Qui raconte l'Histoire? Vous, moi, n'importe qui, tout le monde, personne. La chronique des temps (je m'excuse de cette expression puisque “chronique” intègre la notion de temps comme durée) est produite par des scribes, qui souvent n'en retiennent que la leçon favorable à leurs intérêts propres. Quand on a dans les mains ou la bouche l'instrument pour “créer la réalité”, produire une représentation de la réalité effective qui renforce sa position éminente ou celle de son groupe dans la société, il serait idiot de ne pas en tirer parti. Je suis un scribe et je crois pouvoir dire n'être pas idiot et use de ma compétence dans mon intérêt propre. Savoir s'il y a convergence entre cet intérêt et ceux de mon groupe, de ma société, de l'humanité, du monde et de l'univers, ça se discute. Je postule, mais il se peut que je me trompe, n'avoir pas de groupe propre, n'appartiens pas très fermement à un groupe constitué précis; sans agir contre elles, du moins je ne cherche pas à toute fin à favoriser ma société proche, “la France”, ni celle plus distante, “l'Union européenne”, ce sont des réalités symboliques assez fluctuantes, j'ai un attachement sentimental certain à ma société proche et un attachement rationnel fort à celle plus distante mais mon expérience assez longue désormais m'a montré plusieurs fois que ce qui m'apparut favorable à mes intérêts à un moment ne le fut plus à d'autres, il est donc des situations où l'on a profit à ne pas favoriser à court ou moyen terme ce à quoi on était attaché quand on anticipe qu'à plus long terme une autre voie sera plus pertinente; agir en faveur de l'humanité c'est agir en ma faveur puisque, cette fois de manière indubitable, j'y appartiens, mais il ne me semble pas très évident de déterminer ce qui favorise ou défavorise l'humanité, pour une frange toujours plus importante d'humains le fonctionnement général des sociétés, qu'on dira “productiviste” et “totalisante”, presque totalitaire, n'est pas souhaitable si l'on compte à long terme préserver les intérêts de l'espèce, pour une frange encore importante c'est souhaitable, pour une encore plus large frange c'est indécidable; concernant le monde, il n'y a rien qu'on puisse faire au niveau des individus, des groupes, des sociétés, de l'espèce, qui ait sur lui une incidence durable et prévisible à long terme, ce monde, la biosphère et sa banlieue proche, tend à un état moyen assez stable, toute action qui le modifie tend à se résorber, on peut prévoir qu'aucun projet n'aura une durée infinie, donc ne pas trop se préoccuper de la question au-delà d'une à trois générations; l'univers est extrêmement prévisible dans son évolution et stable dans sa texture, tout projet qui me paraît favorable à mes intérêts, ceux de mes hypothétiques groupes d'appartenance, ceux de mes transitoires et labiles sociétés – tiens, une citation intéressante sur la question, reprise de l'entrée «labile» du Wiktionnaire: «Il n’existe pas de “civilisations”. Il n’y a que des sociétés, des groupes culturellement et historiquement labiles». — (Marie de Gandt, Sous la plume. Petite exploration du pouvoir politique, Paris, Éditions Robert Laffont, 2013, p. 255) –, de l'espèce, du monde, est destiné à terme, en l'occurrence au plus tard quatre ou cinq milliards d'années, à tomber dans la classe des états de choses non subsistants, sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence, n'en parlons pas... Contrairement à ce qu'en dit, dans ses papiers, un personnage conceptuel de Pascal, le silence éternel de ces espaces infinis ne m’effraie pas, je garde mes capacités limitées de frayeur pour ce sur quoi je puis agir, c'est plus pertinent.
Remarque incidente: comme tout le monde j'use de termes sans toujours avoir la certitude qu'ils vaillent dans tels contextes, le plus souvent je ne mémorise que les termes dont j'ai un certain usage ou qui ne sont pas trop équivoques; “labile” ne fait pas partie de mon vocabulaire courant et je ne suis jamais sûr de sa pertinence quand j'en use, de ce fait je consulte des dictionnaires et autres usuels pour me confirmer son acception; il me semblait, ce que confirme le Wiktionnaire, que ça signifiait quelque chose comme “changeant”, “instable”, “transitoire”; à l'occasion de la vérification de l'acception du terme que je suis tombé sur cette citation. Comme quoi, vérifier la validité de l'emploi d'un terme a bien des vertus non attendues...
L'Histoire comme science diffère, ou du moins le devrait, de l'Histoire comme biographie: même s'il peut à l'occasion donner son point de vue en tant que citoyen ou en tant que porteur d'une philosophie ou d'une idéologie, un historien chercheur se doit de proposer toutes les interprétations disponibles sur un fait équivoque, et en revanche éviter d'interpréter les faits non équivoques, ce à propos de quoi Wittgenstein dit qu'il faut le taire; un biographe n'est pas tenu à cette réserve même s'il s'y tient souvent, notamment en donnant la parole à plusieurs témoins ou plusieurs chroniqueurs; ce qui ressort de la science ou se conforme à sa méthode est d'ordre phénoménologique, on décrit une situation, un état, une trace d'événement, cela d'autant de points de vue qu'il se peut, en laissant son lectorat ou son auditoire libre de toute interprétation. Sans l'être toujours, les biographes ou chroniqueurs ou scribes sont souvent de parti pris, ils proposent des interprétations en ne retenant ou validant que celles qui vont dans le sens de leur parti pris. Il m'arrive de prendre le cas de la supposée “loi salique”, celle de la seconde acception indiquée par l'article de Wikipédia «un article de ce code salique [qui] fut exhumé, isolé de son contexte, employé par les juristes de la dynastie royale des Capétiens pour justifier l'interdiction faite aux femmes de succéder au trône de France». Dès l'origine de cette exhumation on sut que le cadavre n'était pas celui retrouvé mais qu'on l'avait habillé d'un nouveau costume. Cela dit, même l'autre acception n'est pas univoque, contrairement par exemple à ce qu'on nomme le Code Napoléon, le «Code civil des Français», écrit une seule fois et inchangé jusqu'au début de la III° République, soixante-dix ans plus tard, le Code salique ou Loi salique «a été remanié dans des contextes différents, jusqu'à Charlemagne. On possède soixante-dix manuscrits de la loi salique mais aucun d'époque mérovingienne». Ce qui est le cas général des recueils de lois, le Code Napoléon faisant figure d'exception en la matière: les pratiques et les mœurs changent, et la loi s'adapte, assez vite en général, on change tel article, on en ajoute ou on en retranche, on ajoute ou on retranche des lois.
La loi salique du XIV° siècle est connue dès son origine pour ce qu'elle fut, une forgerie, un instrument de propagande dans la lutte de succession pour le trône de France qui eut lieu dans la première moitié du XIV° siècle; quand en 1358 Richard Lescot propose une chronique qui reprend l'interprétation de cette “loi” affirmant qu'elle postule une succession généalogique des seuls enfants mâles, la «primogéniture masculine» systématique, excluant les femmes du trône, il le fait pour donner une légitimité à la succession héréditaire dans la lignée qui s'établit sur le trône de France en 1328, la branche Valois de la «maison de France», des Capétiens – la coutume jusque-là était l'élection et même si, pour des raisons d'obligations et d'allégeances, on choisissait le roi dans la maison de France, le choix ne portait pas nécessairement sur un descendant direct du précédent détenteur du titre ni le plus proche descendant ou collatéral mâle. Il se trouve que c'est cette lignée qui parvint, après bien des péripéties qui la mirent en mauvaise passe à plusieurs reprises au cours de la «deuxième Guerre de Cent Ans», à s'établir durablement sur ce trône, il se trouve que les autres branches capétiennes qui visèrent ce trône, dont celle qui parvint à s'en emparer à la fin du XVI° siècle, les Bourbons de Navarre, trouvèrent un intérêt politique à s'appuyer sur cette forgerie (à la fois la chronique et l'interprétation de la “loi salique”) pour légitimer leur revendication, il se trouve que pour diverses raisons idéologiques ou politiques cette interprétation téléologique de la succession des rois de France fut maintenue en tant qu'Histoire de France certifiée jusqu'au milieu du XX° siècle, et reste dans l'esprit de bien des personnes la Vérité Vraie de cette Histoire. On peut donc dire qu'au moins jusque dans la décennie 1970 l'Histoire de France des manuels scolaires est assez idéologique et qu'encore aujourd'hui, dans ses grandes lignes cette interprétation téléologique reste assez admise par beaucoup.
L'existence d'une “version officielle” n'empêche pas, bien sûr, l'existence de versions idéologiques concurrentes ni celle de versions d'ordre scientifique. Ça empêche d'autant moins l'existence des versions idéologiques alternatives qu'assez régulièrement l'une chasse l'autre: au-delà d'une certaine continuité dans la série de faits plus ou moins avérés retenus pour en constituer la frise chronologique l'interprétation dominante change, spécialement quand se produisent des changements de régime ou de groupes de pouvoir prépondérants. La relative stabilité de la frise vient de de qu'on ne peut que difficilement effacer le passé. Je ne crois pas que ce soit réellement impossible mais du moins, dans le domaine des faits sociaux ça se révèle compliqué et presque impossible. Il existe dans la majorité des sociétés des procédures d'effacement du passé qui se trouvent confrontées à deux limites: il restera le plus souvent quelques personnes pour conserver la mémoire de ce que veut effacer la société; la société elle-même conserve nécessairement une trace de l'effacement, puisqu'il lui faut vérifier qu"elle a eu lieu et qu'elle se continue. Dans les deux cas on ne conserve pas strictement la mémoire de l'événement ou de l'institution ou de la personne mais sa trace: les “conservateurs” ne conservent que la part du fait qui participe de leur propre chronique des temps et leur interprétation de ce fait, les “destructeurs” aussi, et les uns comme les autres conservent la mémoire de l'acte d'effacement. Pour exemple, ce que l'Histoire a nommé par après la damnatio memoriae, la «damnation de la mémoire», dont l'article de Wikipédia nous rappelle que l'expression «a été introduite en 1689 par Schreiter-Gerlach». Elle concernait la mémoire des empereurs ou de leurs proches. Suit une liste de personnes frappées de cette “damnation”, qui a ceci de remarquable que presque toutes sont encore dans la mémoire de l'humanité, et que de toutes on garde au moins mémoire de leur nom, du fait de leur existence et de leur lien aux autres faits de la chronique des temps, entre autres qui les damna et pourquoi. Comme dit, l'effacement requiert de la part même des effaceurs la mémoire de l'effacement et de ses motifs. Cette liste montre combien effacer le passé se révèle souvent une tentative vaine.
Il existe depuis quelques temps une série assez intéressante de ce point de vue quant à un de ses thèmes, One Piece. Pour le reste je ne sais pas ce qu'elle vaut mais du moins ce thème m'intéresse ici, celui du “siècle oublié” ou “siècle manquant”: censément, il existe dans cet univers une période d'environ un siècle qui a été effacée de la mémoire des humains par décision du gouvernement mondial qui s'établit à la fin de cette période; mais il existe un certain nombre de stèles, les «ponéglyphes», qui comportent chacune une partie de l'Histoire de ce siècle oublié. L'un des intérêts de la fiction, notamment quand elle conte des aventures dans un univers inventé, est de proposer de manière abstraite certains processus effectifs. Le “Gouvernement Mondial” de cette série a voulu semble-t-il effacer ce siècle pour faire oublier comment il établit son hégémonie sur le monde et abolir la mémoire des pouvoirs antérieurs, et comme dans les cas réels de tentative d'effacement en notre monde (cas des damnatio memoriae et cas plus récents de tentative similaires, notamment au cours du XX° siècle dans toutes les sociétés de type totalitaire) la tâche se révèle impossible car le Gouvernement Mondial même ou quelque opposant à son hégémonie a conservé la mémoire de ce qu'il fallait effacer, une mémoire éparse et parcellaire mais décodable grâce à une “clé”, le One Piece qui donne son nom à la série. Je ne connais pas la série mais de ce que j'en ai pu lire elle semble avoir l'art de schématiser beaucoup de faits sociaux de type rhétorique ou propagandiste en les incarnant dans des objets ou des êtres. Les fictions ont bien des visées mais assez souvent ce sont des bons moyens de saisir l'essence de la société où elles naissent, comme il m'arrive de l'écrire si on veut saisir l'essence de l'Histoire ou de la sociologie de la France du milieu du XIX° siècle ou du tournant des XIX° et XX° siècles, on aura avantage à lire Balzac ou Proust plutôt que des essais d'ordre scientifique.
Écrire ou dire c'est nécessairement réduire la réalité et la transformer. Le langage est donc un vecteur, je pense, je transfère ma pensée sur un support qui n'a rien de commun avec elle et vous n'accèderez à ma pensée que si vous possédez les deux clés qui le permettent, la clé du code et celle de ce qu'on peut nommer le décryptage, la réduction ou l'expansion de ce code à une pensée. Je ne sais trop si on peut parler de réduction ou d'expansion en ce sens que, et l'on verra ici que toute comparaison a ses limites, contrairement à ce qui se passe avec les organismes la pensée reçue ne va pas construire pièce à pièce une nouvelle entité mais s'intégrer à une entité existante pour la modifier entièrement. Ce qu'on peut nommer la conscience se compose de toutes les perceptions et expériences accumulées par un individu au cours de son existence; chaque nouvel acquis modifie entièrement la conscience des individus car il change leur compréhension de la réalité observable et effective. Ça ne changera pas beaucoup l'individu pour autant; parfois oui, le plus souvent non. Et quand ça le changera beaucoup, il n'en aura pas nécessairement une compréhension immédiate, ni toujours une conscience différée. Je ne crois pas en avoir parlé ici, une certaine forme de conscience, la conscience de soi, identifie pour lui-même l'individu dans une continuité qui d'un point de vue objectif n'a pas effectivement lieu, tout segment de l'univers est changeant parce que l'univers est en permanence changeant: d'un point de vue subjectif il y a donc continuité entre l'individu né un certain jour en un certain lieu il y a soixante ans et déclaré à l'état-civil de ce lieu sous le nom de Olivier Hammam, et celui qui rédige ce billet, d'un point de vue objectif ils n'ont rien de commun, entretemps ce qui le constituait comme individu ne participe plus de lui, il a changé de forme et de substance, il a changé de rapport à la réalité et de compréhension du monde et de l'univers, bref, objectivement je n'ai plus rien de commun avec cette entité d'il y a soixante ans, pourtant je me perçois bien comme “le même individu”. À l'inverse, je me perçois comme autre que celui que je fus à la naissance, à cinq ans, à dix ans, à vingt, trente ou cinquante ans, alors même qu'il y a une continuité historique, biographique, entre ces états, que je suis effectivement mais d'autre manière “le même individu”, puisque ces transformations qui me font autre que ce que je fus il y a soixante ans ou il y a un jour, une heure, une minute, une seconde, ont lieu dans la continuité d'une conscience d'être au monde incarnée dans un certain individu. De ma naissance à ma mort, sauf accident cette parcelle changeante de conscience de soi est continue.
Je ne suppose pas que, me lisant, vous deviendrez tout soudain “une autre personne” ou que, le devenant, vous en aurez à ce moment ou plus tard une conscience explicite, ça peut advenir, ou non. Ce qu'écrit Wittgenstein à propos de son ouvrage et de son possible lectorat, «Ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s'y trouvent exprimées – ou du moins des pensées semblables», ne rend compte que d'une partie de ce qui peut advenir quand on lit ou entend un discours. Il peut aussi ne pas être compris, ou du moins ne pas l'être tel que le comprend son auteur, par qui aura déjà pensé les mêmes pensées, parce qu'il ne les reconnaîtra pas, qu'il ne disposera pas de l'une des clés d'accès à ces pensée – il m'arrive régulièrement, comme dans le cas de l'article indonésien cité ici, ou comme dans celui des écriture idéographiques évoquées, de ne posséder qu'une partie de la première clé d'accès: je sais identifier une langue écrite ou parlée parce que toutes ont des caractéristiques communes, mais le chinois écrit ou parlé me reste totalement hermétique; l'indonésien, au moins celui écrit, m'est beaucoup plus accessible parce que j'identifie ses formants et que je suis capable d'en restituer le son, sinon la mélodie, et que, bien que participant d'un autre groupe de langues elle a visiblement bien des caractéristiques communes avec celles dont je suis familier, les langues indo-européennes d'Europe centrale et occidentale, ce qui n'est pas le cas du chinois même quand transcrit en alphabet latin, en ce cas j'accèderai à la compréhension du son sans accéder même formellement à sa syntaxe. Reste que ma méconnaissance de la syntaxe et du vocabulaire de l'indonésien m'interdit l'accès au sens du discours, donc à son interprétation, la pensée exprimée m'est inaccessible. Et bien sûr, détenir complètement la première clé n'induit pas qu'on sera en capacité d'user de la seconde. Il y a peu, lors d'une discussion impromptue et brève avec deux autres personnes à l'issue d'une prestation où l'une de ces personnes à lu une partie d'un texte de Valère Novarina, Devant la parole, l'autre personne a (pour une raison que j'ignore) évoqué Lacan et a fait une comparaison avec Novarina, en ajoutant que contrairement à ce dernier Lacan n'est pas poétique. Ce sur quoi j'ai dit que de mon point de vue Lacan est poétique; la deuxième personne a répondu que d'un sens oui mais qu'il faisait beaucoup de calembours, ce qui dans son appréciation semblait indiquer une dépréciation de son discours en tant que discours poétique, donc en faire une poésie de second ordre, dégradée, relativement à celle de Novarina, et de ce que j'en ai perçu, à ce titre une non poésie. Je ne sais pas qui de nous deux était le plus dans le juste, autant que je puisse le savoir nous y étions tous les deux autant, ou aussi peu, en tant qu'interprètes de Lacan, puisque la compréhension d'un discours est toujours celle du lecteur, quoi qu'en escompte l'auteur, je sais en revanche que si, du point de vue de l'auteur, la clé de décodage “calembour” prime celle “poésie”, mon interlocuteur a plus de chances d'accéder à la pensée initiale de Lacan que moi, inversement si pour Lacan la primauté de ces clés de lecture est inverse.. Remarquez, je dis quelque chose d'inexact, je sais très bien que la bonne lecture est la mienne parce que je suis le seul en ce monde à comprendre le monde comme je le comprends.
Cette anecdote a un autre intérêt que de voir qu'il n'est pas si aisé de déterminer si ce que dit ou écrit quelqu"un est une pensée qu'on a déjà pensé, elle a aussi un rapport à cette question, toute perception nouvelle modifie entièrement notre conscience. De moi-même je n'aurais jamais associé la langue de Novarina et celle de Lacan, pour diverses raisons qui me sont propres. Cette brève interaction m'a fait d'un coup réévaluer ma perception de la langue de Lacan et percevoir le fait qu'on peut en effet la relier à celle de Novarina. Non que, de manière conceptuelle, je ne le sache, cet univers est un donc tout y relie à tout et se relie à tout, mais de manière effective je n'aurais pas spontanément et consciemment associé les deux. La perception qu'au moins une personne en ce monde fait spontanément cette association a donc modifié en un temps assez bref (pas immédiatement mais du moins assez vite, quand j'ai songé dans les heures qui ont suivi à cette interaction) ma conscience de manière assez importante relativement à ce segment de la réalité observable, “la langue de Lacan”. Probablement, ça ne changera pas considérablement ma compréhension ou mon incompréhension de sa pensée, mais du moins ça changera ma perception de la place de sa langue dans l'ensemble des langues singulières des locuteurs-auteurs du français, notamment Novarina. Mon fond “naturel” de méchanceté m'invite à émettre un avis désobligeant à l'encontre de mon interlocuteur, j'ai eu le sentiment, probablement injustifié, que le bonhomme était du genre à caser Lacan à tout propos, en démonstration de sa culture et de son goût pour un auteur jugé d'accès difficile. C'est d'ailleurs sa mention du caractère calembourdesque des discours de Lacan comme motif de dépréciation des qualités poétiques de ce discours, ça m'a eu l'air du faux sachant qui ne retient que la première moitié de cette sentence de Victor Hugo, le calembour «est la fiente de l'esprit qui vole», oubliant de quel esprit vient cette fiente. Le passage ou un de ses personnages émet cet avis vaut d'être cité:
«Le calembour est la fiente de l'esprit qui vole. Le lazzi tombe n'importe où; et l'esprit, après la ponte d'une bêtise, s'enfonce dans l'azur. Une tache blanchâtre qui s'aplatit sur le rocher n'empêche pas le condor de planer. Loin de moi l'insulte au calembour! Je l'honore dans la proportion de ses mérites; rien de plus. Tout ce qu'il y a de plus auguste, de plus sublime et de plus charmant dans l'humanité, et peut-être hors de l'humanité, a fait des jeux de mots. Jésus-Christ a fait un calembour sur saint Pierre, Moïse sur Isaac, Eschyle sur Polynice, Cléopâtre sur Octave».
À mettre en lien avec ces vers de Jean Richepin qui concluent Les Oiseaux de passage:
«Regardez-les, vieux coq, jeune oie édifiante!
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu'eux.
Et le peu qui viendra d'eux à vous, c'est leur fiente.
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux».
D'ailleurs, Hugo ne dédaignait pas le calembour et le jeu de mots, pour mémoire ce vers,
«Tout reposait en Ur et en Jérimadeth»
ou le dernier mot se lit «j'ai rime à “dait”», Hugo ayant ainsi fait jaillir une ville du néant car il ne trouvait pas de rime convenable à un vers se terminant par “attendait”. La parole crée la réalité parce que nommer les choses, y compris celles qui ne sont pas, les fait exister. Depuis ce poème de La Légende des siècles, pour tout lecteur d'Hugo Jérimadeth est une ville de l'antique Sumer, aussi glorieuse qu'Ur.
La chronique des temps est une fiction, chaque auteur ne retient de la réalité effective qu'une infime partie des événements, les organise selon sa compréhension propre de la réalité et en expose ou en induit une analyse passée au filtre de ses idéologies et des ses intérêts propres. La question étant alors de savoir si l'auteur est conscient du fait et si, l'étant, il veut ou non faire considérer sa compréhension de l'Histoire comme la seule valide, comme la Vérité Vraie. Ici ou dans le billet parallèle «La farce du changement climatique» je me gausse assez de Carl Schmitt en tant que rhéteur et propagandiste mais spécifie aussi que je suis un rhéteur et un propagandiste et qu'à l'instar de Schmitt je pratique cela pour tenter de favoriser mon groupe, donc Ma Pomme. La question seconde est celle de la morale et de l'éthique: je qualifie Schmitt de rhéteur malhonnête, ce qui en contraste me pose en tant que rhéteur honnête, ce qu je crois, ce dont je suis presque certain. Bien sûr, si on l'avait interrogé là-dessus, pour autant qu'il eut admis être un rhéteur et un propagandiste, ce qui me semble peu vraisemblable (pour la rhétorique il eut eu du mal à le contester, pour la propagande je sais qu'il l'aurait contesté parce qu'il le fit, il a toujours prétendu écrire et tenir des conférences sans autre visée que faire avancer la réflexion sur des “faits d'évidence”, pour ainsi dire la Vérité Vraie; et sans intention propagandiste), il aurait expliqué comme moi le faire honnêtement, sinon qu'il aurait prétendu (il le fit aussi, donc le suis assuré de cela) le faire en faveur de l'Humanité et non en faveur de son groupe et de Sa Pomme, même si, et là aussi il exprima la chose, il considérait que sa société, l'Allemagne, et dans celle-ci son groupe, prévalaient, parce que le plus groupe de la plus méritante société – en toute objectivité bien sûr. Mon honnêteté se résume en ceci: je ne suppose pas savoir mieux que vous ce qui est bon pour vous, la seule chose dont je suis certain est de savoir à-peu-près et pour un temps pas très long ce qui est bon pour moi et mon groupe, sans d'ailleurs clairement déterminer quel est ce groupe, a priori l'ensemble de la biosphère et circonstanciellement l'humanité, plus spécialement la partie de l'humanité qui me concerne le plus directement, en l'occurrence et principalement, la France contemporaine, celle de 2019, pour encore six mois. Après ce sera la France de 2020 ou rien ou autre chose, selon les circonstances, car que sait-on de l'avenir?
La fin de l’histoire est sans parole, écrit Valère Novarina dans «Devant la parole». Chacun l'interprètera à sa manière ou ne l'interprètera pas – je ne pense pas que ça existe mais il se peut que quelqu'un quelque part ait la science infuse ou ait un accès direct à la pensée de Novarina et se passe de cette étape, il se peut beaucoup plus probablement (en fait, à coup sûr) que quelques-uns considèrent ne pouvoir interpréter cette sentence, diront ou se diront «Je ne comprends pas» ou «Ça n"a pas de sens» –, en tout j'en ai une interprétation, et même plusieurs. Si vous ne souhaitez pas la connaître, je vous invite à passer à l'alinéa suivant. Je vous dis ça rapport au fait que si toute perception ou sensation change notre compréhension de la réalité elles n'ont pas toutes la même incidence: le propos de cet alinéa qui va de son début à «je vous invite à passer à l'alinéa suivant» sont de l'ordre du truisme ou ne font que reprendre des propositions antérieures, ils ne feront donc que renforcer un peu une part de votre compréhension de la réalité, le changement sera mineur, presque nul; en revanche, interpréter un segment de discours qui n'a rien de trivial induira une modification certaine et non triviale de votre compréhension du texte de Novarina, si par la suite vous décidez de le lire; il n'en va pas d'un texte poétique comme d'autres textes, sa densité fait que toute interprétation peut en changer profondément le sens si on la lit avant d'en lire le texte. Donc, mon interprétation, celle que j'expose ici: la parole crée la réalité, si donc, comme le propose Novarina un peu avant dans ce texte, «nous finirons un jour muets à force de communiquer; nous deviendrons enfin égaux aux animaux, car les animaux n’ont jamais parlé mais toujours communiqué très-très bien», si ce jour advient, ce sera la fin de l'histoire en tant que récit, donc la fin de l'histoire car l'histoire est récit. Ergo, la fin de la parole est la fin de l'histoire, l'être sans paroles est sans histoire, sans récit du réel.
