèves, contre les enseignants et même contre les parents d’élèves. Partout, la police intervient sans souci du respect des lois et des procédures mais surtout sans égard pour le caractère hautement symbolique de ces établissements en principe encore voués à l’éducation et à la transmission du savoir. Les établissements scolaires où « on croise des gens qui ne sont rien » - les élèves qui ont vocation à être quelque chose étant supposés en fréquenter d’autres, voués à l’élite, payants et fermés - sont frappés du sceau du mépris et doivent s’accoutumer au pis-aller (voir le billet d'Ilyes Ramdani et Faïza Zérouala : Face aux violences, des profs d’Aubervilliers désespèrent: «Je ne sais plus qui je peux sauver»). Des « fonctionnaires d’autorité » appliquent avec zèle des dispositions administratives contestées sur le plan juridique, contestables sur le plan de l’éthique et des valeurs éducatives. Des individus qui ont en général été des enseignants eux-mêmes (avant que bientôt, comme les hôpitaux sont gérés par des individus sans passé médical, les établissements scolaires ne soient dirigés par des personnels sans aucun lien avec la mission pédagogique) s’opposent frontalement aux intérêts de leurs élèves, à la volonté de leurs enseignants, aux demandes des parents d’élèves et sont désormais mus uniquement par l’ambition d’appliquer les ordres venus de plus haut. Sans états d’âme (voir le billet de blog de B. Girard: Blanquer : néolibéral ou plutôt national-autoritaire ?).
La méthode consistant à nier qu’il se passe quelque chose dans les établissements scolaires, à attribuer à une petite « minorité radicalisée » aux intentions suspectes les incidents qui remontent jusqu’aux médias dominants, comme celle visant à pervertir le sens des mots dans le discours managérial officiel, à prétendre faire une chose et en réalité faire le contraire, à détourner l’attention en organisant de faux événements et en suscitant des informations fausses, est une méthode éprouvée de pratique totalitaire visant à déréaliser le monde social, à démoraliser les individus, à soumettre les consciences. M. Blanquer est passé maître dans cet art(-tifice), avec l’aide d’un système médiatique sous contrôle (voir le billet de blog Médiapart de Pétrus Borel : La réalité alternative de M. Blanquer et celui de Pascale Fourier : Education Nationale: l'instant tragique). Dernièrement, le flou et l’indétermination que manie le ministère à propos de la « revalorisation » promise des carrières d’enseignant, derrière lesquels se profile une remise en cause des statuts et des métiers, nourrissent d’autant plus la méfiance que personne ne peut imaginer un instant que le ministre ait l’intention d’améliorer quoi que ce soit, de négocier quoi que ce soit ; sa méthode c’est le mensonge et le déni, le passage en force, le rouleau compresseur, la soumission des résistances, au service du démantèlement.
Le monde éducatif et en premier lieu les élèves est en souffrance, il implose, bientôt il n’en restera rien.
1984. Tyrannie.

Mise à jour, ce même 1er février 2020, à 16 h 30 : La lettre ouverte à Emmanuel Macron du collectif Valjean-Vautrin de la cité scolaire Honoré de Balzac (Paris)