Je suis un rhéteur, ma prévention que vous aurez peut-être suivie sur la lecture de la fin du précédent alinéa est un faux-semblant, un leurre, un sophisme, dans la suite de ce texte je ne manquerai pas de revenir sur l'interprétation de la sentence donné au tout début de cet alinéa et de toute manière, si même vous avez évité de lire cette interprétation et si même je n'y reviens pas vous savez déjà ceci: pour moi, dans mon interprétation informulée, «La fin de l’histoire est sans parole» a un rapport avec la discussion en cours, ce qui fait que vous souvenant de ce billet et de la mention de cette sentence, si un jour prochain vous lisez le texte de Novarina, tombant sur ce passage vous aurez la réminiscence de cette mention donc du rapport entre cette sentence et ce texte et ce billet. C'est semblable à ce que rapporté de ma brève interaction avec le mentionneur de Lacan: cette mention et le bref échange à propos de la “poéticité” du discours lacanien auront suffi pour que je considère ce texte de Novarina, et par contamination tous les textes du même recueil, puis toute la production de Novarina, comme ayant un certain rapport avec la production de Lacan, puisque au moins une personne en ce monde établit un tel lien entre ces deux auteurs. Non que ça change proprement ma lecture de Novarina, ni celle de Lacan (bien que la modification soit ici plus nette pour moi parce que ça m'a induit à expliciter une analyse jusque-là informulée du discours lacanien en tant que poésie, dont j'étais conscient sans la nommer, sans en avoir fait pour moi-même une réalité symbolique explicite), mais ça me conduit à voir une relation possible jusque-là indiscernable entre deux segments de la réalité qui me semblaient assez faiblement reliés. Cette relation que je propose ici entre ma prose non poétique et la prose poétique de Novarina ne changera probablement que peu votre interprétation de «Devant la parole», mais possiblement non, possiblement ça changera à la fois votre lecture de ce texte de Novarina et, par rétroaction, votre lecture antérieure de ce billet; ou si, par hasard, vous aviez antérieurement lu «Devant la parole», ça changera votre lecture de ce billet, désormais mis en relation avec le texte de Novarina, et par rétroaction votre lecture de celui de Novarina.
Il me paraît ici pertinent, pour la poursuite de cette discussion, de citer in extenso la proposition 2 du Tractatus et ses propositions secondaires. Rien ne vous oblige, sinon le plaisir de le faire, de la lecture de cette longue citation, qui dans l"économie de ce billet figure comme référence:
«2 – Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d'états de chose.
2.01 – L'état de choses est une connexion d'objets (entités, choses).
2.011 – Il fait partie de l'essence d'une chose d'être élément constitutif d'un état de choses.
2.012 – En logique, rien n'est accidentel : quand la chose se présente dans un état de choses, c'est que la possibilité de l'état de choses doit déjà être préjugée dans la chose.
2.0121 – Il apparaîtrait pour ainsi dire comme accidentel qu'à une chose qui pourrait subsister seule en elle-même, une situation convînt par surcroît.
Si les choses peuvent se présenter dans des états de choses, cette possibilité doit être déjà inhérente à celles-ci.
(Quelque chose de logique ne peut être seulement possible. La logique traite de chaque possibilité, et toutes les possibilités sont ses faits.)
De même que nous ne pouvons absolument nous figurer des objets spatiaux en dehors de l'espace, des objets temporels en dehors du temps, de même ne pouvons-nous nous figurer aucun objet en dehors de la possibilité de sa connexion avec d'autres.
Si je puis me figurer l'objet lié dans l'état de choses, je ne puis me le figurer en dehors de la possibilité de ce lien.
2.0122 – La chose est indépendante, en tant qu'elle peut se présenter dans toutes situations possibles, mais cette forme d'indépendance est une forme d'interdépendance avec l'état de choses, une forme de non-indépendance. (Il est impossible que des mots apparaissent à la fois de deux façons différentes, isolés et dans la proposition.)
2.0123 – Si je connais l'objet, je connais aussi l'ensemble de ses possibilités d'occurrence dans des états de choses.
(Chacune de ces possibilités doit être inhérente à la nature de cet objet.)
Il n'est pas possible de trouver de surcroît une possibilité nouvelle.
2.01231 – Pour connaître un objet, il ne me faut certes pas connaître ses propriétés externes – mais bien toutes ses propriétés internes.
2.0124 – Si tous les objets sont donnés, alors sont aussi en même temps donnés tous les états de choses possibles.
2.013 – Chaque chose est, pour ainsi dire, dans un espace d'états de choses possibles. Cet espace, je puis me le figurer comme vide, mais non me figurer la chose sans l'espace.
2.0131 – L'objet spatial doit se trouver dans un espace infini. (Le point spatial est une place pour un argument.)
Une tache dans le champ visuel n'a certes pas besoin d'être rouge, mais elle doit avoir une couleur: elle porte pour ainsi dire autour d'elle l'espace des couleurs. Le son doit avoir une hauteur, l'objet du tact une dureté, etc.
2.014 – Les objets contiennent la possibilité de toutes les situations.
2.0141 – La possibilité de son occurrence dans des états de choses est la forme de l'objet.
2.02 – L'objet est simple.
2.0201 – Tout énoncé portant sur des complexes se laisse analyser en un énoncé sur leurs éléments et en propositions telles qu'elles décrivent complètement ces complexes.
2.021 – Les objets constituent la substance du monde. C'est pourquoi ils ne peuvent être composés.
2.0211 – Si le monde n'avait pas de substance, il en résulterait que, pour une proposition, avoir un sens dépendrait de la vérité
d'une autre proposition.
2.0212 – Il serait alors impossible d'esquisser une image du monde (vraie ou fausse).
2.022 – Il est patent que, si différent du monde réel que soit conçu un monde, il faut qu'il ait quelque chose – une forme –
en commun avec lui.
2.023 – Cette forme consiste justement dans les objets.
2.0231 – La substance du monde ne peut déterminer qu'une forme, et nullement des propriétés matérielles. Car celles-ci sont d'abord figurées par les propositions – d'abord formées par la configuration des objets.
2.0232 – En termes sommaires: les objets sont sans couleur.
2.0233 – Deux objets de même forme logique – leurs propriétés externes mises à part – ne se différencient l'un de l'autre que parce qu'ils sont distincts.
2.02331 – Ou bien une chose a des propriétés que ne possède aucune autre, et l'on peut alors .. sans plus la détacher des autres par une description, et la désigner; ou bien au contraire il y a plusieurs choses qui ont en commun toutes leurs propriétés, et il est alors absolument impossible de montrer l'une d'elles parmi les autres.
Car si rien ne distingue une chose, je ne puis la distinguer, sans quoi elle serait justement distinguée.
2.024 – La substance est ce qui subsiste indépendamment de ce qui a lieu.
2.025 – Elle est forme et contenu.
2.0251 – L'espace, le temps et la couleur (la capacité d'être coloré) sont des formes des objets.
2.026 – Ce n'est que s'il y a des objets qu'il peut y avoir une forme fixe du monde.
2.027 – Le fixe, le subsistant et l'objet sont une seule et même chose.
2.0271 – L'objet est le fixe, le subsistant; la configuration est le changeant, l'instable.
2.0272 – La configuration des objets forme l'état de choses.
2.03 – Dans l'état de choses, les objets sont engagés les uns dans les autres comme les anneaux pendants d'une chaîne.
2.031 – Dans l'état de choses les objets sont mutuellement dans un rapport déterminé.
2.032 – La manière déterminée dont les objets se rapportent les uns aux autres dans l'état de choses est la structure de ce dernier.
2.033 – La forme est la possibilité de la structure.
2.034 – La structure du fait consiste dans les structures des états de choses.
2.04 – La totalité des états de choses subsistants est le monde.
2.05 – La totalité des états de choses subsistants détermine aussi quels sont les états de choses non subsistants.
2.06 – La subsistance des états de choses et leur non subsistance est la réalité.
(La subsistance des états de choses et leur non-subsistance, nous les nommerons respectivement aussi fait positif et fait négatif.)
2.061 – Les états de choses sont mutuellement indépendants.
2.062 – De la subsistance ou de la non-subsistance d'un état de choses, on ne peut déduire la subsistance ou la non-subsistance d'un autre état de choses.
2.063 – La totalité de la réalité est le monde.
2.1 – Nous nous faisons des images des faits.
2.11 – L'image présente la situation dans l'espace logique, la subsistance et la non-subsistance des états de choses.
2.12 – L'image est un modèle de la réalité.
2.13 – Aux objets correspondent, dans l'image, les éléments de celle-ci.
2.131 – Les éléments de l'image sont les représentants des objets dans celle-ci.
2.14 – L'image consiste en ceci, que ses éléments sont entre eux dans un rapport déterminé.
2.141 – L'image est un fait.
2.15 – Que les éléments de l'image soient entre eux dans un rapport déterminé présente ceci: que les choses sont entre elles dans ce rapport.
Cette interdépendance des éléments de l'image, nommons-la sa structure, et la possibilité de cette interdépendance sa forme de représentation.
2.151 – La forme de représentation est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l'image.
2.1 5 1 1 – L'image est ainsi attachée à la réalité; elle va jusqu'à atteindre la réalité.
2.1512 – Elle est comme une règle graduée appliquée à la réalité.
2.15121 – Seuls les traits de division extrêmes touchent l'objet à mesurer.
2.1513 – Selon cette conception, la relation représentative appartient donc aussi à l'image qu'elle constitue comme telle.
2.1514 – La relation représentative consiste dans les correspondances des éléments de l'image et des choses.
2.1515 – Ces correspondances sont pour ainsi dire les antennes des éléments de l'image, par le moyen desquelles celle-ci touche la réalité.
2.16 – Pour être une image, le fait doit avoir quelque chose en commun avec ce qu'il représente.
2.161 – Dans l'image et dans le représenté quelque chose doit se retrouver identiquement, pour que l'une soit proprement l'image de l'autre.
2.17 – Ce que l'image doit avoir en commun avec la réalité pour la représenter à sa manière – correctement ou incorrectement – c'est sa forme de représentation.
2.171 – L'image peut représenter toute réalité dont elle a la forme.
L'image spatiale tout ce qui est spatial, l'image en couleurs tout ce qui est coloré, etc.
2.172 – Mais sa forme de représentation, l'image ne peut la représenter; elle la montre.
2.173 – L'image figure son corrélat de l'extérieur (son point de vue est sa forme de figuration), c'est pourquoi elle présente son corrélat correctement ou incorrectement.
2.174 –Mais l'image ne peut se placer en dehors de sa forme de figuration.
2.18 – Ce que toute image, quelle qu'en soit la forme, doit avoir en commun avec la réalité pour pouvoir proprement la représenter – correctement ou non – c'est la forme logique, c'est-à-dire la forme de la réalité.
2.181 – Si la forme de représentation est la forme logique, l'image est appelée image logique.
2.182 – Toute image est en même temps image logique. (Au contraire, toute image n'est pas spatiale.)
2.19 – L'image logique peut représenter le monde.
2.2 – L'image a en commun avec le représenté la forme logique de représentation.
2.201 – L'image représente la réalité en figurant une possibilité de subsistance et de non-subsistance d'états de choses.
2.202 – L'image figure une situation possible dans l'espace logique.
2.203 – L'image contient la possibilité de la situation qu'elle figure.
2.21 – L'image s'accorde ou non avec la réalité; elle est correcte ou incorrecte, vraie ou fausse.
2.22 – L'image figure ce qu'elle figure, indépendamment de sa vérité ou de sa fausseté, par la forme de représentation.
2.221 – Ce que l'image figure est son sens.
2.222 – C'est dans l'accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que consiste sa vérité ou sa fausseté.
2.223 – Pour reconnaître si l'image est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité.
2.224 À partir de la seule image, on ne peut reconnaître si elle est vraie ou fausse.
2.225 Il n'y a pas d'image vraie a priori».
Remarque en passant, relative à ce que dit sur l'interprétation: je prépare une édition numérique recomposée du Tractatus où la préface du traducteur, l'introduction de Bertrand Russel et les notes du traducteur seront en fin de volume. Sans que ce soit systématique je tends à ne lire les commentaires et interprétations qui ne sont pas de l'auteur que a posteriori – pour les notes ça dépend –, précisément pour ne pas recouvrir non interprétation par une interprétation tierce. Ici ça se justifie d'autant que le traducteur, après une sorte de prétérition, «Faut-il faire précéder d'une préface la traduction du Tractatus? L'exemple malheureux de Russell suffirait à nous en dissuader», exemple qui ne l'a finalement pas dissuadé, cite un passage d'une lettre de Wittgenstein audit Russell, qui explique la qualification d'exemple malheureux:
«Ton Introduction ne sera pas imprimée, et, par conséquent, il est vraisemblable que mon livre ne le sera pas non plus. Car lorsque j'ai eu devant les yeux la traduction allemande de l'Introduction, je n'ai pu alors me résoudre à la laisser imprimer avec mon livre. La finesse de ton style anglais s'était en effet, comme il est naturel, perdue dans la traduction, et ce qui restait n'était que superficialité et incompréhension».
Qui aime bien châtie bien... Il faut dire, sans vouloir accabler ce brave Russell, est très longue – 16 pages denses pour un texte de 80 pages assez diffus – et très verbeuse. En voulant cette fois l'accabler, la première phrase de son introduction donne l'indice de sa superficialité et de son incompréhension:
«Le Tractatus logico-philosophicus de M. Wittgenstein, qu'il se révèle ou non comme donnant la vérité définitive sur les sujets dont il traite, mérite certainement, par son ampleur et sa portée et sa profondeur, d'être considéré comme un événement important dans le monde philosophique».
À mettre en rapport avec la préface de l'auteur:
«Jusqu'à quel point mes efforts coïncident avec ceux d'autres philosophes, je n'en veux pas juger. En vérité, ce que j'ai ici écrit n'élève dans son détail absolument aucune prétention à la nouveauté; et c'est pourquoi je ne donne pas non plus de sources, car il m'est indifférent que ce que j'ai pensé, un autre l'ait déjà pensé avant moi».
Loin que Wittgenstein réduise la possible portée de son ouvrage, il pose même que «la vérité des pensées ici communiquées me semble intangible et définitive. Mon opinion est donc que j'ai, pour l'essentiel, résolu les problèmes d'une manière décisive», mais ça n'induit pas sa “vérité définitive” ni qu'il puisse «être considéré comme un événement important dans le monde philosophique», ceci n'importe que pour qui recherche des positions dans le monde académique, ce qui ne fut jamais le cas de Wittgenstein qui, après la fin de la première guerre mondiale, abandonna «sa part d'héritage à des artistes d'avant-garde autrichiens et allemands dont Rainer Maria Rilke et surtout Georg Trakl (qu'il préférait au premier), ainsi qu'à ses frères et sœurs, en insistant pour qu'ils promettent de ne jamais le lui rendre [puis] retourna en Autriche et devint instituteur. Il fut façonné aux méthodes du mouvement de réforme scolaire autrichien qui reposent sur la stimulation de la curiosité naturelle des enfants et le développement de leur autonomie de jugement [...]. Il démissionna en avril 1926 et retourna à Vienne avec un sentiment d'échec. Il travailla ensuite comme assistant jardinier d'un monastère près de Vienne» (repris de l'article de Wikipédia). Par la suite, s'il revint à l'université en 1929 ce fut d'abord comme étudiant, puis comme assistant, et ce n'est qu'en 1939 et pour une brève période qu'il devint professeur, pour assez vite quitter la fonction et participer à l'effort de guerre comme infirmier et laborantin; par la suite il professa par intermittence avant d'y renoncer définitivement en 1949. Bref, pas le genre de gars à ménager les susceptibilités de ses pairs en vue de préserver ses chances de carrière...
Le but général d'un propagandiste est de se faire entendre ou lire, et si possible de convaincre, cet aspect étant assez secondaire. Je vais donc supprimer ce billet puis le publier de nouveau puisque dans le contexte de Mediapart seuls ceux récents (très brièvement) ou mis en exergue par la rédaction (un peu moins brièvement) sont visibles donc susceptibles d'être lus. Pour mention, la première publication est en date du 3 juin 2019.
Rien n'est certain qui ne soit encore advenu, cela dit il se peut que je renouvelle cette opération de republication, je l'ai fait auparavant ce qui eut un succès certain quoique limité, ni par leur titres, ni par leurs introductions, ni par leurs contenus, mes billets ne sont du genre qui attire l'attention, sauf rares cas. Je reprends le fil, enfin, l'un des fils, de ce billet. Tiens, le fil censément principal, celui du titre. L'Histoire est une fiction comme les autres, c'est-à-dire une interprétation du réel à partir d'un choix de faits partiel et partial avec adjonction de téléologie. Je viens par hasard de relire un vieux billet qui discute de la (encore assez) récente (à cette date) élection présidentielle française, celle de 2017. J'ai dit du mal des commentateurs politiques et de leur mémoire de poisson rouge, entre autres qu'ils situe le début de l'Histoire au plus six mois auparavant, donc le paléolithique ou deux ans c'est tout un pour eux; pour moi deux ans c'est hier, donc récent. Cette élection a ceci de particulier que cinq mois avant le premier tour Emmanuel Macron n'était pas considéré comme un possible candidat du second tour et que seules les circonstances ont fait qu'environ un mois plus tard, et bien avant que sa remontée dans les pronostics des bookmakers des instituts de sondage le justifie, il devint la couverture préférée des hebdomadaires. Il y a une raison à cela, on peut même dire un bonne raison: il figurait pour ces médias le seul candidat “acceptable” susceptible de ne pas se retrouver avec une configuration indésirable, un second tour qui verrait s'opposer deux “extrémistes”, Le Pen et Mélenchon.
Perso, pour moi ils ne sont pas spécialement extrémistes dans le contexte actuel, le ci-devant Front national ayant largement diffusé son discours et une bonne part de son projet dans les partis “acceptables”, et son opération de com' “la dédiabolisation” ayant eu un succès certain dans les médias, en février 2017 une analyse sérieuse des faits indiquait que, Fillon, Macron, ou Le Pen au pouvoir, le genre de politique qu'on aurait ne diffèrerait guère – vous voyez une différence significative non pas du discours mais des actes entre les “gentils” Macron ou Tsipras (un ancien méchant devenu acceptable) et les “méchants” – je ne me rappelle plus leurs noms mais vous savez, les dirigeants italiens, autrichiens et hongrois? Moi non. Cela dit, Macron et la Ligue Stellaire ont plus de difficultés à réellement museler les médias que les dirigeants autrichiens et hongrois. Remarque en passant, l'actuel chancelier autrichien est toujours le même salaud aujourd'hui qu'hier mais par le petit miracle de l'exclusion de quelques “extrémistes” par vraiment plus extrêmes que lui il redevint fréquentable du jour au lendemain. C'est ainsi... Quant à Mélenchon, et bien, il représente assez bien la branche “de gauche” du PS, idéologiquement proche du PC mais en version un poil plus réformiste. Sans dire qu'il soit toujours strictement dans cette optique du point de vue idéologique, Mélenchon a sensiblement une interprétation du réel assez proche de celle en cours dans les partis trotskystes où il fit ses premiers pas comme militants – un bon représentant de cette propension trotskyste à faire de l'entrisme dans les partis de type social-démocrate pour, in fine, entrer dans le moule réformiste vaguement repeint en rouge. Le symbole du PS est la rose au poing, ce qui est moins contondant que le marteau et moins tranchant que la faucille – elle est rouge mais dans son nom, elle est rose...
Ici il ne s'agit pas de mon opinion mais de celle des médias de masse: pour eux, tout ce qui est supposément à gauche du PS et à droite du RPR (ou de l'UMP ou de LR, le nom change, le parti demeure...) est “radical” ou “extrémiste” – même les supposés écolos de EELV leurs semblent “radicaux”, même Benoît Hamon leur apparaît tel, c'est dire... Ne souhaitant pas répéter mon discours je vous renvoie au billet «Processus: une victoire surprise annoncée» pour une analyse factuelle du processus de “sanctification” du candidat Macron – j'y fais des remarques peu factuelles mais du moins je les étaie sur une analyse factuelle de l'évolution de la campagne électorale. Dans cet article qui est de l'ordre du libelle ou de la satire je ne fais pas d'analyse du processus proprement propagandiste, j'y constate simplement le fait d'une convergence d'intérêts qui rendit “nécessaire” la promotion d'Emmanuel Macron.
L'Histoire s'écrit toujours au présent, que ce soit celle du passé (en gros, de plus d'un à trois lustres selon les contextes), du futur (en gros, de plus d'un an à un ou deux lustres selon les contextes – considérant que l'Histoire du futur se révèle toujours inexacte) ou du présent (la période entre “le passé” et “le futur” – le présent est une construction symbolique jamais vérifiée et toujours glissante qui correspond à une période de relative stabilité et continuité dans un espace donné). Comme l'écrivit le commentateur d'un de mes billets, Jean_paul_yves_le_goff (je vous conseille la lecture de son blog, bien plus intéressant que celui-ci), «L'histoire est du passé re-présenté et comme le présent change tout le temps, la re-présentation change aussi, autrement dit le passé - théoriquement immuable - lui-même change dans chaque re-présentation». J'aime bien cette forme, “re-présenter”, “re-présentation”, elle pointe un des aspect de la chronique des temps: on ne cesse de la «présenter à nouveau», de la “re-présenter“, et chaque fois sous une forme adaptée au contexte de présentation. Il me semble qu'on pourrait avec profit opter pour deux formes pointant deux réalités, “re-présenter” s'appliquant aux cas où on présente les faits dans un autre ordre ou en opérant une autre sélection, “représenter” concernant la forme même du discours et sa partie proprement interprétative, tenant compte que choisir “ce qui fait l'Histoire” c'est déjà interpréter la réalité historique. Si on suit la période allant en gros du milieu de l'année 2015 au milieu de l'année 2018 en s'appuyant sur le discours public le plus diffusé concernant ce qu'on nommera “la politique en France”, qui est pour l'essentiel le récit des propos et comportements supposés ou avérés d'un nombre restreint de personnes et de groupes ayant une visibilité médiatique importante, à moindre niveau le récit de leurs activités dans le cadre des instances de pouvoir de la République, à encore moindre niveau ce qui ressort plus précisément de la politique, du politique, la gestion de la société et son projet. J'écris ça au pif mais autant qu'il m'en semble, l'écume des jours, le récit anecdotique des faits et actes avérés ou supposé des politiciens professionnels avérés ou supposés, constitue une part prépondérante de l'ensemble, de l'ordre de six à sept dixièmes, le récit de l'activité des institutions en représente deux à trois dixièmes, le reste environ un dixième. À considérer que ce qui fait le tissu des discours médiatiques et, pour dire la chose, de tous les discours publics, donc médiatisés, répond à la même logique: on s'y intéresse principalement à l'accident, aux faits de faible effectivité et pour une large part, de faible incidence sur la réalité effective.
Ce qui constitue la réalité est avant tout le fait trivial, ordinaire, régulier, les choses qui se réalisent, qui entrent dans l'ordre des faits, à-peu-près comme prévu et avec une fin à-peu-près conforme à celle souhaitée ou, si non souhaitée, celle anticipée. Au temps pas si lointain où les trains français arrivaient à l'heure, l'accident était le train en retard; dans le contexte actuel, hors lignes TGV qui dans l'ensemble respectent les horaires, le cas général est le train qui n'arrive pas à l'heure, de ce fait le retard n'est plus de l'ordre de l'accident, on en parle désormais en tant que fait prévisible, déplorable mais de l'ordre du normal, du régulier. Personne ne souhaite que son train soit en retard, tout le monde s'y attend, le sujet “retard des trains” reste médiatique comme témoin du discours ordinaire “c'est plus comme au BON-VIEUX-TEMPS” mais non comme récits d'accidents. Les propos et comportements des personnes publiques ressortant de la catégorie des politiciens, y compris celles qui ne font pas de politique stricto sensu, y compris cette forme très dégradée de la politique que constitue la course aux honneurs: l'anecdote rapportée dans «Processus...» concernant l'hypothétique et peu vraisemblable retour de Lionel Jospin dans cette course aux honneurs montre assez que les médias n'ont pas besoin de faits, et spécialement de faits “politiques”, pour “parler politique” dans ce sens assez restreint. Cela dit, les médias n'ont jamais besoin de faits pour tenir un discours censé porter sur la réalité observable, comme éléments de discours plus larges ou comme thèmes principaux j'ai à plusieurs reprises traité de ce que je nomme les “non informations”, qui comme presque tout en cet univers ont trois aspects principaux: les “non-faits”, les “faits ordinaires à traitement extraordinaire”, les “faits prévisibles traités comme imprévisibles”.
Le non-fait, et bien, ce n'est pas un fait. Il y a parfois un événement qui étaie ce non-fait mais pas nécessairement; il y a souvent mais là aussi ça n'est pas nécessaire un récit qui établit fallacieusement un fait. Quelque soit le cas, on peut les nommer des non-faits en ce sens que le discours médiatique portera sur autre chose que le possible fait effectif ou celui symbolique, quand ils ont lieu. J'ai notamment traité il y a désormais assez longtemps de deux cas, l'un de 2002, l'autre de 2004. Le premier, «Divinations», repose sur un événement effectif, l'écrasement d'un avion de tourisme contre une tour à Milan ou Turin, je ne sais plus trop, Milan je pense: en soi c'est un fait, dans le contexte ça devint immédiatement un non-fait à double raison, lors d'événements de cet ordre n'importe quel média se sentira obligé d'en parler même sans disposer d'informations avérées, ce qui les induit souvent à présenter une fiction en tant que récit d'un événement, de décrire la situation sans rien en savoir sinon qu'elle a eu lieu; dans le contexte du temps, assez peu après le 11 septembre 2001, parler d'un tel événement sans références à celui de ce 11 septembre était de l'ordre de l'impossible. Le second, qu'on nomma quand ça eut lieu «l'affaire du RER D», est à la base un non événement mais à sa manière un fait: «Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d'états de chose. L'état de choses est une connexion d'objets (entités, choses)». Un discours est un fait, une connexion d'objets, en tant que tel il est réel car il crée de la réalité et ce faisant s'inscrit dans le monde. Le discours à l'origine de cette “affaire” est un non-événement en tant que récit d'une situation effective, un événement en tant que fait, que réalité symbolique. D'un point de vue rationnel il est invraisemblable mais c'est son invraisemblance même qui lui valut, dans la première phase de cette “affaire”, d'accéder à la qualité de non-fait, rien n'est attractif comme un non-fait, ils sont pure abstraction et permettent aux commentateurs de les habiller, de leur donner chair et substance, de les emplir et les décorer de leur propre chair et substance. Comme je l'écrivis à l'époque,
«nos médiateurs et (sic) “responsables” politiques, ne pouvaient pas ne pas croire à cette fable, car elle rassemblait de la manière la plus dense tous les traits attendus dans une affaire mettant en scène une interaction violente avec des “jeunes de banlieue” dans le RER. C'est là que réside l'exceptionalité de cette affaire: pour qui a quelque distance à “l'actualité” elle apparaissait assez vite invraisemblable, comme disent les jeunes elle était “trop”, vraiment “trop”. Et pourtant, tout le Landerneau médiatico-politique s'y engouffra et y fit grand bruit».
Il s'y engouffra précisément parce qu'elle condensait en une épure attirante tout ce qui faisait le bruit de fond des peurs du moment, guère différent dans ses éléments de base du bruit de fond actuel si assez différent dans leur structuration et dans leur rapport au réel. Mutatis mutandis, ça ressemble assez à la situation qui va de la fin des années 1940 à la fin des années 1970: au départ la «peur du communisme» dans le supposé “monde libre” (soit précisé, de l'autre côté du “rideau de fer” on se considérait aussi comme le “monde libre” et on visait à “libérer l'autre monde de l'oppression”, chacun son illusion...) est une représentation plus qu'un fait, et durant cette première phase on vit même des États du “monde libre” financer des “mouvements de libération” d'obédience communiste selon les besoins, comme instruments de lutte contre des “alliés” jugés d'un poids trop grand; dans un second temps, durant la décennie 1960 pour l'essentiel, des jeunes gens idéalistes et désireux de “changer le monde” s'engagèrent dans des “luttes de libération” lointaines et supposément d'obédience communiste, qui le plus souvent échouèrent dans leur projet ou en tant que révolutions, dans un troisième temps, les mêmes idéalistes, assez désabusés mais toujours en désir de changer le monde, décidèrent de le faire à domicile par l'action directe violente. La phase qui eut lieu au cours des trois dernières décennies y ressemble assez, sinon que cette fois ce n'est plus le “monde libre” contre celui supposé non libre mais “le nord” contre “le sud” supposé moins civilisé, moins policé, et sinon que “le nord” contribua à construire son futur ennemi en l'armant, le formant et le finançant pour en faire l'instrument de sa lutte contre “l'autre monde”: pour qui ne s'en souviendrait pas (il me semble que ce “qui” est légion) tous les mouvements dits jihadistes et tous les pouvoirs autoritaires se réclamant de l'Islam (ou parfois du christianisme “fondamentaliste” mais de ceux-là on préfère ne pas trop parler) dérivent de mouvements instrumentalisés comme moyens de déstabilisation de pays “de l'autre monde” et de gouvernements réputés “libéraux” ou “communistes” selon leurs alliances du moment. Note à la dernière note incidente: on commence à en parler, des chrétiens “fondamentalistes”, pour la très simple raison que depuis un peu plus d'une décennie ce n'est plus réservé aux damnés de la Terre d'avoir des mouvements de ce genre qui s'incarnent dans des partis politiques en situation de gouverner, certains gouvernant déjà. Curieux (enfin non, pas si curieux) que les deux anciennes métropoles des deux mondes de la Guerre froide aient évolué dans le même sens de ce point de vue, et se dotent de dirigeants alliés avec des fondamentalistes chrétiens le plus souvent très nationalistes et, pour dire le moins, très réactionnaires, et en tous cas ni libéraux ni révolutionnaires...
Tiens ben, je vais suspendre un peu cette discussion pour en lancer une sur une question qui m'intrigue: qu'est-ce que le fascisme?
Mon anticipation sur le moment de fin de rédaction de ce billet en a pris un coup depuis que je me suis lancé dans celle de «Qu'est-ce que le fascisme?» il y a une semaine environ en ce 18 juin 2018. C'est ainsi, nul ne sait de quoi sera fait l'avenir, et à peine sait-on de quoi sont fait le présent et le passé. Je m'en vais relire un peu ce billet-ci pour (tenter de) reprendre son fil.
Vain espoir, des trois textes en cours celui-ci est le plus dispersé, probablement parce que j'ai voulu y faire mon écrivain de l'Histoire, et comme elle va en tous sens le texte y va aussi. Reprendre le fil d'un peloton qui compte plusieurs brins me semblant, plutôt de difficile fallacieux, je vais en prendre un seul, le fil de l'Histoire dira-t-on, et l'achever assez vite sans pour autant le conclure.
Dans «Qu'est-ce que le fascisme?» je traite plus proprement d'une question que j'évoquais en passant ici, les complots et conspirations. Écrire l'Histoire se peut faire selon l'une ou l'autre manière: une Histoire “complotiste” (c'est-à-dire, non pas lue comme une succession de complots mais conçue et rédigée par des personnes participant d'une sorte de complot) restreint le nombre d'événements retenus et autant que se peut en restreint les analyses, une Histoire “conspirationniste” (donc rédigée par des conspirateurs) varie et autant que possible étend la liste des événements, et propose des analyses diverses, tant celles de ses auteurs que celles d'autres auteurs et celles d'acteurs, de personnes qui, au temps d'un événement ou par après, en parlent d'un point de vue subjectif et engagé. L'Histoire se constitue au jour le jour car les événements sont immédiatement commentés, y compris ceux non encore advenus. Ce qu'on connaît d'un événement ou d'un fait est nécessairement un commentaire. Écrire par exemple que je rédige cet alinéa le 18 juin 2019 et termine cette phrase à 7h27 est un fait. Et un commentaire, relevant de présupposés d'ordre idéologique: pour l'écrire telle que rédigée il me faut admettre que “le début du calendrier” se situe (à la louche, je n'ai pas fait un compte au jour près) il y a 737.250 jours dans le passé, qu'une année est déterminée par le retour d'événements prévisibles liés au mouvement de la Terre autour du Soleil et compte donc de 364 à 366 jours, le plus souvent 365, qu'un jour, le temps que met la Terre à tourner sur son axe, est divisible en 24 moments d'égale durée, les heures, celles-ci divisibles en 60 minutes d'égale durée, que l'année est divisée en 12 périodes d'inégale durée, les mois, que le sixième dans la liste se nomme juin et en compte 30, que le jour actuel est le 18° de celui en cours. Or, toutes ces notions, plus une qui a aussi son importance, celle de l'heure légale, interviennent pour que je puisse dater la fin de la rédaction de la phrase en question au 18 juin 2019 à 7h27. Par expérience, je puis vous dire qu'il est très difficile de faire comprendre aux personnes qui tendent à considérer que ce qui leur est habituel est “naturel” ou à tout le moins “évident” – et dont en toute hypothèse vous avez de grandes chances d'être – que ce n'est ni l'un ni l'autre, que tout ce qui passe par le langage est d'ordre conventionnel et s'appuie sur une idéologie implicite ou explicite. Même quand on accepte de considérer que ce jour est le 18 juin 2019, l'idéologie explicite datant le début du compte calendaire des jours il y a environ 737.250 jours peut diverger, par exemple pour moi ce moment est le début de l'ère commune, pour un chrétien c'est le moment de la naissance de “Jésus, notre seigneur”, donc le début de l'ère chrétienne, pour toute personne, chrétienne ou non, connaissant le système calendaire fixant ce décompte des jours qui, si on le suit, détermine celui-ci comme le 18 juin 2019, et ne connaît pas la notion d'ère commune, c'est le début formel du calendrier grégorien (qui dans les faits commence le 4 octobre 1582 de sa propre computation des jours, lequel était, dans le précédent système calendaire, et demeure pour certains, qui l'ont conservé comme système de computation des jours, le 15 octobre 1582 du calendrier julien adapté, celui original faisant débuter sa computation au moment officiel de fondation de Rome, soit 754 ans avant le moment officiel de naissance de Jésus de Nazareth, dit Jésus-Christ).
Là-dessus, l'heure est douteuse, si du moins la minute l'est moins dans un système où la journée est divisée en douze heures égales: si l'Union européenne avait entériné le choix d'une large majorité des Européens interrogés sur le sujet et leur choix secondaire de choix de l'heure officielle à considérer peu après la consultation, nous aurions abandonné le système d'alternance des heures d'hiver et d'été en faveur de l'heure d'hiver, donc j'aurais terminé la phrase à 6h27; considérant non plus l'heure légale mais l'heure normale, celle déterminée par les fuseaux horaires avec comme point zéro le méridien de Greenwich, et comme heure zéro (première heure) celle déterminée par le fuseau dont ce méridien est médian, j'aurais spécifié 5h27, car il y a en France en heure d'été un décalage de deux heures entre celle légale et celle normale; un fuseau horaire est une durée et un espace; en tant qu'espace il est divisible en minutes et secondes, déterminer l'heure légale par tranches de 60 minutes est un choix non dénué de logique dans ce système symbolique de décompte du temps où l'heure est une notion centrale mais on aurait pu aussi bien opter pour une mesure plus précise, à la minute; la France couvrant 27 minutes en espace, me situant vers le milieu de la France et son point le plus à l'ouest étant quelques minutes à l'ouest du méridien de Greenwich, j'ai terminé cette phrase plutôt à 5h17 ou 5h18, à la minute près, qu'à 5h27, à l'heure près. La raison qui a fait choisir des heures légales par tranches de fuseaux horaires plutôt que par minutes ou secondes, et de déterminer cette heure indépendamment de l'heure normale (bien que figurant pour sa métropole dans deux fuseaux horaires, la France est considérée pour l'heure légale «dans le même fuseau», et pour les pays ayant une très grande étendue d'est en ouest, le plus souvent il y a bien moins d'heures légales que de fuseaux, cas entre autres du Canada, réparti sur six fuseaux mais ne comptant que quatre heures légales, l'une valant pour des territoires sis effectivement dans quatre fuseaux horaires différents), répond à une logique administrative: quand il devint possible, par l'établissement de systèmes de communication instantanée à grande distance, en premier le télégraphe électrique, de coordonner des territoires étendus sans délai, et qu'il devint nécessaire par l'extension et la complexification des réseaux ferrés de coordonner les déplacements des convois ferroviaires, il devint aussi nécessaire et possible de coordonner les systèmes de décompte du temps, et de le faire à la minute. Auparavant, nombre d'horloges n'avaient qu'une seule aiguille et seulement un marquage des heures, en les consultant et suivant la position de l'aiguille on pouvait sans problème évaluer l'écart à l'heure au quart d'heure près, ce que signale l'usage ordinaire, dans mon jeune temps, de déterminer approximativement le moment au quart d'heure avant ou après l'heure, et à la demi-heure après, ce n'est que récemment, avec l'usage courant des montres et horloges à affichage digital, qu'on a pris l'habitude de déterminer le moment à la minute près en décalage à l'heure en cours.
Dans des temps pas si lointains, ceux où la plus grande partie des humains ne disposaient que des phénomènes astronomiques pour déterminer le moment de la journée, même dans des régions où la journée se divisait en vingt-quatre heures, la durée effective de ces heures variait, les deux seuls moments où elles étaient égales étaient les deux équinoxes, les deux moments où “la nuit était égale” – égale au jour en durée. Au moment des solstices la durée du jour et de la nuit sont dans un rapport deux tiers / un tiers, entre les deux les heures s'allongent ou se réduisent en durée dans l'une des parties de la journée. Ce qui n'empêchait pas, bien sûr, de disposer de moyens de mesure du temps qui le divisait en segments d'égale durée, les sabliers et clepsydres notamment, mais leur usage était restreint et pas nécessairement constant, quoi que l'on puisse en croire de nos jours, la mesure du temps dans la journée n'a jamais répondu à une nécessité “naturelle” et sa mesure précise et régulière jamais à un motif autre que social et symbolique. Pour exemple, on continue à diviser la journée en deux fois douze heures sans autre motif qu'une tradition multi-millénaire où le nombre 12 a une haute valeur symbolique – avant que l'on invente le système métrique il y a un peu moins de trois siècles, beaucoup de computations se faisaient en base 12, parfois en base 16 ou 20 (on en a trace en français de France avec le nombre quatre-vingt ou avec des noms comme celui de l'hôpital des Quinze-Vingt, on y a aussi la trace d'une base 12 dans certains commerces et industries ou un “cent” équivaut à douze douzaines). Et pour en revenir à l'année, d'une part, même quand l'usage est un calendrier solaire, longtemps son comptage fut approximatif et souvent étayé par un calendrier lunaire tout aussi approximatif.
Prenons le cas de notre manière de diviser le temps calendaire. Le segment élémentaire est la semaine de sept jours, ce qui correspond à une division égale proche de la durée d'un quart de “lunaison”, quatre fois sept jours donc vingt-huit jours pour une durée effective d'environ vingt-neuf jours; un mois est à-peu-près la durée d'une lunaison, et dans le calendrier romain d'avant celui julien les mois étaient proprement lunaires, ils duraient vingt-neuf ou trente jours, sauf février qui, contrairement à l'usage actuel, était le plus long avec trente-et-un jours. Ce calendrier était du genre que l'on dit luni-solaire, tous les deux ans on ajoutait un mois intercalaire d'environ une lunaison, ou du moins était-on censé le faire mais parfois on l'oubliait, ce qui ne laissait de poser des problèmes, car entre autres motifs un calendrier sert à déterminer le moment où auront lieu des cérémonies propitiatoires liées à des événements réglés par des cycles solaires et concernant l'agriculture et l'élevage, du fait, un décalage trop important fera tomber, disons, la fêtes des semailles trop tôt ou trop tard relativement au cycle solaire, et comme la propitiation doit avoir lieu juste avant l'action associée, ça instaurait un décalage peu propice pour l'épisode suivant, celui des moissons. Souvent les sociétés trouvaient des arrangements avec les dieux ou les forces de la nature en disposant de deux comptages du temps, l'un proprement rituel, l'autre pragmatique, on voit toujours la chose un peu partout, notamment dans les zones fortement islamisées, qui pour les cycles cultuels et rituels ont un calendrier lunaire, celui dit de l'Hégire, et pour le quotidiens un calendrier solaire, soit traditionnel (en Iran par exemple), soit récent (celui grégorien ou celui de l'ère commune, factuellement les mêmes, le choix de son nom ayant plutôt un motif politico-religieux), très souvent les trois sont en usage, en Iran toujours on se réfèrera au calendrier traditionnel pour les pratiques et cérémonies locales, à celui de l'Hégire pour tout ce qui concerne le culte musulman et les échanges régionaux avec d'autres pays à majorité musulmane, celui de l'ère commune pour les échanges internationaux. Les humains sont très attachés aux symbolismes structurants, généralement à substrat religieux, mais très pragmatiques aussi. Toujours est-il, dans notre manière locale de diviser le temps nous mélangeons allègrement des divisions qui réfèrent à des traditions très anciennes, pas toujours convergentes et pas spécialement logiques sinon dans des logiques symboliques et discursives.
Fut un temps, assez bref et jamais tout-à-fait effectif, où la France voulut faire un calendrier, disons, “métrique avec aménagements”, des mois égaux de trente jours, des semaines de dix jours, et pour préserver l'adéquation avec le cycle solaire, une période intercalaire de cinq ou six jours, le calendrier républicain. Ce n'est pas proprement un calendrier métrique ni logique, il n'y avait pas de raison nécessaire à continuer de diviser l'année en douze mois, on aurait pu par exemple décider d'une année de quatre ou cinq mois, d'une durée de quatre-vingt-dix ou soixante-dix jours, avec période intercalaire de cinq, six, quinze ou seize jours, ou des mois inégaux, trois de cent jours donc de dix semaines, un de cinquante donc de cinq semaines, et une période intercalaire de quinze ou seize jours, et autres solutions. Toute description de la réalité d'ordre avant tout symbolique n'a d'autre logique que celle qui répond à l'idéologie implicite ou explicite, les cycles lunaires et solaires et leurs phases sont des faits, l'association de ces faits à des divisions discursives de la réalité est un fait, la validité de ces divisions est non factuelle et s'écarte souvent des faits qui les étaie, le cas de la semaine est de ce point de vue assez illustratif, l'explication que j'en donne, correspondance avec les phases de la Lune, qui durent environ sept jours, est vraisemblablement exacte, mais la logique symbolique nécessite une structuration plus régulière que n'en a le plus souvent la réalité effective correspondante, il n'est pas impossible (et les calendriers solaires le montrent) d'accepter des petites irrégularités, par exemple des mois de durée inégale ou des jours “sextils” (mot en usage pour le calendrier républicain, où tous les quatre ans on ajoute un sixième jour, un “jour sextil”, aux cinq intercalaires), mais ça devient moins envisageable pour des périodes plus courtes et très répétitives, une semaine de huit ou neuf jours et de temps à autres une semaine de six pour caler exactement les semaines aux lunaisons, c'est compliqué parce que très irrégulier et plus ou moins prévisible. La logique symbolique est une tentative de mise en ordre du réel, de ce fait, quand ce réel est trop désordonné on préfèrera s'en détacher pour avoir des divisions plus ordonnées. Et on fera quelques compromis entre des réalités effectives et symboliques plus ou moins compatibles, comme par exemple disposer de plusieurs calendriers. D'un point de vue idéologique, le maintien du calendrier persan est à la limite de l'hérésie, et pour certains très probablement du mauvais côté de cette limite, pour plusieurs raisons dont certaines indiquées dans l'article de Wikipédia: il se base sur le calendrier zoroastrien, donc lié à une religion qui dans les premiers temps de l'Islam fut tolérée et diplomatiquement considérée comme compatible avec l'Islam, puis ne le fut plus trop – désormais, l'essentiel des rares zoroastriens réside dans des zones où l'Islam n'est pas majoritaire –; il comporte des rituels plus ou moins “laïcisés”, folklorisés, mais qui sentent son rite païen; il est un instrument pour les opposants au régime, y compris ceux qui se revendiquent de l'Islam; il induisit il y a longtemps des divergences de datation des moments les plus hautement symboliques de l'Hégire, notamment l'association du début de cette ère qui par un hasard heureux est fixé par les chiites persans à la date qui correspond au jour de l'an du calendrier persan, et à une autre année et un autre événement que ceux retenus par les sunnites. Soit dit en passant, on peut (et cela se fait de plus en plus) estimer que la division entre les divers courants “chiites” et “sunnites” ont des motifs beaucoup plus politiques que religieux, entre autres il y a une logique à ce que le chiisme connut une forte implantation dans les zones qui correspondent au noyau de l'ancien empire perse, et à ce que, dans les zones plutôt sunnites, les courants à fort substrat soufi se soient développés surtout en périphérie de l'empire islamique.
Sur un plan, en majorité les humains sont conscients de la nature hautement symbolique de la segmentation du réel qui structure les activités sociales, sur un autre plan non. Et pour la minorité qui n'en a conscience sur aucun plan, elle constitue néanmoins une part significative de l'humanité. En avoir ou non conscience est une description approximative et commode du phénomène en cause: d'une point de vue objectif on ne peut pas en être inconscient, d'un point de vue subjectif on n'en a jamais la conscience pleine et entière, parce que nous sommes à la fois objets et sujets, des êtres agissants et des êtres pensants. Pour agir on doit tenir compte de la réalité effective, quoi qu'on en pense ou dise. Je vais vous citer la description d'un strip, d'une petite bande dessinée, faite dans une page Internet... Euh! que je ne retrouve pas, dommage. Du coup je ne peux la citer. Voici le schéma: les trois premières cases décrivent le lancement et la mise en place d'un satellite censé permettre un meilleur accès à Internet, avec mention que tout cela est fait pour permettre à – je ne sais plus le nom du personnage, disons – “John Doe” de mieux s'informer ou découvrir le monde ou y accéder, dans la dernière case “John Doe” commence à taper un twit où il exprime son opinion sur le forme de la Terre, qui est plate bien sûr... Dans l'un des deux autres billets en cours j'évoque le fait que bien des tenants de la platitude de la Terre sont aussi des utilisateurs du GPS et voyagent parfois en avion, donc vivent dans un univers einsteinien et peuvent à l'occasion constater la sphéricité de la Terre. De l'autre bord, pour anticiper son action dans le monde on doit en avoir une représentation, laquelle ne concorde pas nécessairement avec son effectivité, et à partir de prémisses hautement symboliques. Comme l'écrit Gregory Bateson dans un de ses textes que j'aime bien citer, «les êtres humains (et, en fait, tous les mammifères) sont guidés par des principes hautement abstraits, dont ils sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique». Pour mieux cadrer la suite de cette discussion, je cite un plus long segment de cette partie de l'article intitulée «La fierté de l'alcoolique»:
«Les alcooliques sont des philosophes, dans le sens général où tous les êtres humains (et, en fait, tous les mammifères) sont guidés par des principes hautement abstraits, dont ils sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique. Le faux terme duquel on désigne d'ordinaire ces principes est celui de “sentiment”.
Ce type de fausse nomination fleurit à l'intérieur de la tendance épistémologique anglo-saxonne à réifier ou à attribuer au corps tous les phénomènes mentaux qui sont périphériques à la conscience; et cette appellation est certainement renforcée par le fait qu'exercer et/ou se priver de l'exercice de ces principes s'accompagne souvent de sensations viscérales ou d'autres sensations corporelles».
Soit Bateson mentionnait la chose parce que s'adressant avant tout à un public anglo-saxon, soit depuis ça s'est étendu, m'est avis qu'il y a un peu des deux, mais en ce début de troisième millénaire ce type de fausse nomination ne fleurit pas qu'à l'intérieur de l'épistémologie anglo-saxonne, et la tendance à réifier ou à attribuer au corps tous les phénomènes mentaux qui sont périphériques à la conscience me semble assez partagée un peu partout. La tendance à inverser l'ordre de la réalisation de certains processus et à prendre, disons, les causes pour les effets et les effets pour les causes, est assez partagée. Désolé d'employer des termes inappropriés, vivant dans un univers globalement non causal j'ai quelques réticences à parler de causes et d'effets mais on comprendra j'espère mon propos sans tendre à réifier et à lire une situation en termes de causalités simples et linéaires. Quoi qu'il en soit, sans que l'on puisse proprement dire que les “phénomènes mentaux périphériques à la conscience” causent les “sensations viscérales et autres sensations corporelles“ qui peuvent les accompagner, du moins elles les précèdent, d'où: on ne peut supposer que ce qui suit un phénomène en est la cause. L'association entre «le fait [d]'exercer et/ou se priver de l'exercice de ces principes [hautement abstraits et les] sensations viscérales ou d'autres sensations corporelles» qui les accompagnent souvent est le résultat de rétroactions complexes et ambivalentes et s'insèrent dans un contexte plus large. Je suis comme vous, il m'arrive, disons, d'avoir des “prémonitions” qui se traduisent notamment par des réactions organiques, souvent viscérales ou superficielles (frissons, suées, chair de poule), mais d'évidence ces réactions organiques sont précédées ou accompagnées d'anticipations abstraites qui se réfèrent cependant à des actes et situations concrètes. À quoi s'ajoute qu'on ne connait pas trop encore l'étendue de ce qu'on peut nommer conscience, plus précisément la “conscience personnelle”, le rapport qu'entretient chaque individu à son environnement.
Beaucoup de nos perceptions, qui sont aussi des sensations, restent “périphériques à la conscience”; on peut les qualifier de mentales au sens où elles aboutissent nécessairement au “siège de la conscience”, au système nerveux central, lequel a l'habitude acquise de les filtrer et de n'en retenir qu'une part souvent peu significative quantitativement. D'un point de vue objectif, nos organes de réception des sensations sonores reçoivent en permanence des impulsions mais notre cerveau apprend à n'en pas tenir compte quand elles sont en-deçà d'un certain seuil, ou quand elles sont constantes et proviennent de phénomènes qui “signifient” que “tout est normal”, donc ne signifient pas, ne font pas signe. Dans certains contextes elles signifieront proprement, ne seront plus périphériques à la conscience. Un cas évident, celui des pulsations régulières et constantes de la circulation sanguine: on ne peut pas ne pas les percevoir en tant que phénomènes sonores mais on ne les “entend” que si elles dépassent un certain seuil ou perdent en régularité, comme après un grand effort ou une forte émotion, ou lors d'un dérèglement de la circulation sanguine, ou aussi dans certaines circonstances, notamment dans un contexte où le “bruit de fond” de notre environnement est très inférieur à la normale, ou dans un état de vigilance élevé abaissant le seuil de “non perception”; il peut même arriver que notre perception de ce “bruit de fond organique” dépasse celle normalement significative, par exemple la nuit dans une situation ressentie comme inquiétante ou l'étant, le stress provoqué augmentera le débit sanguin dans un contexte de faible niveau de bruit de fond avec un moindre niveau de bruit significatif et un haut niveau de vigilance, ce qui nous donnera la perception d'un fort niveau de bruit de la pulsation, au point d'avoir l'impression d'entendre battre son cœur – ce qui augmentera l'inquiétude d'ailleurs, car si le cœur bat au point qu'on l'entende, il sera audible par des tiers. Bien sûr on a aussi l'inverse: les citadins finissent avec le temps par ne plus percevoir consciemment des sons parfois très au-dessus du seuil significatif parce qu'ils font partie de leur environnement de manière continue, qui ne redeviennent perceptible que s'ils persistent dans des moments habituellement moins sonore, comme la nuit ou certains jours, ou durant des périodes de vacances. Un citadin peut être perturbé par un bruit de fond inhabituellement bas, ou aussi (cas devenu assez courant d'ailleurs) être perturbé par un son de niveau assez ou très faible, comme par exemple celui d'une cloche d'église, parce que le contraste entre le bruit de fond et celui de la cloche dépasse celui auquel il est accoutumé.
Nous sommes très mauvais observateurs de nous-mêmes et de notre environnement, ce qui explique en large part ce que pointe Bateson dans la première citation, «les êtres humains (et, en fait, tous les mammifères) sont guidés par des principes hautement abstraits, dont ils sont presque entièrement inconscients, ignorant que le principe qui gouverne leurs perception et action est d'ordre philosophique». Si je ne m'en abstiens pas toujours j'évite d'utiliser des termes comme “abstrait”, “abstraction”, et “philosophie”, “philosophique”, parce que dans des contextes tels que le billet en cours ils font trop souvent l'objet d'interprétations hautement abstraites et d'ordre philosophique dont les lecteurs sont presque entièrement inconscients: quand on croit que les mots ont un sens, on tend à ne pas interroger la compréhension qu'on en a, ce qui réduit la compréhension qu'on peut avoir de ce qu'on lit. C'est la principale raison qui fait que je définis mes propres concepts, qui souvent participent de la signification de mots ou d'expressions plus courants mais trop marqués pour être efficaces. Par exemple, je nomme “réalité symbolique” ce qui ressort des systèmes de signes qui “font langage” ou “font discours”, les langues orales ou gestuelles, leurs équivalents écrits, le dessin, la peinture, les films, les pictogrammes, etc. Écrire réalité symbolique, réalité discursive, système de signes, langue ou langage ça se vaut, sinon que pour beaucoup les systèmes de signes autres que les langues parlées ou écrites ne sont pas des ensembles strictement équivalents, parce qu'ils ont une autre manière d'organiser leur symbolisation. Sur un plan je rejoins Gilles Deleuze quand il dit que «la philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts». Peut-être sur tous les plans parce que je connais très peu son œuvre. Ma restriction vient moins de son propos que de l'usage qu'on en fait souvent. Contrairement à ce que fait l'auteur de cette page d'où j'ai repris la citation, les utilisateurs de cette sentence se limitent souvent à elle, et de ce fait se privent de savoir ce que signifient proprement pour Deleuze les termes employés. Je suis votre semblable donc je fais pareil, souvent je ne vais pas chercher plus loin que les citations, par contre je ne fais pas comme beaucoup et ne me laisse pas trop piéger par les mots. Je suis votre semblable et comme vous j'interprète de prime abord selon ma perception immédiate, mais je me corrige, si besoin je vais au-delà de ma première impression. De fait, pas vraiment besoin d'aller voir chez l'auteur “ce que veut dire” «la philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts» parce que les mots ne veulent rien. Il se peut que l'auteur veuille donner un sens qui corresponde à celui que je donne à son propos, il se peut que non, peu m'importe. Au plus m'intéresserait qu'il en donne un autre que celui que je lui donne, et qui ne soit pas un sens ordinaire, trivial, un lieu commun. Cela dit, cette citation m'intéresse avant tout ici en tant que participant de mon propre discours.
Autant que je sache je la cite pour la première fois parce que jusqu'ici je n'en avais pas l'usage. Si son auteur lui avait donné un sens très commun (ce qui m'aurait étonné, vu le bonhomme) sa propre glose ne m'aurait rien apporté, dans tout autre cas elle ne m'intéressait pas parce qu'utiliser des mots aussi piégeux que “philosophie” et “concept” implique une glose assez longue pour lever les ambiguïtés. Enfin, si mon interprétation convergeait avec celle de l'auteur, à quoi bon allez cherche une confirmation à ma propre glose?
De mon point de vue, philosophie et rhétorique sont deux aspects d'une même activité, qu'on peut décrire comme la maîtrise de la réalité symbolique; elles sont réciproquement moyen et fin: la rhétorique est le moyen de transmettre les concepts, la philosophie le moyen de les organiser. On ne pense pas avec les mots et on ne dit pas les pensées mais pour faire d'une pensée une idée il faut en passer par les vecteurs de la réalité symbolique, entre autres les mots, et pour faire d'une idée une pensée il faut comprendre comment fonctionne ce vecteur. Nous sommes tous des philosophes et tous des rhéteurs dès lors que nous employons ces systèmes de signes propres aux humains pour exprimer et interpréter la réalité symbolique. Par contre, on peut faire usage de ce talent de deux manières assez différentes, habituellement nommées dialectique et sophistique: la première vise a augmenter notre niveau de discernement, la seconde à le réduire. Dans «Qu'est-que le fascisme?» je glose une partie de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen entre autres pour pointer un usage restrictif et en partie fallacieux de l'expression «propriété privée». Une autre partie de cette déclaration a fait l'objet d'interprétations très contrastées qui souvent s'éloignent du texte, la première phrase de l'article premier, «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits». Un dialecticien va autant que possible chercher à déterminer le sens de toute la proposition, le sophiste va au contraire n'en relever que ce qui peut servir son propos dans une circonstance particulière ou dans le cadre de sa propre idéologie.
Qui est l'auteur de ce texte?
C'est une question. Le plus exact que je puis dire: une autre personne que ce qu'elle peut paraître à travers lui. Je ne manque pas de préciser de temps à autres que je ne m'exclus pas de ce que je décris, et ne manque pas de dire que ce qui vaut pour tous vaut pour moi, mais ne suis pas certain que ça soit toujours lu, ni toujours compris, ni toujours accepté. J'ai une manière d'écrire qui peut donner à croire que j'ai beaucoup de certitudes et pense en savoir plus que la moyenne des humains, ce qui n'a rien à voir avec moi. Je suis comme vous, je me donne une apparence. En interaction directe je suis bien plus pondéré que lorsque j'écris, ce qui ne m'empêche pas bien sûr de pontifier et de faire preuve d'une assurance bien au-delà de celle que j'ai vraiment. Mais justement, je doute beaucoup de mes certitudes et quand il m'apparaît avec le recul m'être bien plus avancé qu'il n'aurait fallu je ne manque pas de vérifier si ce n'était pas pur rhétorique; si je m'aperçois avoir argumenté de manière sophistique je ne manque pas de m'excuser auprès des personnes à qui j'ai fait des affirmations tranchantes. L'important me semble de toujours interroger ses certitudes, de s'assurer que l'on n'a pas confondu savoir et croyance. Dans un discours écrit ça ne me gêne pas trop de m'avancer un peu trop parce que je compte que mes possibles lectrices et lecteurs vérifieront pour moi que je n'ai pas écrit des conneries ou pire, des saloperies. Cela dit, j'ai de toute manière tendance à le faire, cas récent dans ce billet de la citation d'un propos de Deleuze: j'ai en un premier temps mentionné que «sur un plan je rejoins Gilles Deleuze quand [...]», et tout de suite après la citation je me suis corrigé en précisant: «Peut-être sur tous les plans parce que je connais très peu son œuvre». J'ai lu deux ou trois trucs de lui, l'ai entendu plus d'une fois sur ma radio, mais ne sais rien quant au texte où figure le propos cité que ce propos même. Dès lors, il m'a semblé très aventureux de faire des affirmations sur ledit propos et sur Deleuze sans aller voir plus loin. Ce qui m'a évité des affirmations infondées et inexactes.
Pour prendre un cas tout autre, j'avais été assez agacé par le battage désormais antédiluvien (plus d'un an! C'est dire...) autour de la réédition possible de Bagatelles pour un massacre de Céline aux éditions Gallimard Cela dit, je suis souvent agacé par les débats autour de Céline, je trouve cet auteur d'un inintérêt profond et considère que ce qui se dit sur lui et son œuvre est souvent la caricature des discours vains de personnes qui parlent trop souvent sans savoir ou de malhonnêtes qui défendent leur propre boutique en l'encensant ou l'accablant, il ne mérite ni cet excès d'honneur ni cette indignité, comme on dit. À mon jugé il a écrit un ou deux bons romans, peut-être un récit intéressant sans que je puisse le qualifier de bon, D'un château l'autre, en tant que témoignage de l'intérieur d'un épisode sordide de l'Histoire de France et de l'Europe, pour le reste... Jamais compris pourquoi mon père trouvait cet auteur intéressant, peut-être qu'il avait un certain plaisir à lire la prose d'un type qui s'opposait en tout à lui, peut-être trouvait-il là moyen de comprendre un peu ce qu'il peut y avoir dans l'esprit d'une personne aussi différente, le moyen de comprendre un peu l'incompréhensible... Non que je ne le fasse parfois, à preuve le fait que je me sois coltiné les pensums de Carl Schmitt pour pouvoir en parler “en sachant” – cela dit, pas vraiment besoin de lire des auteurs du genre de Carl Schmitt pour comprendre ce qu'ils sont et ce qu'ils disent. Pour Céline c'est autre chose, il faut tout de même l'avoir un peu lu pour se faire une idée de ce qu'ils sont et font, et de ce qui les rend attirants ou repoussants pour certains. Pour moi il n'est ni l'un ni l'autre, tout au plus, les rares fois où je pourrais avoir des difficultés à m'endormir il me semble constituer un excellent soporifique.
Une chose m'intriguait dans cette querelle autour de Bagatelles..., la question de l'antisémitisme supposé du texte. Une autre chose m'intriguait, cela dit, mais pour celle-là j'ai l'habitude: pourquoi, après des siècles, des millénaires où ils ont pu constater la vanité de tout projet de censure, les censeurs ont-ils encore l'idée saugrenue que si l'on interdit ce qu'ils détestent, la chose disparaîtra? Vous souhaitez vous procurer Mein Kampf ou Bagatelles pour un massacre? Faites un tour sur Internet, sur le quai des bouquinistes ou dans l'arrière-boutique d'un libraire sulfureux, vous les trouverez, et dans la langue de votre choix (je ne vous certifie pas qu'on trouve des traductions de Bagatelles... en azerbaïdjanais ou en tibétain, cela dit, mais si vous lisez le japonais, le russe, l'anglais, l'arabe ou l'espagnol, très probablement vous en trouverez une traduction). Contrairement à ce que semblaient en penser les opposants à la publication, avec appareil critique, du bouquin de Céline par Gallimard, celui-ci ne fait l'objet d'aucune censure et on en trouve des éditions diverses, la seule raison pour laquelle Gallimard n'a pas pu en proposer une avant le moment où cette maison le tenta (possible que par après elle le fit, après que le scandale fut retombé. Tiens, je vérifie vite fait. Pas encore publié, apparemment) parce que la détentrice des droits moraux, Lucette Destouches, l'avait refusé jusque-là, mais dans d'autres pays, notamment au Canada, ce genre de censure par les ayant-droit ne peut pas s'appliquer quand les œuvres entrent dans le domaine public, et pour les ouvrages un peu anciens qui sont l'objet d'une propagande en leur faveur ou défaveur, il y aura toujours des “bonne âmes” pour les mettre gracieusement à disposition sur Internet ou contre une somme modique sous le manteau. Donc, la question de l'antisémitisme. De ce que j'en ai constaté, Céline n'est pas proprement antisémite, il étend sa détestation à presque tout le genre humain. J'ai aussi constaté qu'il a un usage assez singulier (quoique plutôt répandu mais chez lui ça va très au-delà du schème habituel, d'où la singularité) du mot “juif”: en gros, tout ce qui lui paraît “pas comme lui” est catalogué juif, sauf les “bougnoules” pour lesquels il a une détestation particulière (ce qui ne les lève pas du soupçon de judéité). Cela dit il y a les “bons juifs” et les “mauvais juifs”, en gros: ceux qui sont gentils avec lui et les autres. Il me semble, sans le certifier, que Céline a des rapports assez problématiques avec le langage.
J'en parle dans je ne sais plus quel texte, ici ou sur mon site personnel, désolé, je ne vais pas tenter de le retrouver, c'est juste comme ça, pour mention, j'en parle donc par ailleurs de manière plus précise, il y a des personnes qui ont ce que j'appelle des rapports “autistiques” et “schizophréniques” avec la langue. Rien à voir avec les catégories “psy” sinon en tant que modèles, en gros, le rapport autistique réfère aux personnes qui ont du mal avec les usages métaphoriques du langage, celui schizophrénique aux personnes qui à l'inverse ont des problèmes avec ses usages dénotatifs, sa relation avec la réalité effective. Pour le second cas, un passage illustratif d'un article de Gregory Bateson:
«Nous supposons que, devant une situation de double contrainte, tout individu verra s'effondrer sa capacité de distinguer les types logiques. Les caractéristiques d'une telle situation sont les suivantes:
- L'individu est impliqué dans une relation intense, dans laquelle il est, pour lui, d'une importance vitale de déterminer avec précision le type de message qui lui est communiqué, afin d'y répondre d'une façon appropriée.
- Il est pris dans une situation où l'autre émet deux genres de messages dont l'un contredit l'autre.
- Il est incapable de commenter les messages qui lui sont transmis, afin de reconnaître de quel type est celui auquel il doit répondre; autrement dit, il ne peut pas énoncer une proposition métacommunicative.
Nous avons suggéré que c'est là le genre même de situation qui s'installe entre le préschizophrène et sa mère, ce qui ne veut pas dire que cette situation ne puisse également survenir dans des relations dites normales. Quand un individu est pris dans une situation de double contrainte, il réagit comme le schizophrène, d'une manière défensive: quand il se trouve dans une situation qui, tout en lui imposant des messages contradictoires, exige qu'il y réponde, et qu'il est donc incapable de commenter les contradictions du message reçu, il réagit, lui aussi, en prenant les métaphores à la lettre [...].
Lorsqu'il se sent pris dans une double contrainte, le schizophrène confond le littéral et le métaphorique dans leurs expressions mêmes. Par exemple, s'il veut reprocher à son thérapeute d'être en retard à un rendez-vous et n'est pas sûr du sens que peut revêtir ce retard – particulièrement si le thérapeute devance la réaction du patient en lui présentant ses excuses –, le malade ne peut pas dire brutalement: “Pourquoi êtes-vous en retard ? Est-ce parce que vous ne voulez pas me voir aujourd'hui?” Ce serait là une accusation directe, qu'il ne peut pas assumer. Il opère alors un glissement et se réfugie dans un énoncé métaphorique de ce genre: “J'ai connu dans le temps quelqu'un qui a raté son bateau, il s'appelait Sam et le bateau a failli couler, etc.” Il construit ainsi une histoire métaphorique où le thérapeute peut découvrir ou non un commentaire sur son retard. L'avantage de la métaphore est qu'elle laisse au thérapeute (ou à la mère) la liberté d'y voir ou non une accusation. Si le thérapeute accepte l'accusation comprise dans la métaphore, le patient peut admettre que sa déclaration à propos du nommé Sam était métaphorique. Mais si le thérapeute, afin d'échapper à l'accusation, fait remarquer que l'histoire de Sam n'a pas l'air véridique, le patient pourra maintenir qu'il a réellement connu un homme du nom de Sam. Le glissement métaphorique, comme réponse à une situation de double contrainte, procure un sentiment de sécurité. Mais il empêche aussi le patient de proférer son accusation comme il veut le faire; et, au lieu d'en finir avec elle en avouant qu'il s'agit d'une métaphore, le schizophrène essayera de la faire passer en l'exagérant encore: que le thérapeute ne veuille pas voir une accusation dans l'histoire de Sam, et le schizophrène pourra lui raconter une histoire de voyage vers Mars, en vaisseau spatial, tout cela pour en rajouter à son accusation. On reconnaît ici la métaphore à son allure fantastique, et non aux signes qui l'accompagnent en général et qui avertissent l'auditeur qu'il s'agit, en effet, d'une métaphore». (Gregory Bateson et alii, «Vers une théorie de la schizophrénie», dans G. Bateson, Vers une Écologie de l'esprit, vol. II, Le Seuil, 1973).
Par la suite, Bateson, qui me semble-t-il a autant de réticences que moi vis-à-vis des catégories “psy”, reviendra sur la question pour préciser entre autre que le schéma de la double contrainte est beaucoup plus étendu et concerne plutôt la relation que les individus qui y sont pris. La question centrale est le rapport au langage et à la relation qu'il établit entre l'individu et le monde, spécialement le monde social. Le tableau clinique, assez douteux, de l'autisme, pointe entre autres la difficulté des supposés autistes à accéder à la variabilité du sens des mots et des énoncés; pour les schizophrènes, comme le relève Bateson ici, la difficulté concerne l'interprétation du contexte: littéral ou métaphorique? Prendre une métaphore “au pied de la lettre” ou métaphoriser une assertion qui requerrait d'être explicite ou littérale c'est dans les deux cas ne pas parvenir à interpréter la relation dans le contexte et au contexte.
La polémique autour de la republication du texte de Céline, étiqueté “pamphlet antisémite”, ce qui dispense de le lire pour vérifier ce qu'il contient, m'ayant donc fort intriguée, j'ai décidé au bout d'un moment, rapport au fait qu'elle dura très longtemps, beaucoup plus que ne durent habituellement ces vains débats sur des sujets négligeables, de trouver le texte en question sur Internet, parce que mon abnégation n'allait tout de même pas au point de payer pour un bouquin de Céline, il y a des limites à tout. Celui-ci se trouve assez facilement. Ben, c'est du Céline. Du mauvais Céline. Dans un texte d'humeur où je parle de la polémique et du bouquin, j'y disais un truc du genre, de quoi dégoûter même Léon Daudet de prôner l'antisémitisme pour éviter qu'on associe son nom à celui de l'auteur de ce torchon. Le fait est, si on veut vraiment faire croire qu'il s'agit d'un pamphlet antisémite, mieux vaut qu'il ne soit pas lu, pour pas mal de raison, dont celle dite, la qualification de “juif” pour presque tous les personnages masculins (réels ou fictifs) du livre, peut-être tous, sauf Céline bien sûr, mais surtout pour ce fait assez notable: la seule personne réelle citée dans l'ouvrage dont on peut assurer qu'elle est “juive” (pas vraiment, d'un strict point de vue définitoire, c'est, comme on disait alors, un “israélite”, mais son rapport au judaïsme est nul, c'était semble-t-il un libre-penseur et un libertin pas vraiment porté sur la religion et plutôt “porté sur la chose”...) est le meilleur ami du narrateur et personnage principal, qui sauf à propos de quelques incidents mineurs ne tarit pas d'éloges sur lui. Formellement, Bagatelles pour un massacre ressemble à tous les autres livres de Céline, en tout cas tous ceux que j'ai lus ou feuilletés, c'est-à-dire que le personnage central, qu'il porte ou non son nom d'état-civil ou d'auteur, figure toujours l'auteur, est Céline lui-même, mais qu'il porte ou non son nom, c'est un personnage de fiction qui a des rapports assez lointains à Céline, à sa biographie. De ce que j'en ai compris, une bonne part des passages où le personnage narrateur est aussi acteur du roman sont factuels au sens où ils se relient à des événements qui ont eu lieu, mais présentés d'une manière assez irréaliste, on a très peu d'éléments factuels et beaucoup d'interprétations, très stéréotypées, ce que dit, tous les hommes sont des “juifs”, ceux qui sont gentils (c'est-à-dire qui disent du bien de lui ou ne le contredisent pas) sont des “bons juifs”, tous les autres des “mauvais juifs”. En fait, on remplacerait “juif“ par “type” ou mieux, par “mec”, que ça ne changerait rien au bouquin. Je dis, ou mieux par mec, parce que l'impression qui ressort du bouquin est que les hommes sont tous des maquereaux (des macs ou mecs), les femmes toutes des morues. Sinon que là aussi, le terme est propre à Céline car toutes les femmes ou presque sont des “danseuses”, sans que ça semble se relier à des pratiques de danse.
Je ne vous en conseille pas la lecture parce que c'est vraiment pénible (sauf si vous appréciez le style de Céline, bien sûr) et vous invite à me croire sur parole, car même à mon pire ennemi je n'infligerais pas la torture de se le tartir (quoi que, remarquez, si j'avais vraiment des ennemis ça serait une chose à considérer, que de pouvoir les obliger à lire les œuvres complètes du bonhomme...), mais voici la structure générale du bouquin: tout au long de la partie proprement récit, le narrateur tente de placer des arguments de ballet, les deux principaux occupant une part non négligeable du livre. Je n'ai pas vraiment d'opinion sur le bouquin mais, et ce qu'en dit l'article de Wikipédia me semble le confirmer, bien que ses rédacteurs accréditent l'idée qu'il s'agit bien d'un “pamphlet antisémite” (ce qui au passage laisse douter de la connaissance de la langue de mes contemporains, un pamphlet, nous dit le TLF, est un «court écrit satirique, souvent politique, d'un ton violent, qui défend une cause, se moque, critique ou calomnie quelqu'un ou quelque chose», du fait, qualifier un pensum de plus de 300 pages de pamphlet me semble douteux), ça me semble plus une farce qu'autre chose:
«L'ouvrage s'ouvre et se clôt “sur un dialogue très authentique avec un ami juif, sincère, cultivé, brillant, médecin, […] Léo Gutman”, en fait le docteur René Gutmann [...]. À la fin de l'ouvrage, Gutman “se révolte contre le délire paranoïaque de Céline et pose un diagnostic définitif sur sa démence”. Puis Céline revient sur sa nouvelle tentative de faire jouer un de ses ballets “Van Bagaden - Grand Ballet Mime et quelques paroles”, dont le texte clôt le livre».
Ma description est de parti-pris parce que vraiment le style de l'auteur me décourage, du coup je fais l'erreur courante du critique de mauvaise foi, prêter à l'auteur les qualités de son personnage principal, d'autant plus facilement que celui-ci est nommément l'auteur et textuellement le narrateur. On peut avoir une tout autre lecture: une farce grotesque mettant en scène un personnage ridicule, courant après des “danseuses” sans en rattraper jamais aucune, mené par le bout du nez par des faux-amis et ne reconnaissant jamais les vrais, ceux qui lui disent que ses arguments de ballets sont lamentables et injouables, ce dont font preuve ceux insérés dans le roman, assez idiot pour exposer sans pudeur le diagnostic de l'autre personnage principal sur son délire paranoïaque et sa démence. Mais peu importe que ma critique soit justifiée ou non, qu'on le lise comme un réel délire ou comme une farce, tel que composé le livre ne constitue pas un “pamphlet antisémite” au sens où sa composition même le rend impropre à figurer comme tel.
Qui est l'auteur de ce texte-ci, de ce billet? Possiblement un délirant paranoïaque et un dément, possiblement un farceur. De mon point de vue je suis un farceur ou comme je le dis parfois un plaisantin, je me prends rarement au sérieux et j'aime plaisanter. Bon. Mais dans ce billet je fais quelque chose de très inconvenant, qui va contre le discours général: affirmer que ce que l'on présente comme un pamphlet antisémite où, en effet, le personnage-narrateur vitupère contre les “juifs”, n'est pas un pamphlet antisémite. Je n'ai aucune hypothèse quant à l'auteur et son possible antisémitisme, contrairement à Léon Daudet, par exemple, il n'a pas un discours structuré et argumenté qui peut constituer proprement une charge pamphlétaire contre les juifs, par contre, et ses relations épistolaires avec ses éditeurs le montrent assez, comme auteur il n'avait aucune moralité, en 1937 l'antisémitisme constituait autant un fond de commerce qu'une conviction, possible qu'il ait joué sur les deux tableaux. Une chose à noter, l'ouvrage est dédié à Eugène Dabit, assez loin, pour dire le moins, d'une convergence avec les idéologies les plus droitières de l'époque. Rien n'est simple avec Ferdinand Destouches, le bon docteur et le méchant écrivain. Par contre j'ai une hypothèse sur l'usage que l'on peut faire d'un auteur: que retenir de l'auteur de ce billet, qu'il “défend l'antisémite Céline” ou qu'il a un regard critique sur l'appétence de beaucoup à juger sans connaître? Lire Bagatelles pour un massacre ne m'a pas fait varier quand à mon appréciation de Céline, assez négative, ni quant mon opinion sur une large part des personnes qui s'expriment dans les médias, plus pressées d'aller dans le sens du courant et de juger sans savoir que de vérifier avant d'exprimer leur opinion.
Qui raconte l'Histoire? Tout le monde, personne, n'importe qui. Vous, moi. Qui l'écrit? N'importe qui, personne, tout le monde. Vous peut-être, moi à coup sûr. Au tout début je postule que l'Histoire ne s'écrit pas, elle s'accomplit. C'est vrai pour l'Histoire tissu de la réalité, comme l'écrivit Wittgenstein,
«2.04 - La totalité des états de choses subsistants est le monde.
2.05 - La totalité des états de choses subsistants détermine aussi quels sont les états de choses non subsistants.
2.06 - La subsistance des états de choses et leur non subsistance est la réalité».
Pour l'Histoire comme récit, seuls comptent les états de choses subsistants, pour l'Histoire comme récit de la réalité symbolique, seuls comptent les traces de cette réalité symbolique. On en sait chaque jour plus de l'Histoire matérielle de l'humanité car nous avons développé des méthodes et des moyens qui nous permettent chaque jour plus de restituer quelque chose du passé à partir de traces infimes. Pour la réalité symbolique, nous dépendons beaucoup de ce qui s'en est conservé. Par exemple, nous avons une connaissance assez précise des civilisations qui se succédèrent en Mésopotamie dans des périodes assez anciennes car le support de leur mémoire était un matériau durable, l'argile, et leur zone de peuplement, assez aride, favorable à sa conservation. Les autres pratiquants de l'écriture optèrent pour des supports difficiles à obtenir et en outre fragiles, comme le papyrus ou plus tard le parchemin, il ne nous en reste donc pour l'essentiel que la partie la moins significative, l'écume: imaginez que les historiens du futur ne disposent pour l'Histoire de ce temps que de la chronique des “grands événements” et des récits concernant les “grands personnages”: quelle représentation pourraient-ils se faire de ce temps, de sa réalité symbolique? Cela dit les lettrés en grec ou en latin utilisèrent aussi un moyen durable bien que plus fragile, lui aussi destiné au rebut (voir ci-après), les ostracons ou ostraca, qui donnent accès au quotidien de leurs utilisateurs – là encore, les mieux conservés sont dans les zones arides. Les Sumériens et Babyloniens ne recueillaient pas pieusement toutes leurs traces écrites, en leur temps la paperasse avait le destin de toute paperasse, le dépôt d'ordures, simplement leurs ordures ont traversé l'épreuve du temps aussi bien et parfois mieux que les récits, que ceux-ci aient connu l'usure de l'érosion ou celle de la réécriture par les générations nouvelles. Ne pas croire non plus qu'elles disent tout de la réalité du temps, les maîtres de l'écrit ne notaient que ce qui valait pour eux, et rares étaient ces maîtres – bien moins rares qu'on l'a longtemps cru mais il formaient tout de même une minorité.
La maîtrise de la parole est de longue date et demeure l'objet d'une lutte. En Égypte et en Mésopotamie antiques circulaient des documents destinés aux seuls lettrés qui, tantôt sur un mode sérieux, tantôt sur un mode plaisant, expliquaient que les vrais maîtres du pays étaient les scribes, car sans eux qui pouvait noter et lire tout ce qui concernait l"organisation et tout ce qui constituait la mémoire de la nation? Et d'une certaine manière ce n'était pas faux, et ne le fut pas plus dans les temps plus récents ni ne l'est encore aujourd'hui. On peut dire (et il m'est arrivé de l'écrire) que cette lutte très ancienne forme le nœud de ce qui oppose les “démocrates” et, eh bien, les “non démocrates” ou les “anti-démocrates”. Juste avant la partie intitulée «Qui est l'auteur de ce texte?» je mentionnais la première phrase de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits», et disais qu'elle fit l'objet d'interprétations contrastées, s'il en va ainsi de toute parole ça n'a pas toujours la même incidence. La “loi salique” est illustrative de la puissance du verbe: bien qu'on sache depuis son invention qu'il s'agit d'une forgerie elle acquit un statut de “vérité” car tous les détenteurs du pouvoir politique qui se succédèrent en France depuis le XV° siècle appuient leur légitimité sur celle de leurs immédiats prédécesseurs, même quand ils l'ont acquise contre eux en les destituant et souvent, en les éliminant socialement ou, pour plus de sûreté, physiquement. Aucun ne croyait à la véracité de cette loi mais tous durent l'intégrer dans le lot des “documents faisant foi” – faisant foi de leur légitimité. C'est une des manières d'écrire l'Histoire, et une de celles de la raconter. À une époque pas si lointaine, environ un demi-siècle, la “loi salique” intégrait encore le récit historique des manuels scolaires en tant que fait, en tant que réalité effective, que “document faisant foi”, de même qu'y figuraient les deux figures mythiques et contradictoires de “fondateurs de la nation française”, le Gaulois Vercingétorix et le Franc Clovis. Je suppose que beaucoup d'enseignants avaient un rapport critique quant à la validité de ces deux postulats, je constate qu'ils les relayaient sans états d'âme apparents.
Je développe de longue date désormais (pour moi, de longue date signifie au moins deux lustres, et non pas au moins six mois...) un discours autour de la notion – presque du concept – de complot et celle de conspiration, mais comme toutes les notions qui me sont utiles dans ma réflexion sur les sociétés humaines elle n'ont pas de définition précise, il m'arrive d'écrire, peut-être l'ai-je fait ici, les complots, je n'y crois pas mais je les constate, les conspirations j'y crois mais ne je ne les constate pas. Un bon mot certes, mais une réalité de mon point de vue. On peut dire que les complots comme les conspirations sont des processus, qui me semblent bien représentés par ce symbole, le taìjítú, la «figure du faîte suprême»:
Le yin est le repos, la réceptivité, la lune, l'obscurité, le “principe féminin” en tant qu'il porte en lui ce qui fera la génération à venir, le yang est l'activité, l'élan, le soleil, la luminosité, le “principe masculin” en tant qu'il porte en lui ce qui fait la génération de ce jour. Il y a du yin dans le yang et du yang dans le yin car ce qui ce jour est dans la réceptivité sera demain dans dans l'élan, ce qui est ce jour dans l'action sera demain dans le repos. L'article de Wikipédia le relève, on trouve ce symbole ailleurs qu'en Chine, il ne le relève pas mais on trouve des philosophies ou des idéologies très convergentes avec celle du tao ailleurs qu'en Chine, notamment en Inde ou dans ce texte que je cite souvent, et que j'évoque déjà ici même:
«Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux:
un temps pour naître, et un temps pour mourir;
un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté;
un temps pour tuer, et un temps pour guérir;
un temps pour abattre, et un temps pour bâtir;
un temps pour pleurer, et un temps pour rire;
un temps pour se lamenter, et un temps pour danser;
un temps pour lancer des pierres, et un temps pour ramasser des pierres;
un temps pour embrasser, et un temps pour s’éloigner des embrassements;
un temps pour chercher, et un temps pour perdre;
un temps pour garder, et un temps pour jeter;
un temps pour déchirer, et un temps pour coudre;
un temps pour se taire, et un temps pour parler;
un temps pour aimer, et un temps pour haïr;
un temps pour la guerre, et un temps pour la paix»
(Ecclésiaste, 3, 1-8, traduction Segond 1910).
Un de mes livres préférés dans cette anthologie qu'est la Bible avec celui qui suit, le Cantique des cantiques, et celui qui précède, les Proverbes. Il y a un temps pour toute chose sur cette Terre, un temps pour l'action et un temps pour la passion, un temps pour le jour et un temps pour la nuit. Mais dans la nuit il y a la lune et les étoiles, dans le jour il y a les nues et les brumes, toute lumière produit de l'ombre et toute ombre a sa lumière. Il y a du yin dans le yang et du yang dans le yin.
« Une génération s’en va, une autre vient,
et la terre subsiste toujours.
Le soleil se lève, le soleil se couche;
il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau.
Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord;
puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits.
Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie;
ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent.
Toutes choses sont en travail au delà de ce qu’on peut dire;
l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre.
Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera,
il n’y a rien de nouveau sous le soleil»
(Ecclésiaste, 1, 4-9, traduction Segond 1910).
Ecclésiaste, ou Qohelet, est un livre apparemment paradoxal. Bon, un bref commentaire: j'emploie souvent les mots “paradoxe“ et “paradoxal” mais dès que je songe à les écrire je les adjoins presque toujours de “apparemment” ou “en apparence” ou termes équivalents qui minorent ce caractère supposé de paradoxe, pour au moins deux raison, le sentiment de la signification précise du terme, un paradoxe “va contre la règle”, ensuite parce que même dans son emploi ordinaire, plus proche des significations “contradiction”, “contradictoire” ou “aporie”, “aporétique”. J'ai un problème avec les paradoxes et les apories, j'en vois rarement là où on me les signale. Je pense à un exemple rencontré lors de mes études en linguistique (en “sciences du langage”), celui de l'agrammaticalité en grammaire générative et transformationnelle, en GGT. Voici une proposition de phrases grammaticales ou agrammaticales:
«Le linguiste se trouve confronté à quatre types de phrases qui sont :
- grammaticale et interprétable : pierre aime beaucoup le chocolat
- grammaticale ininterprétable : Paul dont l'ami , dont le frère boit est ivre
- agrammaticale et interprétable : maman donne bon chocolat bébé
- agrammaticale ininterprétable : chocolat la avait être / la maison avait à son succès / pierre parle Victor ses vacances».
Selon les théories ou hypothèses de la GGT, il y a deux sortes d'agrammaticalités, celle retenue par d'autres écoles linguistiques, la construction syntaxique ne correspondant pas aux règles admises, et celle “sémantiquement incorrecte“, dite aussi, dans la page d'où je reprends ma citation, ininterprétable. Or, il y a un problème dans cette hypothèse, de mon expérience il n'existe aucune production linguistique qui soit à coup sûr syntaxiquement incorrecte, et il n'y à à coup sûr aucune production linguistique qui soit ininterprétable, ça dépend du contexte et des interlocuteurs. La phrase donnée comme agrammaticale et interprétable, “maman donne bon chocolat bébé”, apparaît “grammaticale” au sens de “syntaxiquement correcte” pour un linguiste non normatif, pour un observateur des pratiques linguistiques, qui constate que dans certains contextes certaines formes sont considérées acceptables, “correctes”, par tous les locuteurs de la langue ou au moins une large part d'entre eux. J'ai mes hypothèses aussi sur les personnes qui énoncent des théories ou descriptions qui s'écartent de ce nous observons dans la réalité effective, et comme mentionné pour Céline, je suis assez facilement de mauvaise foi dans ces cas, au point parfois de verser dans la sophistique, ce qui ne m'empêche pas, sinon de comprendre leurs motivations, du moins de comprendre les processus qui sont à l'œuvre pour mener à ces écarts pourtant présentés comme “réalistes”, comme rendant compte de la réalité effective observable. La GGT est l'invention d'un type qui a fait beaucoup de choses dans sa vie, et notamment qui a fait beaucoup de politique, Noam Chomsky. Son idéologie est de type libertaire ou anarchiste; selon l'article de Wikipédia, d'orientation socialiste libertaire. Je ne connaissais pas précisément cette catégorie, au pif ça doit se relier à Bakounine, je vérifie ça. Gagné! Du coup, ça légitime mon hypothèse sur Chomsky et la GGT. Bakounine est représentatif de tout un pan des idéologies “anarchistes”, qu'on peut dire extrémistes, qui postulent, comme le décrit l'article de Wikipédia l'abolition de toute superstructure sociale:
«Dwight Macdonald définit ainsi le socialisme libertaire: “une société sans classe et sans État, dans laquelle la production est coopérative, et où aucun individu n'exerce de domination politique ou économique sur un autre”, une société qui “serait jugée à l'aune des possibilités qu'elle offre à l'individu de développer ses talents et sa personnalité”.
Cette égalité et cette liberté seraient réalisées principalement à travers l'abolition des institutions d'autorité d'une part, et de la propriété privée d'autre part, afin que le contrôle direct des moyens de production soit détenu par l'ensemble de la classe laborieuse.
Le socialisme libertaire prône en cela l'identification, la critique et le démantèlement pratique de toute autorité, conçue comme illégitime dans tous les aspects de la vie sociale. Aussi les socialistes libertaires considèrent-ils que “l'exercice du pouvoir sous quelque forme institutionnelle, qu'elle soit économique, politique, religieuse ou sexuelle – fait autant violence à celui qui l'exerce et celui qui le subit”».
Ceci décrit la frange la plus radicale de ces tendances, beaucoup des groupes et penseurs “socialistes libertaires” sont plus pondérés et ne retiennent qu'en partie ces postulats. Chomsky est donc un socialiste libertaire, et parmi les plus extrêmes. Chomsky est aussi un être social qui doit faire le constat que les tentatives d'établissement de sociétés sans classe et sans État tendent à échouer dès que ces sociétés dépassent un certain niveau technologique et un certain nombre de membres, mais il tient à son idéologie libertaire, donc il lui faut tenter d'expliquer le monde à partir de son idéologie. Le soubassement de sa théorie linguistique, explicitée par après par d'autres mais auquel il a souscrit, est celui de la “modularité de l'esprit”. Je l'ai moquée un peu avant en la décrivant comme la version la plus récente des hypothèses “innéistes” du type phrénologie: dans les sociétés industrialisées anciennement qui ont vu considérablement progresser leurs sciences, ce genre d'explications a beaucoup perdu de pertinence mais il y a toujours moyen d'habiller d'oripeaux neufs les vieilles lunes, du moins pendant une phase initiale, quand on commence à observer et analyser différemment la réalité effective sans avoir encore les bases conceptuelles à même de permettre de comprendre clairement ce qu'on observe et analyse. Je ne sais plus si j'ai mentionné dans ce billet Michael Albert; je vérifie. Ouais. Et méchamment, comme je le supposais. Je ne le connais pas, c'est probablement un type sympa et intelligent. Il m'intéresse plus pour ce qu'il ne comprend pas bien que pour ce qu'il comprend ou croit comprendre. Ce passage de son article sur la GGT m'intéresse ici:
«Ainsi nous avons déjà une réponse approximative à notre question, quelle connaissance réalise le langage [...]. La seconde question apparaît naturellement: comment une personne acquiert-il ou elle sa connaissance de la langue?
Apprendre une langue: l'hypothèse innéiste
À ce moment la linguistique de la grammaire universelle commence d'éveiller des passions bien plus que des simples froncements de sourcils. Parce que Chomsky et ses amis linguistes affirment que la grammaire universelle n'est pas apprise par mimétisme ou par des leçons ou des exemples et des corrections, mais est plutôt innée en l'esprit de chaque être humain, une part de notre patrimoine génétique, comme la structure de base de nos foies ou de nos rates.
L'argument pour ce point de vue, “la pauvreté de l'argument du stimulus”, est particulièrement important depuis qu'il peut être appliqué, comme nous le verrons plus tard, à d'autres domaines qu'à la seule grammaire.
Les personnes qui connaissent une langue connaissent la grammaire universelle. Comment? C'est une version de ce qu'on appelle le problème de Platon lequel, comme le posait Bertrand Russell, consiste en ceci: “Comment se fait-il que les êtres humains, dont les contacts avec le monde sont brefs et personnels et limités, sont capables d'en connaître autant qu'ils en connaissent?”
Bref, comment en apprenons-nous autant sur la base d'une si petite expérience ? La réponse de Platon était que beaucoup de notre savoir vient de notre existence passée et est simplement une remémoration. L'explication alternative contemporaine que Chomsky propose est que “certains aspects de notre savoir et de notre entendement sont innés, une part de notre patrimoine biologique, génétiquement déterminé, au même niveau que les éléments de notre nature commune qui induisent la croissance de bras et de jambes plutôt que d'ailes”».
Par honnêteté je dois préciser que la traduction est de mon fait, je ne suis pas d'une compétence énorme en ce domaine et j'ai fait ça à la va-vite. Donc, ne reprochez pas à Albert le style, il en va beaucoup de mes propres limites – cela dit, l'original n'est pas non plus de la grande littérature...
Ce qu'on “voit plus tard” sont des billevesées de ce genre:
«La base de l'extension est simple. Si les gens ont une ardoise mentale vierge nous devrions dans notre forme accomplie refléter l'impact de notre environnement – c'est l'hypothèse appelée “environnementalisme” – et rien de plus. Deux personnes, venant de deux situations différentes, n'auraient à-peu-près rien de commun mentalement. Si notre conformation physique était aussi flexible, certains d'entre nous marcheraient peut-être, d'autres ramperaient, d'autres bondiraient, d'autres voleraient, d'autres ne bougeraient jamais, etc. Si nous évoluions dans différentes voies nous donnerions différentes choses. Radicalement différentes. La même chose se ferait pour nous si nos environnements nous “modelaient”. Nos aspects physiques ont beaucoup en commun, constatons-nous, du fait de la symétrie latérale, de la présence de bras, de jambes, d'un cœur, d'une rate, etc., qui sont génétiquement fixés [“précablés”]. Nous avons besoin de nourriture pour faire croître nos organes. Nous avons besoin de stimulation visuelle et auditive pour que nos capacités de voir et d'entendre apparaissent correctement, mais la base pour tout cela est fournie de manière innée, essentiellement semblable d'une personne à l'autre [...].
Prenez un travail artistique du IV° siècle et regardez-le aujourd'hui. Quelque chose résonne. Comment cela se peut-il? Assurément nous n'avons pas appris les mêmes choses par notre expérience d'aujourd'hui que les citoyens du IV° siècle ne l'ont alors appris. Certains sons sont esthétiques, d'autres non. Pourquoi? Apprenons-nous quoi aimer, quoi entendre et voir, à partir d'une ardoise vierge? Ou avons-nous une sorte d'organe ou plusieurs organes innés lesquels répondent de différentes façons selon différents types de stimulus, pouvant aussi s'adapter selon le type d'expérience (comme l'ajustement des paramètres est sans aucun doute différent), comme un sens esthétique inné allant avec nos capacités de grammaire universelle innée et de modélisation de la science innée».
Quand on doit défendre une position scientiste mal étayée tous les moyens sont bons, en premier la sophistique. J'avais mentionné sa tendance à faire de l'ad hominem, on s'y ajoutent le faux syllogisme, le faux dilemme – «On fait croire (faussement) qu’il n’y a que deux possibilités; on donne ensuite à entendre qu’une est exclue; et on conclut que l’autre doit donc être vraie. Le hic, évidemment, c’est que, dans le cas en question, il n’y a pas que deux possibilités: le dilemme présenté est donc un faux dilemme» (repris de Normand Baillargeon, «Le petit cours d'auto-défense intellectuelle») – et quelques autres, comme la fausse équivalence, qui se rapproche de la composition – «Le sophisme de composition consiste à conclure que ce qui vaut pour la partie vaut pour le tout» (op. cit.) – et autres sophismes de type métonymique ou purement discursif. Ne sachant rien de Michael Albert je ne peux faire d'hypothèses sur sa catégorisation, plutôt con ou plutôt salaud? Plutôt trop enfermé dans son idéologie pour remarquer qu'il se fait le relais de propos mal étayés ou plutôt si acharné à défendre sa boutique qu'il s'affranchit des règles élémentaires de la dialectique? Difficile à déterminer sinon que l'attaque ad hominem laisse à penser que c'est plus la défense de la boutique que les œillères idéologiques. De l'autre bord, ça ne serait pas le premier à supposer que ses opposants présumés déforment sciemment ou inconsciemment leurs théories parce qu'ils sont zombifiés par la propagande... Tandis que lui non, il est du côté de la Science et de la Vérité.
Donc, “le problème de Platon”. Là ce serait plutôt un autre sophisme pointé par Baillargeon, Post hoc ergo procter hoc: «C’est du latin et ça veut dire: après ceci, donc à cause de ceci. C’est un sophisme très répandu [...]. Pour aller à l’essentiel: la science a recours à des relations causales, mais en science un événement n’est pas donné pour cause d’un autre simplement parce qu’il le précède». Ce n'en est pas strictement un mais le schéma s'en rapproche; disons, un mélange de post hoc et de faux syllogisme. Pour que le “problème de Platon” «Comment se fait-il que les êtres humains, dont les contacts avec le monde sont brefs et personnels et limités, sont capables d'en connaître autant qu'ils en connaissent?», apparaisse tel, il faut admettre comme démontré que les contacts des êtres humains avec le monde “sont brefs et personnels et limités”; or, un humain accède au langage, et à partir de lui à tout ce qui constitue sa singularité d'être social, après une phase d'apprentissage remarquablement longue, environ deux ans et demi à trois ans, compris le temps de vie intra-utérine où il entre déjà en contact avec son environnement, remarquablement étendue et diversifiée, et en interaction; et pour devenir un “scientifique” débutant, multiplier ce temps par quatre ou cinq. Je ne citerai pas tout Albert, toujours est-il, il part du présupposé (repris de Chomsky) que l'accès à l'usage d'un mot implique l'accès à toute son extension de signification. Je cite:
«La plus contre-intuitive des applications de l'hypothèse innéiste est à propos du problème de savoir comment il se fait que les humains arrivent à avoir la maîtrise de tous les mots – les concepts – que nous avons tous en commun. Comme Chomsky le dit: “à la période de pointe de croissance du vocabulaire, l'enfant maîtrise les mots à une rapidité vraiment étonnante, peut-être une douzaine par jour ou plus. Quiconque a essayé de définir précisément un mot sait que c'est une chose très difficile, impliquant des propriétés intriquées et complexes”.
Là aussi, les philosophes peuvent consacrer des centaines de pages pour essayer de définir “objet” ou “liberté”, et là encore les gens peuvent utiliser ces mots dans diverses situations changeantes avec presque aucune erreur (non idéologiquement induite), même s'ils les ont appris très vite et avec très peu de stimulus. Par exemple, le concept de “personne” est hautement complexe, étudiée depuis littéralement des siècles pour essayer de la fixer, et là encore les enfants en ont un usage correct presque immédiatement. Un mot comme “persuader” est particulièrement subtil – “imposer” est différent, “suggérer” est différent, etc. De même pour un mot comme “suivre”. Là encore les enfants parviennent à être très à l'aise avec ces mots très rapidement. Miment-ils le sens? Doivent-ils essayer diverses alternatives, être corrigés, et lentement découvrir la vérité? Ou le concept sous-tendu est-il leurs de manière innée (ou au moins quelque arrangement d'éléments sous-tendant ces concepts), et alors ce qu'ils ont à faire n'est qu'appliquer la forme sonore qu'ils entendent aux concepts dont ils disposent déjà?».
J'essaie de réfréner ma tendance à l'ironie facile mais c'est difficile, ici. Allez, je fais mon sérieux, “j'analyse”... Premier point problématique: «à la période de pointe de croissance du vocabulaire, l'enfant maîtrise les mots à une rapidité vraiment étonnante, peut-être une douzaine par jour ou plus». Comme c'est une citation des propos de Chomsky, ça me permet de certifier que ceux d'Albert s'accordent bien avec ceux dudit Chomsky. Je ne sais pas ce que Chomsky nomme “la période de pointe”, quelle est sa durée et quelle est la moyenne durant cette période, “peut-être une douzaine par jour ou plus” pendant “la période de pointe”, ça n'a rien de très scientifique ni de très sérieux, les estimations à la louche et la science ne font pas bon ménage. Si du moins on prend cette assertion au sérieux, ça implique, malgré le “peut-être” qui ne permet pas de certifier quoi que ce soit, une durée significative, plus que quelques jours. Hypothèse: trois semaines. Donc, 3×7×12 = 252. Je ne connais aucun humain qui ait acquis 252 mots en trois semaines. En fait, je ne connais aucun humain qui ait acquis douze mots nouveaux en une seule journée lors de la phase d'apprentissage initiale. Je connais quelques rares humains qui, lors d'une phase d'apprentissage secondaire, lors de l'acquisition d'une langue de métier ou d'une langue étrangère, ont des capacités de mémorisation phénoménales, mais nul humain qui, apprenant une première langue, acquièrent douze mots par jour. La première limite étant que quand nous acquérons une langue initiale nos éducateurs ne nous initient pas en lisant de bout en bout un dictionnaire ou la Bible ou À la recherche du temps perdu (au moins quarante pages par jour) pour nous inculquer douze mots ou plus par jour. Nos éducateurs ont même tendance à user d'un vocabulaire assez restreint et à utiliser un stock limité de mots et un stock limité et assez répétitif de phrases. Ceci n'est pas de l'ironie facile mais un constat: quelle qu'en soit la raison, quand Noam Chomsky conçut sa théorie de grammaire générative et transformationnelle, il partit de prémisses indémontrées et assez inexactes. Par après et pour des raisons que je ne m'explique qu'en partie, il persista dans sa théorie, ce qui le conduisit, du point de vue “théorique”, à concevoir de plus en plus de “règles de transformation” parce que l'hypothèse des “structures profondes” d'origine supposément innée et le constat des “structures de surface” supposément transformées obligeait à multiplier les “règles de transformation” permettant de passer de structures profondes supposées à celles constatées “de surface” et seules vérifiables, constatables, effectives.
Je me moque sans me moquer, d'autant que, de fait, beaucoup de logiciels de traduction automatique se servent des procédures de transformation de la grammaire transformationnelle mais en se passant du mot que je n'ai pas repris, “générative”. J'ai quelques hypothèses quand aux raisons qui ont fait que Noam Chomsky élabora sa théorie mais ça importe peu, factuellement, les “règles de transformation” se révèlent assez efficaces avec les logiciels de traduction automatique parce que contrairement à ce que suppose la théorie, elles s'appliquent non pas à des “structures profondes” pour en établir des “structures de surface” mais elles s'appliquent à des structures de surface pour générer d'autres structures de surface. J'explique.
Si même existent effectivement des structures profondes, notre seul moyen d'accès à elles, ce sont les structures de surface. On peut certes faire des hypothèses sur ces structures profondes mais pour les expliquer et les décrire on doit le faire par le biais de structures de surface, puisque notre seul mode de communication effectif en passe nécessairement par elles. De cela découle que les supposées structures profondes décrites ne sont rien d'autre que des structures de surface d'une autre forme, dans lesquelles on sépare la structure syntaxique et les réalisations formelles, mots et phrases. Formellement, la “grammaire générative” est une grammaire classique (ce que d'une certaine manière Chomsky admet puisqu'il se relie explicitement à la grammaire de Port-Royal, laquelle est, comme le relève Jean-Claude Chevalier, l'un des fondements de la grammaire universelle, ce qui nous ramène à Chomsky) avec un appareil critique “contemporain” – de la phrénologie sauce moderne. Autant je ne sais presque rien de Michael Albert, autant je connais assez bien Noam Chomsky sous tous ses aspects. Dans celui de théoricien du langage je constate une inflexion intéressante entre le premier moment de légitimation qui se réfère à La Linguistique cartésienne, titre d'un de ses ouvrages en date de 1969, et les écrits suivants qui se réfèrent à Pascal et à Port-Royal, pour le dire, au jansénisme, soit, d'une approche “matérialiste” à une approche “idéaliste”, d'un approche immanente à une approche transcendante. Pour les concepteurs de logiciels de traduction automatique, quels que soient leurs présupposés idéologique, par le fait ils recherchent des propositions qui auront une utilité pragmatique: quoi qu'en disent et que, peut-être, en pensent les tenants de la GGT, les règles de transformations sont très efficaces pour passer d'une “structure de surface” à une autre; factuellement, notre accès à une langue se fait “par la surface”, d'où, une règle de transformation qui permet de produire une “structure de surface” d'une certaine langue dans la même langue a une certaine efficacité pour passer d'une “structure de surface” d'une certaine langue dans une autre langue. L'hypothèse assez inexacte qui sous-tend l'idéologie à la base de la pseudo-théorie de la GGT est que le système symbolique que constitue une langue est très complexe et requiert d'accéder au sens entier d'un vocable pour en avoir l'usage, pour le dire, de comprendre ce que l'on dit, ce que ne démontre pas l'observation des réalisations linguistiques: on peut très bien produire un énoncé syntaxiquement et sémantiquement “grammaticaux” sans avoir le moindre accès à la signification de l'énoncé. Cependant, même si un locuteur ne comprend pas ce qu'il dit ou écrit, tant qu'il produit un discours syntaxiquement cohérent on peut le traduire avec une marge d'erreur très faible. Et même si la syntaxe s'écarte de la norme, si le sens est cohérent la traduction sera acceptable. Reprenons les exemples de grammaticalité/agrammaticalité cités:
- «grammaticale et interprétable : pierre aime beaucoup le chocolat
- grammaticale ininterprétable : Paul dont l'ami, dont le frère boit est ivre
- agrammaticale et interprétable : maman donne bon chocolat bébé
- agrammaticale ininterprétable : chocolat la avait être / la maison avait à son succès / pierre parle Victor ses vacances».
Quelle que soit la langue de traduction, la séquence «maman donne bon chocolat bébé» est sémantiquement acceptable car dans la relation maman-bébé l'entité qui donne est “maman”, celle qui reçoit est “bébé”, et “bon” s'applique à “chocolat”, non l'inverse. Sans certifier que ce sera toujours le cas, des première et la deuxième phrases on peut déterminer un sens acceptable, soit qu'on assimile “ami” et “frère”, donc “la même personne boit” soit que l'on associe ami et frère, soit que l'on associe l'un des termes à “Paul”, et dans ce cas on reconstruira un sens tel que «l'ami du frère de Paul boit», «le frère de l'ami de Paul boit» ou «l'ami du frère de Paul», ou... Disons, il n'est pas malaisé de “donner du sens” à cette phrase. Les propositions du quatrième cas sont ambivalentes mais si l'on veut leur trouver une signification on le peut. Les logiciels de traduction automatique sont des Madame Irma, avec cependant une intelligence beaucoup plus limitée: ils savent tout, connaissent tout, disent tout. Statistiquement, la plus grande partie des textes à traduire sera des cas «grammatical et interprétable» ou «agrammatical et interprétable», une bonne part des cas «grammatical ininterprétable» sera interprétable, et pour les cas «agrammatical ininterprétable», beaucoup de lecteurs parviendront à “interpréter l'ininterprétable”. Ce qui fait la force des Madame Irma et des logiciels de traduction automatique est la capacité de leurs consultants à donner du même à ce qui n'en a pas. C'est aussi la force des médias, que je critique entre autres dans le billet «Divinations (ou: Madame Irma vous parle de la presse)»: pour autant qu'il parsème son discours de ce qui participe des lieux communs du moment un médiateur peut parler de ce dont il ignore tout, possiblement il ne comprend rien à ce qu'il dit ou écrit, mais il fait confiance à ses lecteurs ou auditeurs pour donner du sens à son propos. J'en fais autant parce que je suis un médiateur.
Qu'est-ce qu'un médiateur? Une personne qui use d'un médium. Les systèmes de signes et leurs vecteur sont des médiums. En latin, “media” est le pluriel de “medium”, et signifie “moyen”, avec la même variété de signification qu'en français, et pour partie, qu'en anglais: le mot “meaning”, dérivé de “moyen”, signifie entre autres “moyen” au sens de “instrument”, d'où l'importation en anglais de “medium” et “media” qui signifie “intermédiaire” et “vecteur”; le français “moyen” intégrant déjà les significations de “intermédiaire”, “instrument” et “entre deux” à la fois comme position et dimension (un objet “moyen” est de dimension intermédiaire par rapport à deux autres objets) d'où la restriction du mot “média” aux seuls moyens de communication de réalités symboliques, “medium” restant équivoque car déjà en usage pour désigner les “intermédiaires” ou les “vecteurs” entre ce monde et un autre monde – ce qui est aussi le cas en anglais, cela dit, car la mode des “intermédiaires avec l'autre monde”, dite le plus souvent “spiritisme”, a couru dans beaucoup de pays censément devenus rationalistes et scientistes – mais la phrénologie prouve qu'on peut à la fois prétendre à la rationalité et à la scientificité et fonder une idéologie subjective et symbolique qui se pare de prétentions à l'objectivité et à l'empirisme. Cela dit, nombre d'adeptes du spiritisme se passaient de toute légitimité rationnelle et scientifique et beaucoup d'entre eux ne discernaient aucune contradiction entre spiritisme et christianisme. Non que ça ait tellement changé, ce que dit pour les tenants sincères de la Terre plate vaut symétriquement pour les tenants sincères de la science: certains parviennent très bien à concilier leur adhésion au scientisme et la fréquentation des voyantes.
Fondamentalement, tout notre rapport au monde est médiatisé. Je ne développerai pas ici parce que je le fais longuement, de manière argumentée et vérifiable, dans d'autres discussions, nous n'avons connaissance du monde que de manière indirecte, ça n'est pas “manière de dire”, ça ressort du fait, ce qui nous “anime”, donc notre “âme”, est la partie nodale de notre individu, quelque individu soyons-nous. Je n'adhère pas à la notion d'âme en tant que chose en soi, indépendante et autonome, que – selon les croyances de chacun – elle soit impalpable ou pèse vingt-trois grammes ou autre hypothèse du genre, en revanche tout individu persiste en tant que lui-même aussi longtemps que ce nœud persiste sans trop de dommages. Pour une cellule, aussi bien de type virus que procaryote ou eucaryote, ce nœud est ce qu'on nomme noyau, qui détermine son “identité”, c'est-à-dire forme propre d'être au monde, qui n'est pas singulière mais spécifique: tout individu ayant un noyau identique à celui d'un autre, sinon quelques variations secondaires, est “de la même espèce”, aussi variables puissent être leurs apparences. En même temps, la très grande convergence structurelle des noyaux cellulaires interroge cette notion d'espèce en tant que “barrière”: la capacité des virus à s'insérer dans le noyau de cellules d'autres espèces, celle des procaryotes et eucaryotes à échanger ou partager du matériel génétique avec des individus d'une autre espèce, le fait désormais connu (enfin, plus ou moins, ça dépend des personnes, disons, connu de celles qui s'informent à d'autres sources que celles qui ne mettent pas en cause leurs croyances) que certaines bactéries anciennement autonomes, certains organites, sont désormais des symbiotes d'autres individus, généralement des eucaryotes mais parfois des procaryotes, celui que d'anciens virus “harmonisés” à leur hôtes (ayant le même cycle de vie et de réplication) ont en même temps un apport fonctionnel à celui-ci qui en modifie l'identité, montrent que cette séparation des espèces n''est pas aussi simple qu'il en semble de prime abord. Plus récemment, l'étude du microbiote et de son interaction avec l'organisme hôte a montré qu'il n'est pas très évident de déterminer ce qui constitue son identité: même si ce n'est pas la seule cause possible de la situation, il apparaît que la composition même de ce microbiote a une incidence sur des “maladies de l'âme” (mentales ou psychiques), entre autres certaines classées dans les catégories fourre-tout “autisme”, “psychose”, “dépression”, etc., et que certaines modifications du microbiote agissent favorablement sur certaines maladies “à cause génétique”, comme les déficiences immunitaires, les allergies ou certains cancers. Pour les eucaryotes, tant autonomes que participant d'un individu multicellulaire, il devient de plus en plus évident que ce sont des sortes d'écosystèmes en modèle réduit, une combinaison d'individus de plusieurs espèces, au départ seulement des virus et des procaryotes, qui établissent un équilibre entre eux aboutissant à un individu structurellement stable. Ce qui les classe de telle ou telle espèce est principalement l'individu qui structure l'organisation du noyau, tenant compte de ce que ce noyau intègre tout ou partie du patrimoine génétique des organites anciennement autonomes dont certains déterminent en retour une partie de son “identité”, tous déterminant ensemble son “être au monde” singulier.
J'en parle brièvement ici rapport à ce propos de Michael Albert:
«Si les gens ont une ardoise mentale vierge nous devrions dans notre forme accomplie refléter l'impact de notre environnement – c'est l'hypothèse appelée “environnementalisme” – et rien de plus. Deux personnes, venant de deux situations différentes, n'auraient à-peu-près rien de commun mentalement. Si notre conformation physique était aussi flexible, certains d'entre nous marcheraient peut-être, d'autres ramperaient, d'autres bondiraient, d'autres voleraient, d'autres ne bougeraient jamais, etc. Si nous évoluions dans différentes voies nous donnerions différentes choses. Radicalement différentes. La même chose se ferait pour nous si nos environnements nous “modelaient”. Nos aspects physiques ont beaucoup en commun, constatons-nous, du fait de la symétrie latérale, de la présence de bras, de jambes, d'un cœur, d'une rate, etc., qui sont génétiquement fixés [“précablés”]. Nous avons besoin de nourriture pour faire croître nos organes. Nous avons besoin de stimulation visuelle et auditive pour que nos capacités de voir et d'entendre apparaissent correctement, mais la base pour tout cela est fournie de manière innée, essentiellement semblable d'une personne à l'autre».
Il semble que Michael Albert et moi ne vivons pas dans le même univers. Dans le mien par exemple, définir la spécificité organique d'un individu par le fait que «nos aspects physiques ont beaucoup en commun, constatons-nous, du fait de la symétrie latérale, de la présence de bras, de jambes, d'un cœur, d'une rate, etc., qui sont génétiquement fixés», donne à croire que malgré ses affirmations sur le fait que les “modules de l'esprit” sont propres à l'espèce humaine il serait “antispéciste” au moins en ce qui concerne les mammifères, qui sont “génétiquement fixés” de telle manière qu'ils ont tous une conformation organique et structurelle identique: à trop vouloir prouver l'improbable on peut finir par donner des arguments à ceux qui veulent prouver un improbable idéologiquement divergent ou antagoniste. Il faut dire que, aussi incompatibles puissent-elles paraître, des idéologies qui ont une approche téléologique et eschatologique de l'Histoire, donc de l'évolution, tendent à converger quant à leur fondements, à leurs explications des “causes premières” et des “fin dernières”: qu'on l'explique par «la main de Dieu» ou par la «fixation génétique», si tout ce qui fera l'individu est entièrement déterminé dès sa conception on aboutit à une «épistémologie [...] marqué[e] par des contradictions internes [...]. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité – qui caractérise par exemple certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne – ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain», pour citer de nouveau Bateson. Dans le texte d'Albert une citation de Chomsky concernant “le problème de Platon” montre assez bien sa convergence avec un certain type de théologie:
«Ainsi que Chomsky résume tout ceci: “Il semble que l'enfant aborde la tâche d'acquérir une langue avec une riche structure déjà en place et aussi avec un riche système d'assertions à propos de la structure sonore et de la structure d'occurrences complexes. Cela constitue les parties de notre savoir provenant ‘de la main de notre nature originelle’, selon l'énoncé de Hume. Cela constitue une partie de notre patrimoine humain biologique, qui sera activée par l'expérience et sera structurée et enrichie au cours des interactions de l'enfant avec l'univers humain et matériel. De cette manière nous pouvons atteindre à une solution du problème de Platon, selon des directions non entièrement différentes de celles de Platon, mais purgées de l'erreur de la notion de vie antérieure”».
Purgées de l'erreur de la notion de vie antérieure... Très curieux parce que ces “il semble”, ces “la main de notre nature originelle”, ces “problème de Platon” et autres propos de Chomsky ou Albert qui requièrent d'accepter comme valide et rationnel, comme “scientifique”, ce qui est des domaines du sentiment, de l'opinion, de la supposition et de la croyance, j'ai du mal à les différencier de la notion de métempsychose: qu'on parte d'un point de vue “immanent” ou “transcendant”, qu'on situe “l'âme” dans le patrimoine génétique ou dans le Ciel des Idées, qu'on parle de précablage ou de transmigration, je ne vois pas trop ce qui sépare ces deux modèles d'explication de la transmission héréditaire des caractères acquis...
Pour en conclure avec Chomsky et Albert et en revenir au propos général, malgré des indices du contraire qui font presque preuve je vais les supposer intellectuellement honnêtes et en ce cas ils sont la démonstration que l'adhésion “borgne” (ou “hémiplégique”) à une idéologie peut conduire à ne voir ou ne comprendre que la moitié de la réalité, celle qui semble confirmer les dogmes fondamentaux de cette idéologie. Ce qui donne un certain avantage sur ceux qui ont une adhésion aveugle ou décervelée mais ne conduit pas moins, à terme, à des impasses intellectuelles insolubles.
J'ai cité ma plaisanterie sur les cons, les salauds, le blanc et le noir dans cette discussion? Ah non. Je l'évoque dans «La farce du changement climatique» ou dans «Qu'est-ce que le fascisme?», mais dans sa version courte en forme de blague, je vais la citer ici en version sketch. J'espère qu'elle vous plaira.
Quand j'entends des commentateurs, des “spécialistes de la politique”, parler des discours de “notre président”, ils disent tous la même chose, dans la première partie de son discours il dit “noir” (ou “blanc”) et dans la deuxième, il dit “blanc” (ou “noir”).
— Ah d'accord! Mais, s'il dit “noir” et “blanc” dans le même discours, personne ne peut le croire! Quand on dit tout et le contraire de tout on dit n'importe quoi...
— Oui mais non mais tu ne comprends pas, c'est pas ça du tout...
— T'as raison, je ne comprends pas, tu m'expliques?
— C'est simple, quand il dit “noir”, la moitié des gens comprend “blanc”, et quand il dit “blanc” cette moitié comprends “noir”. C'est clair?
— Euh oui, à-peu-près, mais quand même, c'est curieux ton histoire, et pas si simple: s'il dit “noir” et ben il dit “noir”, comment on peut comprendre “blanc”?
— Oui mais non mais tu ne comprends pas, c'est pas ça du tout...
— T'as raison, je ne comprends pas, tu m'expliques?
— C'est simple, la moitié des gens, quand on leur montre du noir on leur dit que c'est du blanc et réciproquement.
— Tu veux dire que l'autre moitié des gens quand on leur montre du blanc on leur dit que c'est du noir?
— Mais non, c'est la même moitié à qui on dit que le blanc est noir. C'est clair?
— Euh oui, à-peu-près, mais quand même, c'est curieux ton histoire, et pas si simple: les gens, quand ils discutent entre eux, ils doivent bien se rendre compte que les uns croient que “noir” c'est “noir”, les autres que “noir” c'est “blanc”?
— Oui mais non mais tu ne comprends pas, c'est pas ça du tout...
— T'as raison, je ne comprends pas, tu m'expliques?
— C'est simple, la moitié des gens, on leur explique que la moitié des gens croit que le noir c'est noir et l'autre que le noir c'est blanc, du coup ils ne sont pas surpris, ils savent que la moitié des gens confond les couleurs. C'est clair?
— Euh oui, à-peu-près, mais quand même, c'est curieux ton histoire, et pas si simple: comment on sait que “noir” c'est “noir” et que “blanc” c'est “blanc”? Si tu es de ceux à qui on a expliqué que le blanc c'est noir, par exemple?
— Oui mais non mais tu ne comprends pas, c'est pas ça du tout...
— T'as raison, je ne comprends pas, tu m'expliques?
— C'est simple, je le sais parce que je sais faire la différence entre le noir et le blanc. C'est clair?
— Ah là oui, c'est clair! Soit tu es un con soit un salaud, parce qu'il faut être con pour croire que le gris clair c'est blanc et que le gris foncé c'est noir, ou salaud pour essayer de le faire croire... Heureusement pour les salauds qu'il y a des cons parce qu'il faut être vraiment con pour croire un salaud!
Au royaume des aveugles les borgnes sont rois, mais sont quand même des déficients visuels, ce que démontre assez bien “notre président”, celui actuel en France, ainsi que son exécutif. Ou peut-être que non, je ne sais pas trop. Je précise souvent à propos des personnes que je ne connais que de loin, de manière indirecte, que je n'ai pas d'opinion tranchée et certaine sur elles, et c'est vrai. Ce qui ne m'empêche pas de les juger, non par ce qu'elles sont mais par ce qu'elles paraissent, non par ce qu'elles disent mais par ce qu'elles font. Ce qui ne m'empêche de réserver mon opinion, laquelle doit se fonder sur autre chose que les apparences. Mais je suis comme vous, je fais semblant de savoir parce que comme vous je suis un borgne, je ne vois bien que la moitié de la réalité, celle que je puis observer ou sur laquelle j'ai des informations valides, vérifiées et vérifiables. Je ne sais pas s'il vous arrive de lire Le Canard enchaîné ou les articles de Mediapart, deux organes de presse parmi les plus fiables: on y lit quand même pas mal de conneries. Et parfois, de saloperies, mais c'est plus rare. Pour Mediapart je ne parle pas des blogs des abonnés, là on y lit pas mal de saloperies aussi, certains abonnés ne font presque que ça, ils profitent de la tribune que leur offre Mediapart pour déverser leurs saloperies sur la place publique. C'est ainsi... Encore une fois je le précise, je suis un abonné de Mediapart et j'y tiens un blog donc je ne m'exclus pas du lot, j'évite autant que se peut mais ne manque pas moi aussi d'y diffuser ma part de conneries et de saloperies. Je ne suis pas du genre à jeter la pierre donc je ne citerai aucun de mes pareils mais il y en a quelques-uns, des blogueurs de Mediapart, qui sont franchement immondes. Moins qu'il n'y a de commentateurs débectants mais il y en a quand même. Remarquez, les commentateurs dégueulasses sont souvent aussi des blogueurs infréquentables mais on se lâche plus facilement dans un commentaire que dans un billet – comme je dis depuis l'affaire de la Ligue du LOL, les LOListes chassent en meute, quand on dépose sa merde dans un commentaire on se rassure par le fait qu'il y aura toujours au moins un autre salaud pour venir vous défendre et dire que pas du tout, ce commentaire ne sent pas la merde, il a au contraire un suave parfum de rose. Et au passage, pour déposer lui aussi son étron.
Donc, pas mal de conneries dans Le Canard. Mediapart je n'en dirai rien, je lis très peu, j'y suis abonné par hasard, vous savez (je suppose), le coup de l'abonnement gratuit pendant un mois, pour voir, et possibilité de résiliation à tout moment, y compris pendant la période d'essai gratuit. Je me suis abonné puis au bout de ce mois j'ai fini par me décider à le consulter un peu, histoire de voir si ça valait le coup de continuer, vu que ça ne tarderait pas à devenir payant. Et j'ai décidé que oui, ça valait la peine. Pas tellement pour sa partie émergée, bien que désormais abonné je continue de ne pas tellement lire alors que je passe pas mal de temps sur ce blog, plutôt pour la partie “club”. J'abrège, si vous souhaitez tout savoir des Aventures de Ma Pomme au pays des Clubeurs et des Journaleux de Mediapart, quatorze des quinze premiers billets de ce blog en rendent compte, d'une mauvaise foi éclatante pour les treize premiers, d'une honnêteté intellectuelle douteuse pour le quinzième publié et quatorzième de la série. Le titre de ce quinzième billet, «Parler sans connaître et croire sans savoir», et sa présentation, montrent qu'il y a de la sophistique dans ma dialectique:
«Je viens de rédiger dans le cadre de ce “blog” une petite fiction en treize épisodes dont le thème général est quelque chose comme “Discerner le vrai du faux”. Un curieux projet de la part d'une personne qui manque de discernement et ne sait pas trop ce que sont le vrai et le faux».
Passons, et revenons au Canard, que je connais beaucoup mieux que Mediapart. Faut dire, je le lis depuis plus de cinquante ans et l'achète depuis plus de trente ans sinon quelques moments où j'avais laissé tomber mais jamais plus que quelques mois. Désormais je l'achète pour des raisons sentimentales, je maintiens la tradition familiale, en mémoire de mon défunt père qui n'aurait jamais manqué de l'acheter, une sorte de memento mori au double sens, ma petite cérémonie hebdomadaire en mémoire de mon père et par cette remémoration, la reviviscence du sentiment de ma propre finitude, si besoin était ça me préserve du toujours possible sentiment de me croire immortel. Je l'achète mais ne le lis plus guère, contrairement à mon père qui lisait tout, sauf l'ours et les mots croisés – et encore, pour l'ours je ne le jurerais pas. C'est pour ça que je le lis depuis l'époque de «La Cour» (la chronique hebdomadaire de, euh? De Moisan me semble-t-il. Je vérifie. Ouais, c'est ça, de Moisan. Après le départ de de Gaulle de la présidence, ça devint «La Régence». En ces temps-là Le Canard était plus clairement un journal satirique que depuis le milieu des années 1970, ce qui n'empêchait pas les reportages sérieux et bien documentés cela dit. Les “plombiers du Canard” n'y furent pas envoyés pour rien...
Si vous ne fréquentez pas trop Le Canard enchaîné, la page où l'on trouve le plus de conneries, où on ne trouve presque que ça, est la deuxième, «La Mare aux Canards», mais les autres n'en manquent pas. Celles où l'on trouve le plus de saloperies sont les sixième et septième, celles “culturelles” et “d'humeur” – rien de systématique, cela dit, mais dans le domaine de la critique des arts et de la littérature la satire vire facilement à la méchanceté, on peut “assassiner” un livre ou un spectacle juste pour le plaisir de placer un bon mot... Je ne voudrais pas donner l'impression que je suis une sorte de sadique ou de masochiste, que je finance des méchantes gens pour qu'elles continuent leur œuvres ou que je dépense mon euro vingt hebdomadaire en achetant un périodique qui me déplaît, d'un sens j'aime bien Le Canard mais comme dit Bruno Latour, cité plus précisément dans «Qu'est-ce que le fascisme?», il se consacre beaucoup à l'écume des jours et des choses, raison pourquoi je le lis assez peu bien que l'achetant chaque semaine. La deuxième page, et bien, formellement elle contient beaucoup de saloperies, mais comme on suppose que ceux qui les émettent sont des salauds ça tourne en conneries. Pour me citer, «tout con est un salaud en puissance, tout salaud est un con qui s'ignore». Un salaud dont on sait qu'il est salaud apparaît un con parce que sa parole est disqualifiée, insignifiante, et se retourne contre lui. Comme en outre les salauds (ou supposés salauds) dont la parole est relayée dans cette page du Canard parlent pour l'essentiel à des salauds pour débiner d'autres salauds, tout ça n'a pas grande valeur. Exemples:
Ligne directe
«Les candidats à l'investiture LRM à Paris sont en campagne depuis trois mois. Ceux qui, parmi eux, réclament une consultation citoyenne se moquent du monde. S'ils tiennent tant à consulter les Parisiens, le plus judicieux serait qu’ils le fassent sur des sujets qui les préoccupent, après la désignation de notre candidat».
L’ancien ministre socialiste Alain Richard, coprésident de la commission nationale d'investiture (CNI) à En marche!, cache mal son agacement après la tribune signée par Cédric Villani, Mounir Mahjoubi, Hugues Renson et Anne Lebreton (le «JDD», 16/6). Un texte dans lequel ils s‘élèvent contre la perspective d’une «désignation précipitée, prise entre les quatre murs d’un mouvement». La CNI devrait en effet auditionner l’ensemble des candidats le 9 juillet, avant de «tirer les conclusions de ses auditions» le lendemain, comme elle l'a écrit aux postulants.
«Il est possible que nous ne désignions pas le candidat le 10 juillet, nuance Alain Richard au “Canard”. Cela dépendra de l'enorme intérêt de ce qui va être dit par les candidats aux membres de la commission et de leur énorme force de conviction. S'il y a un élément qui nous fait hésiter, nous pourrons prendre un peu plus de temps avant de trancher».
Et le poids de Macron, dans tout ça?
«Nous sommes tout sauf une commission fantoche, jure-t-il. Mais le téléphone existe».
Tout est dit.
L’obstacle du Sénat
«Je n’ai pas bien compris: cette réforme constitutionnelle, on la fait ou on la fait pas?» Gérald Darmanin a mis les pieds dans le plat, au Conseil du 12 juin, et a posé la question que n'osaient formuler les autres ministres.
Réponse de Philippe:
«Nous la faisons si nous arrivons à avoir un accord avec le Sénat, mais on ne l’inscrit pas prioritairement à l’ordre du jour. Comme ça, on ne gâche pas du temps parlementaire».
Un débat s'ensuit, et François de Rugy précise la question de son collègue:
«Dans le cas où le Sénat bloque, envisage-t-on de faire un référendum sur la réduction du nombre de parlementaires, voire sur la dose de proportionnelle pour l'élection des députés?»
Cette fois, c‘est Macron qui lui répond:
«C’est une carte qui reste entre nos mains».
Ce n'est plus une révision constitutionnelle, c’est une partie de poker!
Pas de primaire à Paris
Fronde auti-Griveaux ou pas, Macron ne veut pas entendre parler de «consultation citoyenne».
«Il n’y aura pas de primaire à Paris», a-t-il réaffirmé ce week-end à ses proches pour qu’ils s’en fassent l'écho.
«J'ai toujours été contre le principe, leur a-t-il rappelé, j'ai moi-même refusé de me présenter à celle du PS. Les primaires ont démontré leur énorme potentiel de division, voire d'éclatement. Elles favorisent les radicaux de chaque camp».
Et le chef de l’État de rappeler:
«Nous avons choisi, à Paris comme ailleurs, un processus qui a été clairement proposé à tout le monde avant que de rentrer dans la compétition. Il faut donc s’en tenir à ce processus».
Rompez!
L'écume des choses, l'anecdote, le dérisoire dans la dérision... Bien sûr il y a une cohérence là-dedans: Le Canard enchaîné hérite d'une longue tradition libertaire, d'où son tropisme anti-institutions, spécialement celles liées au pouvoir politique. Les personnes qui ne le connaissent que de réputation ou qui le lisent avec de gros filtres idéologiques ont tendance à le classer à gauche, ce qui n'a guère de sens pour des libertaires “non fédérés”, sans idéologie très déterminée, parmi ses plumes ont eut aussi bien d'anciens résistants que d'anciens collabos et des rédacteurs ou des dessinateurs sans lien avec quelque courant libertaire ou autre courant politique que ce soit. D'un sens, un anarchisme bon enfant, mais le fond anti-institutions, donc anti-parlementariste, peut en certaines circonstances l'amener à nourrir le fond de commerce des boutiques un peu ou beaucoup nauséabondes qui font pourtant tout autant l"objet de sa dérision ou de sa détestation que le reste de ce qu'il n'aime pas. Bien que l'essentiel de ses pages traite de sujet “politiques” on peut même dire que cet hebdomadaire est “apolitique”, au sens où il n'a pas d'idéologie structurante. Même si certains de ses rédacteurs eurent et peut-être pour certains ont encore une orientation de ce genre, on ne peut pas proprement dire que Le Canard soit d'orientation nihiliste mais un traitement uniforme de tout ce qui apparaît “politique” à sa rédaction sur le mode de la dérision et du “canardage” tous azimuts y conduit parfois, qui aime bien châtie bien, dit le proverbe, on peut y ajouter, qui aime mal châtie mal.
Les rédacteurs du Canard enchaîné ou ceux de Charlie Hebdo sont des sortes de “liguards du LOL”. On se représente (et je caricature parfois) les “liguards du LOL” comme d'immondes salauds qui ne peuvent pas ignorer être tels. Ce qui est vrai et faux. Quand on agit contre une personne, qu'on la harcèle, qu'on la menace, et en outre quand on le fait en groupe, en meute parfois, on ne peut pas le faire sans savoir qu'on le fait, sans savoir être en train de commettre l'acte, en revanche on peut ne pas et souvent on ne peut pas se représenter ce qu'il est vraiment, ni ses conséquences immédiates comme celles ultérieures. L'inconscience d'un liguard du LOL est relative, je compare ce type de comportement à celui que peuvent avoir des écoliers dans une cour d'école quand ils s'acharnent en paroles et parfois en gestes contre toujours les mêmes, ils n'ont pas une claire conscience de leurs motivations ni des conséquences de leurs actes mais ils savent “mal faire”, faire du mal, et savent sans toujours se l'expliciter pourquoi ils le font: pour être dans le groupe qui ne subira pas ce genre de pratiques, être “dans le camp des forts”. Bien sûr, dans le cas des médias il en va autrement (quoi que, de ce que j'en ai pu comprendre, il ne faisait pas toujours bon et je crains qu'il ne fasse toujours pas bon de figurer “dans le camp des faibles” dans leurs rédactions, sans que ça aille aussi loin le plus souvent que dans les affaires récemment mises à jour, il y existe le même “effet de groupe” qui induit les plus conformistes à se liguer “gentiment” et à coups de “bons mots” et de “plaisanteries” contre les moins conformes ou conformistes) en ce sens que le plus souvent ils n'ont pas pour cible des personnes physiques ou morales et comme intention de leur nuire – vous connaissez désormais la définition précise des complots au sens courant, si vous avez lu les deux textes en cours qui se relient à celui-ci. Ce n'est pas exclu, cela dit, il existe des médias comploteurs, des médias qui ont bien pour but d'user de tous les moyens pour parvenir à leurs fins, y compris sous la forme d'un «dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution, éventuellement d'attenter à sa vie ou à sa sûreté».
Même si le niveau d'acharnement a beaucoup baissé, et qu'on n'assiste plus désormais à des campagnes de dénigrement tels que, par exemple, lors de l'affaire Salengro, qui fut proprement un complot organisé par la presse d'extrême-droite, les médias ont assez tendance à “chasser en meute”, parfois avec une forte unanimité, cf. «l'affaire du RER D» déjà évoquée, où pas un média ne manqua de lancer sa pierre, sinon peut-être La Croix, car il était socialement inconcevable de ne pas le faire, et de ne pas le faire dans la même tonalité, “à l'unisson”. François Mitterrand, qui ne fut pas blanc-bleu dans cette affaire, n'avait cependant pas entièrement tort quand il déclara, à propos de l'affaire Bérégovoy, «Toutes les explications du monde ne justifieront pas qu'on ait pu livrer aux chiens l'honneur d'un homme et finalement sa vie, au prix d'un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d'entre nous». Certes, contrairement au cas Salengro il y eut dans celui de Bérégovoy des éléments factuels justifiant publication mais il y eut aussi, de la part d'une partie de la presse, un acharnement au-delà des limites légales ou morales des «lois fondamentales de notre République», et des simples lois de la convenance. Dire des rédactions du Canard ou de Charlie que ce sont des sortes de réunions de LOListes désigne un processus plus qu'un comportement, contrairement aux membres de la Ligue du LOL et autres associations du genre, on ne peut pas les présumer agir “pour faire du mal” – même s'ils pouvaient effectivement percevoir leurs actes comme de peu de portée, “anodins”, en revanche ils se savaient ne pas agir “pour le bien” de quiconque sinon eux-mêmes et pour des raisons mauvaises même s'ils pouvaient les habiller d'un supposé “bon motif”. Il m'est arrivé de faire la critique de deux articles parus dans Charlie Hebdo à l'époque très lointaine où il m'arrivait encore d'en acheter de loin en loin – pour dire, au temps où le patron était Philippe Val, donc il y a plus de dix ans. Je jette un œil sur les pages en question pour savoir vers quel moment j'ai presque totalement cessé de le lire. Apparemment, en 2005. Le premier, intitulé «Le moment de la bête», traitait d'un édito de Philippe Val, le titre référait à une phrase de l'édito, «C'est le moment où la bête est dangereuse». Le deuxième, «Kiki je t'aime!», concernait un article de Fiametta Venner qui s'acharnait sur Christine Boutin, d'où le titre, assez ironique bien sûr vu que je n'ai pas un amour immodéré pour cette personnalité politique. Philippe Val je le connais un peu, de lui je peux dire que c'est un sale type, et un sophiste sans moralité, capable de défendre la veuve et l'orphelin quand c'est porteur, les suborneurs de veuves et les violeurs d'orphelins si le contexte le réclame.Aux temps lointains où il faisait la paire avec Patrick Font, sur scène c'étaient des méchants gauchos rigolos, hors scène des gros beaufs rigolards mais pas drôles. Disons, des gars tendance nihiliste à double face, “anars de gauche” sur scène, “anars de droite” en dehors. Fiametta Venner je ne la connais pas autrement que comme personne publique, elle semble, mais je ne le jurerai pas, une personne honnête et sincère, par contre très très, et même très très très enfoncée dans ses idéologies et ses dogmes, ce qui l'amène parfois à une certaine malhonnêteté intellectuelle – un peu genre Saint-Pierre, elle ne voit que ce qu'elle croit. Je ne lis plus l'hebdo donc je ne sais rien de lui aujourd'hui mais il ne me semble pas avoir tellement changé: un périodique animé par un fond de détestation de tout ce qui représente “l'autorité”, ce qui conduit ses rédacteurs à des dénigrements systématiques de presque tout.
Les médias sont choses utiles mais comme l'écrivit Marshall McLuhan, «le moyen est le message», un moyen est sa propre fin, il “signifie” quelque chose que code un émetteur et décode un récepteur quand c'est un moyen de communication de l'information mais il “fait signe” en tant que moyen, en même temps qu'il “représente” il “présente”, il “se présente”, est un élément de la réalité en soi:
«Dans des cultures comme les nôtres, depuis longtemps habituées à séparer et diviser les choses comme un moyen de contrôle, il est parfois un peu choquant de se faire rappeler que, d'un point de vue effectif et pratique, le moyen est le message [...], que les conséquences individuelles et sociales de tout médium – c'est-à-dire, toute extension de nous-mêmes – proviennent du changement d'échelle produit dans nos entreprises par chaque extension de nous-mêmes, ou par toute nouvelle technologie». (traduction à la truelle par Ma Pomme de: «In a culture like ours, long accustomed to splitting and dividing all things as a means of control, it is sometimes a bit of a shock to be reminded that, in operational and practical fact, the medium is the message [...], that the personal and social consequences of any medium – that is, of any extension of ourselves – result from the new scale that is introduced into our affairs by each extension of ourselves, or by any new technology». Moins à la hache que ma traduction de Michael Albert mais le texte est plus court et son intérêt plus élevé, d'où un soin plus grand...).
Une remarque à la remarque: je n'avais pas nécessité à faire cette traduction car il en existait déjà mais qui ne me satisfaisaient pas; sans être parfaite (eh! La perfection n'est pas de ce monde...) elle est plus fidèle à l'original, entre autres, et le passage l'indique, McLuhan utilise ici “medium” au sens général de “moyen” et non au sens restreint de “moyen de diffusion de l'information”. Un peu plus loin dans le texte il évoque comme medium l'automobile, donc un moyen de transport physique. Du fait, les traductions habituelles qui donnent “médium” ou “média” gauchissent le sens de ce qui est le plus souvent cité, «the medium is the message». D'où ma proposition, «le moyen est le message». McLuhan, qui probablement se défiait autant que moi des mots et de la facilité à croire qu'ils ont un sens bien défini et stable, voyant que sa phrase devenait une sorte de mantra, une parole qu'on prononce pour son son plus que pour son sens, en donna des variantes plaisantes, tels «the massage is the message» et «the message is the massage»... Ce qui me ramène un bref instant vers l'agrammalité: «le message est le massage» est doublement “agrammatical”: il donne comme équivalents “message” et “massage”, ce qui est peu évident, pour dire le moins, et ne permet pas clairement de déterminer l'interprétation: est que “ça signifie” que le message “est une sorte de massage” ou que le massage “communique un message”? M'est avis que ça signifie surtout que «le medium est le message», ou que «le message est le medium», ce qui se vaut: si l'un est l'autre, alors l'autre est l'un...
Bon sang! Je dérive encore! Pourquoi ai-je estimé pertinent de citer McLuhan à ce moment du billet? Je me relis vite fait. Ah oui! Les médias, au sens restreint de moyens de communication et même, à celui plus restreint encore d'entreprises de médias, dont l'objet est la diffusion d'informations par le moyen de systèmes de télécommunication. Ce sont des entreprises, donc pour elles plus crucialement que pour moi qui me sers d'un médium de ce type sans intention d'en tirer un profit financier immédiat, “le moyen est le message”. Pour mon compte, et vous l'aurez déjà lu dans mes textes, je le sais et en tiens compte, j'ai certes l'ambition que “mon” message, que la signification que j'attribue à ma prose, parvienne à mon lectorat, mais n'y compte pas plus que ça, mes lectrices et lecteurs potentiels ne recevront pas un message mais un moyen, et en feront ce qu'ils veulent ou ce qu'ils peuvent, autant que je puisse le prévoir, autre chose que ce que je souhaite ou imagine. Parmi les médiateurs qui travaillent dans des entreprises de médias il y en a de diverses sortes, dont quatre principales, les entrepreneurs, les médiateurs, les entrepreneurs de médias et les médiateurs d'entreprises. Les premiers veulent en faire une source de profit immédiat, que “ça leur rapporte” – des finances, de la notoriété, du pouvoir, de la surface, bref, quelque chose qui leur permette de maintenir ou d'élever leur position sociale –, un “centre de profit”, un moyen qui est sa propre fin. Les seconds s'intéressent d'abord au message, ils ont “quelque chose à communiquer”, cette chose étant désignable “un message”, l'entreprise est pour eux un moyen pour une fin. Les troisièmes ont ceci en commun avec les premiers que l'entreprise est un “centre de profit”, avec les seconds que la fin, communiquer un message, importe, que leur fin est liée à ce que produit ce moyen particulier, des “messages”. Les derniers, et bien, considèrent la fin apparente, “le message”, comme un moyen pour une autre fin; de ce point de vue l'entreprise de médias est transparente pour eux, pas vraiment une entreprise, puisque leur fin est une autre entreprise, elle ne se distingue pas du moyen “message” mais différemment de ce que propose McLuhan parce qu'ils sont dans le schéma «séparer et diviser les choses comme un moyen de contrôle»: l'ensemble entreprise de média plus message est “un moyen pour une fin”, ce qui constitue proprement le message de leur point de vue est la fin qu'est censée servir ce moyen. De ces quatre cas, le seul clairement conspirationniste est le troisième, parce qu'un conspirateur a une position à la réalité du même ordre que McLuhan: quoi qu'on puisse en croire, le moyen est le message. Les autres, et bien, ont une orientation de type complotiste, ce qui les sépare est le type de complot donc sa finalité. Sinon que tout conspirateur est un comploteur, et que tout comploteur est un conspirateur. Parce que le moyen est le message donc le message est le moyen.
Prenez mon cas: de mon point de vue je suis du genre conspirateur. Possible que ce soit le cas, possible que non. Il m'arrive de me présenter comme un incroyant ou un incrédule, possible que ce soit le cas, possible que non, mais du moins il est un objet en ce monde en lequel je crois, Ma Pomme. Si je compte poursuivre encore un peu mon parcours en ce monde, il est nécessaire que je croies en moi. La proposition cartésienne, je pense donc je suis, est plaisante mais d'intérêt secondaire, la seule proposition qui m'importe est: je suis. Penser en est une conséquence, une conséquence utile mais secondaire, m'importe surtout d'être. Je me passe de toute preuve pour le constater: je suis donc je suis, même quand je ne pense pas. Savoir si c'est vrai ou faux, si ça se prouve ou non, m'indiffère profondément, je suis parce que je le constate, et si je pense c'est d'abord à préserver cet état, à préserver Ma Pomme. C'est précisément ce qui fait de moi un conspirateur: je ne pense pas pour déterminer si je suis, ceci est de l'ordre des faits et se passe donc de preuves. Je pense pour déterminer les moyens adéquats me permettant de préserver autant que possible et aussi bien que possible cet état de chose, ce fait, Ma Pomme. Il se trouve que j'ai pas mal de temps libre (je dirai, environ un quart de mon temps d'existence, ce qui est énorme), donc je peux me permettre de penser à bien d'autres choses, et de le faire librement durant ce temps libre. Quoi que ne l'ayant jamais lu sinon par bribes, ou si ce n'est pas le cas je n'en ai aucun souvenir, j'aime bien Spinoza. Il est des auteurs qu'il vaut de lire si on en veut bien parler, d'autres non. Je n'ai jamais lu l'intégralité de À la recherche du temps perdu mais j'en ai lu beaucoup, ce qui m'évite d'en parler sinon pour dire qu'il faut la lire, c'est une œuvre très plaisante. J'invite toute personne qui n'a jamais lu le Discours de la méthode en son entier à le faire, ça peut éviter d'en parler seulement à travers ses commentateur qui, dans l'ensemble, sont des cons ou des salauds, des personnes qui ne le comprennent pas ou qui le trafiquent pour promouvoir leur propre boutique. Moi, Ma Pomme, le gars que c'est qui écrit ce billet, aime les auteurs qui pratiquent l'humour et l'ironie, ou les poètes, car il n'y a rien de plus sérieux que l'ironie, l'humour et l'ironie, sinon la préservation de soi.
Spinoza... Pas trop envie de le lire. Sans le connaître trop je l'aime bien, comme ça, de loin. Je crains de moins l'apprécier si je vais y voir plus près. Il est des auteurs couverts par les commentaires, d'autres découverts par eux. Je soupçonne, vu les opinions contrastées sur son œuvre, qu'il prête à toutes les interprétations donc que son discours est plus sophistique que rhétorique; non que de tout auteur on ne puisse dire qu'il prête à toutes les interprétations, simplement quand un auteur est solide on discerne assez vite celles qui sombrent dans la sophistique et la captation, or tous les commentaires sur Spinoza semblent acceptables, d'où mon hypothèse. J'en parle pour poser mon petit commentaire sur un lieu commun le concernant, on le répute avoir posé que le libre arbitre est une illusion, ce qui m'étonne. J'abrège et propose tout de suite ma chiure de mouche sur les pages de son œuvre, un lieu commun banal: plus on a conscience de notre peu de liberté, de libre arbitre, plus on en acquiert, tout en sachant qu'il s'agit d'un gain dérisoire. Autre lieu commun que je vérifie tous les jours: plus on apprend, plus on a conscience qu'on sait peu.
Donc, un conspirateur. Le moyen est le message. Si on en est convaincu on sait que le message importe peu. Imaginons, et ce sera facile parce que je vais le faire, que j'écrive – et bien, je ne sais pas encore quoi, je cherche vite fait sur Internet une phrase – ceci:
«Or il me semble que, quelles que soient les différences entre les grands penseurs du XVIIème siècle, que ce soit Pascal ou Descartes, que ce soit Malebranche, Spinoza ou Leibniz, il y a quelque chose de commun entre eux» (Deleuze, un de ses propos).
Que vaut ce propos, que signifie-t-il? Aucune idée, je l'ai lu juste pour vérifier que tous les mots de ma recherche,
Spinoza Pascal Deleuze Descartes
y figuraient ou pouvaient y figurer. Tous y figurent sauf “Deleuze” qui en est l'auteur. Amusant de noter que c'est aussi le seul de la liste que mon correcteur orthographique souligne en rouge – pas assez de notoriété pour entrer dans la liste des mots reconnus. Je vais vous dire, cette phrase est d'une véracité indéniable, c'est ce qu'on nomme un truisme, une vérité d'évidence: Pascal, Descartes, Malebranche, Spinoza et Leibniz ont “quelque chose de commun”. Et même, quelques choses de commun. Les premières, que nous partageons: ce sont des êtres vivants, et des humains. Des êtres vivants morts, ce qui les distinguent un peu de vous, et peut-être de moi (si ce texte passe un peu l'épreuve du temps, possible que vous le lisiez après ma mort), est que vous êtes vivant puisque vous me lisez. Eux, vous et moi partageons notre commune humanité. Vous et moi ne partageons pas ceci, qui les réunit: ils ont vécu au XVII° siècle. Etc. Bref, postuler pour ces cinq personnes, «il y a quelque chose de commun entre eux», est vrai. Une vérité d'une telle généralité que l'auteur de cette sentence aurait pu s'en dispenser. Il aurait aussi pu se dispenser de ce qui suit le passage cité:
«Il y a une espèce de méthode qui est quoi? Qui est: toute chose créée est un mixte. Un mixte de quoi? Un mixte de réalité et de limitation. Un principe de la logique classique c’est que toute réalité est perfection. Toute réalité est perfection. Ça leur vient de la logique du Moyen-Age mais ils s’en servent d’une manière tout à fait spéciale. Ça va devenir vraiment la méthode de la pensée classique. Une chose étant donnée, qu’est-ce qui est réel en elle? Qu’est-ce qui est limitation? Qu’est-ce qui est réalité, qu’est-ce qui est limitation? Par exemple: un corps. Qu’est-ce qui est réalité là-dedans, dans un corps, qu’est-ce qui est limitation? Ce qui est réalité est perfection, ce qui est limitation est imperfection. Il va falloir débrouiller l’un de l’autre, c’est ça, c’est ça le problème du XVIIème siècle. Dans un corps qu’est-ce qui est réalité, qu’est-ce qui est perfection?».
Transcription de cours en mot à mot, d'où les répétitions. C'est, désolé de le dire, d'une banalité incroyable. Enfin, croyable puisque ça eut lieu. Je manque d'imagination car je ne peux imaginer avoir écrit ou dit cela; je me dédouane de l'insulte en précisant que c'est du copier-coller, que je ne l'ai pas écrit mais seulement copié. Quoi qu'il en soit, je vous fais la proposition de simuler de croire que j'ai pu écrire ça. Non que je veuille accabler Deleuze, il s'agit donc d'une transcription littérale d'un cours, le discours oral fonctionne très différemment de celui écrit, et un enseignant s'adresse à un public censément moins informé sur la rupture philosophique de ce siècle et les auteurs du temps que le professeur. Moi, Ma Pomme, considère ces citations comme sans intérêt. Pas sûr que ce soit votre cas. Chacun trouve son miel où il veut ou peut, plus d'un discours qui m'agrée sera vu comme nul ou négligeable par d'autres. Cela posé, peu importe mon opinion sur ces citations, importe l'usage qu'on en peut faire. C'est de l'ordre de l'évidence que les cinq hommes cités, «il y a quelque chose de commun entre eux», ce sont des philosophes, et ils vivent au XVII° siècle. Quant à la proposition de Deleuze, «Ça leur vient de la logique du Moyen-Age mais ils s’en servent d’une manière tout à fait spéciale. Ça va devenir vraiment la méthode de la pensée classique», ce n'est pas un truisme mais ça ne révolutionne pas non plus la compréhension des évolutions de la philosophie, il me semble que l'on sait si on s'y intéresse un peu qu'il y a une “rupture épistémologique” au cours de ce siècle, qui prépare la rupture plus radicale du siècle suivant – à ce titre, on peut se demander si Leibniz, qui a certes vécu pour l'essentiel au XVII° siècle, n'est pas plutôt du XVIII° siècle en ce sens qu'il est déjà un acteur de la rupture suivante. Ce qui le relie le plus à la période antérieure est sa polyvalence, il est encore un philosophe à l'ancienne car à la fois physicien, théologien, mathématicien, philologue, mais aussi acteur politique, diplomate, juriste, etc. L'humain universel. On peut toujours tirer quelques chose d'une trace du passé, pour moi ce cours de Deleuze n'a guère d'intérêt car je n'y apprend rien qui me donne un point de vue nouveau sur la réalité mais je ne suis pas le cas général, pour un bon connaisseur de la physique contemporaine les discours qui me sont utiles pour en comprendre quelque chose lui paraîtront à coup sûr d'une grande banalité et d'un apport nul ou très faible; outre cela, je n'en cite qu'un court passage qui a pour seule particularité de comporter presque tous les noms de ma recherche, plus le nom de l'auteur de ce discours, il s'insère dans un discours assez long où cette partie sert avant tout à relier l'objet dont il parle, un ouvrage de Foucault, à certains courants philosophiques, donc plus un memento qu'autre chose; enfin, ces citations ne sont pas ici pour le propos que tient l'auteur mais parce qu'elles me permettent de poursuivre mon propre discours, juste après «Imaginons, et ce sera facile parce que je vais le faire, que j'écrive [...]». Enfin, de tout discours il y a possibilité de “tirer quelque chose”, y compris ce qui ne s'y trouve pas.
Pour mémoire, mon but premier était de poursuivre cette partie de la discussion en cours, “Ma Pomme en tant que conspirateur”. Sous un aspect, je me considère comme une personne de peu d'intérêt, une grande partie de ce que j'écris, j'en ai fait quelque chose déterminable comme “ma pensée” mais je ne fais que reprendre, parfois commenter, souvent organiser d'autre manière, des propos tenus bien souvent avant moi, souvent de longue date: quand on trouve des traces de “sa propre pensée” dans des textes et autres vecteurs de réalités symboliques qui remontent à un ou à cinq siècles, à un, deux, trois millénaires, ça devrait inciter à l'humilité, et justement ça m'y incite. Je me permets de dénigrer tels et tels pour autant que je précise juste avant ou après qu'il ne faut pas prendre ça pour autre chose que c'est, le plus souvent: une opinion mal fondée. Vraisemblable parfois mais peu étayée. De Philippe Val par exemple je me permets de dire que c'est un sale type, un personnage odieux et malhonnête, parce que j'en ai fait le constat, parce que pour le peu que ce fut je l'ai beaucoup trop côtoyé à mon goût, et que dans toutes ces circonstances il fut égal à lui-même, “bifrons”, une face publique de brave type, un marrant ou, selon les cas, un défenseur du Bien et du Bon, une face privée peu ragoûtante de gros macho puant et pas marrant du tout, sauf si on est amateur de grosses plaisanteries sur les pouffasses et les pédés... De Fiammetta Venner je n'ai rien de désobligeant à dire, sauf si le constat qu'elle se laisse parfois aller à des propos mal fondés à base d'arguments indémontrés et indémontrables dans sa lutte contre tout ce qui lui semble être adverse est désobligeant. Si on me faisait remarquer que parfois je me laisse aller à la sophistique pour dézinguer des idéologies qui me disconviennent, dénigrer des personnes qui me déplaisent, je ne verrais pas ça comme désobligeant parce que c'est exact.
Ce qui m'amène à l'autre aspect: précisément, je puis me dire une personne d'un certain intérêt car j'ai conscience de mes limites, mes tropismes et mes conditionnements, et ne manque pas de relever moi-même ces traits. Non par des généralités qui ne coûtent rien et peuvent rapporter – ce gars-là, il a de l'humilité! Il ne pète pas plus haut que son cul! Ça doit être un gars bien – mais des remarques précises sur des propos inconsidérés ou malséants, où je prends le risque de me déconsidérer. Ce qui ne me gêne pas parce que je n'écris pas pour obtenir de la considération; si on m'en offre je prends mais ne cherche pas spécialement à en obtenir. Il m'arrive, quand je tiens des propos qu'on me conteste et suis sûr de leur validité, d'écrire que peu me chaut qu'on me croie ou qu'on les accepte, si je disais que la Terre est sphérique et qu'on me le contestât, qu'on prétende qu'elle est plate, je dirais juste ceci: je suis certain d'avoir raison, si tu préfères croire que savoir c'est ton affaire. Je prends l'exemple d'un fait évident pour au moins 91% des 1.000 personnes interrogées là-dessus par un institut de sondage il y a deux ans, j'en fais autant pour des questions moins évidentes. Comme, dire que la désignation de ses représentants par un mode de désignation simple “au meilleur” par “élection” est le fait d'une société aristocratique et non d'une société démocratique: si on me le conteste je discute un peu pour étayer mon propos, si mes interlocuteurs restent enfermés dans leur certitude je n'essaierai pas à toute fin de les convaincre parce que la croyance est toujours un moteur plus puissant que la science.
Je me dis conspirateur parce que conspirer c'est avoir le temps et s'accorder avec son environnement en se disant que la réalité effective est toujours plus forte que toute croyance. Il y a fort longtemps, quelque chose comme dix ou onze millénaires, certaines personnes ont découvert qu'il y avait moyen de prendre des positions éminentes dans la société en contournant le problème lié à cela, qu'on nommera la responsabilité. Ce moyen, on peut le nommer l'élection. Il se trouve qu'à long terme la réalité effective est plus puissante que la réalité symbolique, et qu'à court terme c'est l'inverse. On peut toujours parvenir à s'opposer à court ou moyen court terme à un système de croyances étayé par une réalité symbolique en s'appuyant sur un autre système de ce genre, mais si on s'appuie sur un système étayé par la réalité effective on doit viser le long ou le moyen long terme.
Qui raconte l'Histoire? Dans l'ensemble, les vaincus. Parce que les idéologies déconnectées de la réalité effective échouent toujours mais que leurs tenants ne peuvent le plus souvent pas croire que leur échec a une cause interne liée à leurs dogmes de base, l'un entre autres étant une des multiples variantes de “l'élection”, du principe indémontré et indémontrable que les personnes occupant une position éminente dans la société sont “les meilleurs”. Il m'arrive, pour le plaisir de fabriquer des fictions amusantes, de “raconter l'Histoire” sous la forme canonique, la raconter “sérieusement”. Bien sûr, pour un même segment du passé je peux produire dix versions différentes qui auront toutes la même apparence de sérieux et qui seront divergentes, parfois opposées. Quand on est acteur d'un épisode historique on peut autant que possible rassembler le plus d'éléments possibles pour décrire chaque séquences de cet épisode, de manière à en produire un récit qui soit le moins subjectif possible. Bien sûr, en tant qu'acteur on aura sa propre analyse de la séquence mais si on est honnête on sait que ce n'est qu'une analyse possible parmi plusieurs, car chaque acteur de l'épisode en aura une différente, elle aussi partielle et partiale. Pour obtenir une représentation aussi exacte que possible d'une séquence sur laquelle on ne dispose que de traces symboliques, des discours, des images et des récits, on doit rechercher le plus de traces possibles venant d'acteurs aussi divers que possible, de ceux les plus impliqués jusqu'aux observateurs les plus neutres – neutres relativement à la séquence, qui décriront tel événement dans le cadre de leur propre récit sans connaissance de celui qui “fait sens” du point de vue de ceux qui auront produit la situation. C'est d'ailleurs un des objets, un des motifs de “l'Histoire globale” qui se développe depuis quelques décennies et qui arrive progressivement à maturité: obtenir la représentation d'une certaine situation en tenant compte de tous les témoignages et non des seuls qui furent produits par les acteurs impliqués dans la situation en tant que moteurs des événements ou en tant qu'ils les subissent. Si par exemple tel acteur raconte qu'il a réalisé un certain nombre d'actions en tels lieux en telles dates où il rencontra telles personnes, vérifier la chose ne se fera pas correctement si on se repose sur les seuls témoignages d'autres acteurs impliqués, qu'ils confirment oui contestent, parce qu'il n'est jamais assuré que ces acteurs n'auront pas des motifs personnels de ne pas rendre compte de l'effectivité des choses.
Pour exemple, certaines affirmations de Chateaubriand concernant, tant son activité de touriste lors de son “voyage en Orient” (le pont-aux-ânes des jeunes gens bien nés et fortunés de son époque) que celle de diplomate en d'autres périodes, apparurent douteuses par après parce qu"il y avait des contradictions internes ou des témoignages d'autres acteurs impliqués qui ne les confirmaient pas, voire les infirmaient. Depuis, nombre d'historiens d'occasion ou de métier ont précisément fait ce travail de rechercher des témoignages indirects ou d'acteurs non impliqués dans la séquence et pour qui la présence ou l'absence de Chateaubriand en tel lieu à tel date n'avait pas d'incidence sur leur propre récit historique. Autre cas, le rôle exact des acteurs et les circonstances précises lors des négociations entre les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France libre et la Résistance, pour renforcer la Résistance, spécialement les maquis du sud-est, peu avant le débarquement du 6 juin 1944. On a les témoignages de trois acteurs importants, Churchill, de Gaulle et pour la Résistance, Emmanuel d'Astier. Chaque récit diffère, que ce soit sur le rôle de chacun, les circonstances précises de rencontres entre ces acteurs et les paroles des uns et des autres. Le récit de d'Astier a l'intérêt de donner des éléments factuels dont il n'est pas le simple témoin, des documents venant d'autres acteurs engagés dans d'autres camps que le sien, des précisions sur les lieux et acteurs qui ne sont pas de lui, les cotes d'archives administratives, etc. Il est comme les deux autres, un témoin non fiable car engagé, mais se garantit de sa propre subjectivité en donnant des éléments qui permettent à qui le veut de construire un autre récit, moins subjectif.
Tout témoignage est subjectif car venant d'un sujet, lequel ne peut témoigner qu'à partir de son point de vue, cela dit de manière effective: on observe la réalité d'un et un seul point, celui qu'on occupe dans l'univers. Nommer les choses, les décrire, les situer, est à partir d'une position précise. Pour exemple, pourquoi “la gauche” et “la droite” pour désigner des orientations politiques? Parce que “la gauche” siégeait à la gauche du président de l'Assemblée; “la droite” à sa droite. Si on avait considéré leurs positions relativement à leur propre position dans l'hémicycle, “la droite” aurait désigné les radicaux, “la gauche” les modérés. Comme dit dans ce texte ou un des deux autres en cours, il y eut d'autres qualificatifs qui correspondirent à d'autres moments de la période, dont certains sont restés, pour spécifier un autre critère d'opposition ou une autre organisation spatiale des groupes, par exemple “girondins” et “jacobins” qui recouvre largement les oppositions “modérés” et “radicaux” mais porte avant tout sur l'organisation des pouvoirs dans les territoires, ou “Montagne” contre “Marais” parce qu'au lieu de se séparer horizontalement on le fit verticalement, les uns “en haut”, les autres “en bas”. Je sépare les réalités effective et symbolique: de réalité il n'en est qu'une, un symbole est une réalité observable et effective, c'est un objet qui “agit dans le monde”. le moyen est le message, ou le message le moyen, sous cet aspect aussi. Pour mémoire, le propos de McLuhan:
«Dans des cultures comme les nôtres, depuis longtemps habituées à séparer et diviser les choses comme un moyen de contrôle, il est parfois un peu choquant de se faire rappeler que, d'un point de vue effectif et pratique, le moyen est le message [...], que les conséquences individuelles et sociales de tout médium – c'est-à-dire, toute extension de nous-mêmes – proviennent du changement d'échelle produit dans nos entreprises par chaque extension de nous-mêmes, ou par toute nouvelle technologie».
J'ai entamé un nouveau billet, à propos de l'intelligence artificielle, pour explorer une parmi mes opinions tranchées, l'intelligence artificielle, ça n'existe pas. Cette opinion ne porte pas sur le fait mais sur son usage. Le mot “intelligence” a bien des acceptions, de même celui “artifice” et ses dérivés. À la base, le mot “intelligence” signifie quelque chose comme “discernement” ou “compréhension”, il dérive d'un verbe dont la racine signifie “cueillir”, “choisir”, “dire”, et non pas “lier” comme il se dit parfois, et le préfixe, “entre”, d'où le sens originel: discerner c'est “choisir entre”, comprendre, “prendre ensemble”, car pour choisir il faut “avoir le choix“. Cette dernière étymologie est approximative, et surtout faite pour pointer que des acceptions parfois contradictoires peuvent s'expliquer parce qu'on ne retient qu'une partie du sens nodal à partir duquel on fera de la rhétorique, essentiellement métaphore et métonymie, comparaison et proximité. La langue est, disons, spontanément rhétorique, on ne dispose pas d'une infinité de mots parce qu'on ne dispose pas non plus d'une mémoire infinie, on s'en arrange en donnant aux mêmes termes des acceptions différentes selon ce qu'on en retiendra dans le sens ou la forme, on pourrait nommer ça un fonctionnement synaptique: les mots sont des nœuds, les sens se relient à d'autres sens portés par d'autres mots, à l'instar des neurones qui se lient à d'autres neurones par des synapses et selon tel et tel ensemble de relations, un même neurone participe de plusieurs fonctions. Comme beaucoup de réalités la langue fonctionne en réseau. Un artifice est une réalité “faite avec art”, “fabriquée”, et s'oppose aux réalités immédiates, disponibles sans avoir à les modifier ou les combiner. Il se trouve que, passé au filtre de l'interprétation de la langue par les idéologies “chrétiennes”, le mot “intelligence” a évolué pour désigner, nous dit le TLF, une «fonction mentale d'organisation du réel en pensées chez l'être humain, en actes chez l'être humain et l'animal». Dans son acception première, l'intelligence artificielle se rapproche plus des significations anciennes, c'est un instrument fabriqué en vue d'aider à des choix ou à y procéder, mais nul ne peut s'empêcher d'“interpréter”, et notamment à partir des acceptions les plus usuelles, l'intelligence étant une “fonction mentale”, les vecteurs d'intelligence artificielle sont donc des “machines pensantes”. C'est en cela que l'intelligence artificielle, ça n'existe pas: les machines ne pensent pas, n'ont pas de “fonctions mentales”. Par contre leurs fabricants et concepteurs pensent. Et ils transfèrent une partie de leur pensée, de leur “esprit” en tant que ce qui constitue nos “fonctions mentales”, dans les artifices, les “extension de nous-mêmes”.
Remarquez, c'est bien plus large. Si nous sommes spontanément animistes ça n'entre pas nécessairement dans une représentation animiste de la réalité, ce que nous faisons effectivement avec les artifices, y transférer une partie de notre “âme”, nous le faisons symboliquement avec toute réalité, nous tendons spontanément à attribuer des intentions à toute réalité avec laquelle nous interagissons. Je prends dans d'autres textes le cas d'un choc inattendu avec un objet, un coin de table par exemple: de manière informulée ou formulée nous allons invectiver l'objet, lui attribuer une intention. Par après il se peut que nous corrigions nos attributions et placions l'intention, se déplacer, en nous, puis selon notre rapport à nous, considèrerons cela comme un accident ou un acte volontaire – bien des personnes ont du mal avec ces questions d'intentionnalité et ne peuvent croire que ce qui leur arrive ne découle d'une intention, elle trouveront donc une explication qui de quelque manière peut être qualifiée de “psychique”, en lien avec cet objet nommé “âme” ou “psyché”, tels “l'inconscient”, ou une “pulsion d'autodestruction”, ou “la volonté divine” (cette âme est censément une part de divin dans les humains ou autres animés), etc. –; il se peut aussi que nous ne la corrigions pas. Enfin, je ne parle pas pour moi car j'en reste à ce niveau élémentaire d'animisme instantané. Certains objets, les automates, ont une certaine autonomie limitée et ce qu'on peut décrire comme une volonté sans intentionnalité, ils sont conçus pour agir “par eux-mêmes” dans certaines conditions sans avoir intention de le faire, il y a une intentionnalité mais antérieure, celle des individus qui les conçoivent, les réalisent et les mettent en œuvre. Tout artifice, toute “extension de nous-mêmes”, modifie le réel. Plus ou moins mais il le fait. Notre société est ce qu'elle est non par le seul ensemble des humains qui en participent mais par l'ensemble des moyens et entités contribuant à son organisation et aux réalisations de toutes les actions qui lui permettent d'être telle qu'elle est. De ce fait, tout artifice est une entité dotée d'une certaine volonté et pour une partie d'entre elles, d'une certaine autonomie: un système automatique d'arrosage peut même se voir doté d'une certaine sensibilité, ne pas agir comme strict un automate, par exemple une sensibilité à l'humidité de l'air ou du sol qui lui permet de ne se mettre en action que si cette humidité passe en dessous d'un certain seuil.
La volonté d'un artifice est extrinsèque, elle provient pour partie de qui le conçoit et le met en œuvre, pour partie de qui le voit ou l'utilise, son intelligence, sa “capacité de discernement”, en part plus ou moins grande intrinsèque, son autonomie intrinsèque, sa sensibilité parfois intrinsèque, parfois extrinsèque. Notre propension à l'animisme doublée du fait que certains artifices sont dotés d'une grande volonté, d'une intelligence élevée, d'une grande autonomie et d'une sensibilité notable, expliquent largement pourquoi depuis un temps assez lointain nous nous racontons des histoires sur les artifices “vivants”, “dotés de conscience et de volonté propre”. À une époque donnée, cette fiction apparaîtra vraisemblable, donc pour certains vraie, concernant certains objets artificiels; à une époque ultérieure elle apparaîtra moins universellement vraisemblable. Dans les époques où elle apparaît vraisemblable, on inventera des récits qui auront les apparences de la rationalité dans le contexte où on les invente. La très ancienne légende de l'outil qui échappe à son maître pour agir de sa propre volonté et se tourner contre ce maître pour le détruire ou en faire à son tour son instrument. Les fictions sont des manières allégoriques de raconter le réel, quoiqu'en puisse croire un auditeur ou regardeur ou lecteur, toute fiction parle du réel, au moins celui symbolique, souvent celui effectif, au moins celui subjectif, souvent celui observable. Parfois elle évoque un réel non advenu, un “futur” mais à court ou moyen court terme, ou un réel décalé, un “autre monde” qui est celui-ci interprété selon une certaine subjectivité “non standard”. Je suis assez amateur de science-fiction, je le fus de la littérature ou autre forme de fiction dite fantasy ou science-fantasy, je le suis variablement de celles dites fantastique, et j'aime bien une sorte de fiction que le magazine Fiction nommait “insolite”, qui a des traits communs avec les précédentes avec la particularité d'une haute vraisemblance qui fait qu'on ne peut déterminer si ce qu'on nous représente est une “autre réalité” effective ou seulement une réalité subjective. D'assez longue date j'ai compris que ce dont nous parlent toutes ces formes, de même que les mythes et légendes anciens et certaines formes de récits historiques, est le réel immédiat des facteurs de ces fictions ou de leurs relayeurs – un récit “historique” élaboré par exemple en 2018 et repris par un autre auteur en 2019 ne parlera pas du même réel immédiat puisque l'époque et la subjectivité ne sont plus les mêmes. Et bien sûr, un récit élaboré en 1993 et lu ou récité en 2019 concernera principalement le réel immédiat de 2019 si le lecteur ou l'auditeur ne fait pas l'effort de décaler son point de vue, d'adopter autant que faire se peut celui initial.
Je parle de ça rapport au fait que pas mal de personnes essaient de voir ce qui dans des récits de science-fiction ou de “merveilleux scientifique” est de l'ordre de l'anticipation. Je pense entre autres à l'animateur-producteur de l'émission La Méthode scientifique sur France-Culture, qui régulièrement, en général un ou deux vendredis par mois mais d'autres jours aussi, selon les circonstances, traite de fiction “scientifique”, et durant ces émissions tente de déterminer ce qui dans tels récits, chez tels auteurs, est de l'anticipation, et ne manque pas de s'émerveiller que dans tel roman, tel film, l'auteur a anticipé telle invention ou tel type de contexte. Or, dans presque aucun cas il n'y a d'anticipation et quand ça arrive on peut supposer avec grande vraisemblance que c'est pur hasard, et qu'en outre l'auteur imagine un substrat et une “explication” sans le moindre rapport avec le substrat effectif et l'explication valide pour la réalité supposément anticipée. Un parmi bien d'autres auteurs dont on s'émerveille régulièrement de ses capacités d'anticipation est Jules Verne, or presque toutes ces “anticipations” ne tiennent pas la route d'un point de vue scientifique ou effectif, donc n'en sont pas. Les rares qui parfois, et pour un futur pas trop éloigné, résistent, portent sur les comportements, sont d'ordre “psychologique” ou “sociologique”. Quant à la littérature proprement de science-fiction, donc celle qui se développa principalement entre le début et le milieu du XX° siècle (comme pour tout on ne peut pas précisément dater mais du moins, pour l'essentiel la science-fiction commence peu avant la première guerre mondiale et s'achève au début des années 1960) autant ce qui ressort de la “hard science” comme on dit chez les amateurs, des sciences exactes, a plutôt mal vieilli en tant qu'anticipation, autant ce qui ressort de la “soft science”, des sciences humaines et sociales, résiste, soit comme témoignage de la subjectivité de l'époque, soit comme anticipation. Je pense entre autres au film 2001, l'Odyssée de l'espace, qui reste un remarquable récit sur l'imaginaire de “l'ailleurs” et de “l'autre”: son auteur a pris soin de ne pas tenter de donner de la vraisemblance factuelle à grands renforts d'explications “scientifiques” ou en représentant les points les plus problématiques, comme la manière dont la “navette spatiale” du début (qui sinon les décors et costumes vaguement “futuristes” n'est rien de plus que l'intérieur d'un avion de ligne moyen ou gros porteur) décolle et alunit, ou dont l'énorme vaisseau de la partie interplanétaire du film se propulse et maintient respirable une atmosphère de très grand volume. En fait, les seules parties qui présentent un instrument “du futur” de manière plus détaillée avec quelques éléments d'explication (bien moins que dans le roman, cela dit) sont celles concernant l'ordinateur HAL (en version française, CARL), qui ont pris un sacré coup de vieux, rapport au fait que ledit ordinateur ressemble plutôt à un vieil IBM de la fin des années 1950 qu'à, ne serait-ce qu'un ordinateur de 1968, et ne parlons pas de ceux à base de microprocesseurs, encore dans les limbes de l'avenir à l'époque de la réalisation du film. Un vieil IBM en costume “futuriste”.
Difficile d'anticiper les technologies, parce qu'on ne peut pas imaginer ce qui n'est pas. Pour les comportements il n'en va pas de même, parce qu'on a une longue expérience de notre humanité, que celle-ci a très peu varié depuis les plus anciens temps dont on garde des traces de la réalité symbolique encore interprétables à partir du point de vue de leurs producteurs, et donc qu'on peut imaginer le futur à moyen ou moyen court terme avec une certaine validité, en extrapolant à partir de son présent selon une évolution “vers le pire” ou “vers le meilleur” ou toute autre possibilité entre les deux. Si vous envisagez de vous lancer dans la littérature de science-fiction en escomptant produire un récit qui fasse s'ébaudir les futures animateurs d'émissions scientifiques sur vos capacités visionnaires, je vous conseille de ne pas viser trop loin dans le temps, une à trois générations, de supposer que tout ce qui est d'ordre technique ou technologique sera la même chose en plus simple ou plus efficace ou moins encombrant ou un peu les trois, de ne pas trop vous attarder sur les détails de type scientifique (ça vieillit très mal: expliquer la technique du futur et les voyages interplanétaires à partir de la mécanique et de la cosmologie de la fin du XIX° siècle apparaît très ringard après les développements de la relativité einsteinienne et de la mécanique quantique); pour le social, je vous conseille de proposer “la même chose en un peu” – pire, meilleur ou différent. Le “un peu” dépend surtout de ce que vous envisagez comme distance au présent et comme moment d'ébaudissement: si c'est dans les quinze à vingt-cinq ans, un peu pire, dans les trente à soixante ans, un peu meilleur, au-delà, un peu différent et un poil pire dans le général, un poil meilleur dans le particulier. Bien sûr, plus vous visez à émerveiller sur votre clairvoyance loin dans le futur, plus il vous faudra ne pas développer de considérations techniques ou scientifiques trop précises: les “futuristes” de la fin du XIX° siècle, que ce soit les romanciers ou les “futurologues” de l'époque, ont tous imaginé une aviation de l'avenir, et tous ont imaginé des engins à base de ballons gonflables ou des avions à propulsion mécanique par ailes battantes. Si vous souhaitez évoquer les voyages à très haute altitude de la toute fin du XXI° siècle, ne parlez pas de fusées, ne précisez pas trop l'altitude et ne détaillez pas le mode de propulsion, vous vous tromperiez; une simple mention de “la navette rapide” et des détails pittoresques sur “la courbure de la Terre” et la beauté époustouflante du spectacle suffiront – ne parlez pas non plus de hublots ou de verrières panoramiques, possible qu'on se passe bientôt d'une vue directe pour se contenter d'une vue sur écran.
Pourquoi viser le “un peu pire” à une génération, le “un peu meilleur” à deux générations, le “un peu pire et un peu meilleur” à trois générations? Parce que le futur ressemblera beaucoup au présent, pour une majorité des humains le temps de leur propre jeunesse “c'était mieux”, de la jeunesse de leurs parents “c'était pire”, de la jeunesse de leurs grands-parents, c'était mieux sous certains aspects, pire sous d'autres; en contraste, le présent sera selon le point de référence dans le passé, pire qu'une génération avant, meilleur que deux générations avant, “différent” que trois générations avant. Cela vaut pour toutes les générations sauf celle qui est encore dans la jeunesse, et pour qui ce qui précède est malaisément imaginable. Subjectivement, sa propre jeunesse est pour une majorité d'humain “la meilleure époque”; symboliquement, “les jeunes” sont censés avoir “une meilleure vie”, et “les vieux” en avoir eu et de nouveau en avoir une “différente”, à la fois pire et meilleure. Postuler que l'époque actuelle est pire que celle d'une génération avant naît du contraste entre la perception d'un “mieux” et le constat d'un “pas très différent”: si les choses vont mieux mais qu'elles ne semblent pas différentes, c'est qu'il y a du pire dans cette histoire. Difficile de déterminer ce pire, en général on le reporte sur “les jeunes”, qui font n'importe quoi et dégradent tout. Bien sûr, la classe d'individus “les jeunes” ne correspond pas à la perception subjective: une bonne part des personnes de ma génération et au-dessus se perçoit d'un point de vue subjectif “encore jeune” ou “toujours jeune”, j'en parle de l'intérieur car j'ai aussi cette perception subjective, mais les mêmes, parlant en termes de “classes d'âge”, se placeront eux-mêmes parmi “les vieux” ou, pour l'euphémisme actuel, “les séniors”, et en contraste “les jeunes” seront les classes d'âge allant, en gros, de dix à trente ans – quoique, depuis quelques temps “la jeunesse” tend à se décaler vers les classes d'âge dites de la population active, soit en gros de vingt à cinquante-cinq ans. Enfin, c'est plus compliqué que ça, tout dépend de votre classe sociale et de votre secteur d'activité. Passons.
Le futur ressemble beaucoup au passé: à un instant donné, plus il sont distants, plus il apparaissent différents. Il m'arrive d'évoquer un type intéressant car extrêmement subjectif, Alain Finkielkraut. Ce n'est pas le seul, j'entendais il y a peu (hier 21 juin 25019) le supposé philosophe Luc Ferry causer sur ma radio, France Culture, dans l'émission Les Chemins de la philosophie. À dire vrai, je ne l'ai pas entendu longtemps tant son discours est prévisible et de peu d'intérêt. En moins de cinq minutes il a fait au moins trois remarques, probablement plus mais je n'étais pas à ce point vigilant que j'aie relevé toutes ses remarques du genre, donc au moins trois qui se résumaient à, sur telle question ou dans tel domaine “c'est pire qu'avant” et “les jeunes n'ont plus de repères et font n'importe quoi”. Le bon vieux «tout fout le camp, la société se dégrade et il n'y a plus de saisons, ma bonne dame!». Finkielkraut et Ferry ont ceci en commun que de leur point de vue le “bon”, “vieux”, “temps”, est une période considérée aujourd'hui par beaucoup comme une des pires parmi la multitude de “mauvais vieux temps”. Question de génération: le premier est né le 30 juin 1949, le second le 3 janvier 1951, ils ont donc vécu toute leur enfance dans un pays qui disparut au moment où il entrèrent dans leur adolescence ou en atteignirent le seuil, la France coloniale qui, au moment de leur naissance, en était à son “chant du cygne”, le moment de plus grande célébration qui précéda ou accompagna le début de la fin, la décolonisation, la fin de la fin étant 1962 avec la perte de la dernière grande colonie suite à une guerre longue, et sale en plus, qui faillit se terminer en guerre civile ouverte. Pour la suite, il y eut la décennie 1960, où leur légère différence d'âge et leurs origines sociales assez différentes expliquent en partie un parcours assez différent aussi jusqu'au milieu de la décennie 1980. Entre autres choses, Ferry passa à côté de “mai 68” alors que Finkielkraut fut en plein dedans, et dans une des franges les plus extrémistes (en paroles du moins) les “maos”, même s'il s'en éloigna assez vite par après; même s'il n'en fut pas la figure la plus marquante Finkielkraut participa de ce mouvement informel qu'on nomma «les nouveaux philosophes», qui ont en commun d'avoir été des “soixante-huitards” assez radicaux pour beaucoup d'entre eux avant de, plus ou moins vite et plus ou moins loin, presque tous se “droitiser”. Factuellement, Ferry et Finkielkraut sont sur des lignes idéologiques proches dès le milieu des années 1980, et indifférenciables depuis le début du troisième millénaire; ce qui les différencie le plus est leur statut dans la sphère des “intellectuels français”: Finkielkraut y a une position bien plus établie. Faut dire, la qualité d'intellectuel de Ferry est assez douteuse, ce n'est pas parce qu'on exprime sa pensée qu'on fait pour cela preuve d'intelligence... Trêve de perfidies, Ferry se disqualifie assez bien lui-même sur ce point pour qu'on n'aie pas à le faire pour lui.
Ces deux-là m'intéressent relativement au point mentionné: ils situent “le bon vieux temps” à une période pas spécialement vue comme telle par leurs contemporains ni par les générations plus jeunes, en gros la période 1950-1965. Ce que mentionné aussi, une période considérée par beaucoup comme de “mauvais vieux temps”, ne rend pas plus compte de la réalité de cette période, d'autant moins que – déplacement du temps faisant –, elle redevient un “bon vieux temps” version mitigée (différente avec du mieux et du pire, mais un mieux plus mieux et un pire moins pire, une époque “plus vivante” que celle actuelle ou que celle immédiatement postérieure, la nostalgie “bon vieux temps” se reportant plutôt sur la période allant de la toute fin de la décennie 1970 au tout début de la décennie 1990), comme dit, la représentation qu'on a d'une certaine période se relie à sa distance au présent, et non à son effectivité. Ferry et Finkielkraut ne sont pas mitigés, ils la décrivent comme un absolu Bon Vieux Temps. Depuis, et spécialement à partir de l'année 1968, “tout se dégrade”; comme on dit, «tout fout le camp». Pendant tout un temps, en gros du milieu de la décennie 1980 au milieu de la décennie 2000, Finkielkraut et Ferry étaient assez en décalage avec l'air du temps. Non qu'ils aient fait figure de pestiférés, au contraire, malgré leur propre perception (surtout celle de Finkielkraut cependant) ils ont de longue date figuré en bonne place dans les “milieux intellectuels”, et pour partie dans les milieux de pouvoir politique ou/et économique: dans la réalité observable, quelle que soit la période considérée on trouvera toujours à-peu-près la même proportion de réformistes, de conservateurs, de révolutionnaires et de réactionnaires, les seules franges plus variables étant les “centristes” et “extrémistes”, qui ne sont pas proprement des franges ou factions mais l'indice d'une variation dans les tendances sociales profondes: quand il y a une certaine stabilité structurelle, les agrégations se font “vers le centre”, dans les périodes plus instables, “vers les extrêmes”. Une des raisons pour lesquelles la récente tentative “centriste” du mouvement initié par Emmanuel Macron n'arrive pas à tenir sa promesse de “et en même temps”™, de “et de gauche et de droite”©: dès lors que l'exécutif actuel et sa majorité parlementaire veulent se positionner au centre sans remettre en cause la superstructure, nécessairement ils infléchissent leur pratique “vers la droite”, parce qu'actuellement la superstructure a son centre de gravité déporté “vers la droite”, vers la conservation et la réaction. Je l'ai écrit, j'adhère assez peu à cette polarisation entre gauche et droite parce qu'elle n'est plus fonctionnelle – je ne suis pas le seul, loin de là, nombre de mes contemporains savent aussi qu'elle a fait son temps, par contre la conclusion qu'ils en tirent le plus souvent, que l'opposition binaire qui en est le substrat, a aussi fait son temps, n'est pas aussi simple et évidente, les repères qui définissaient cette opposition-ci ont fait leur temps, donc les termes “gauche” et “droite” ne sont plus des réalités symboliques fonctionnelles, mais l'opposition demeure, et pour l'essentiel sur des blocs idéologiques assez similaires. Disons, on est en gros dans la situation du moment où cette opposition gauche-droite a commencé de recouvrir ces deux blocs, mais la dogmatique de “la gauche” et de “la droite” sont tout autres, et les termes ne désignent plus les mêmes ensembles dogmatiques mais toujours les mêmes blocs idéologiques.
Ferry et Finkielkraut. Pourquoi fixent-ils de manière inconditionnelle “le bon vieux temps” à cette période, qui n'apparaît pas spécialement meilleure, ni spécialement pire cela dit, qu'une autre? Je ne sais pas. Je le constate, voilà tout. C'est comme cette question de complots: autant que je sache, il n'y en a guère qu'on puisse proprement nommer tels, ils se constituent sans qu'il n'y ait ni desseins secrets, ni intention de nuire. Bien sûr, à un moment ça dérive vers l'un ou l'autre ou les deux, ou alors ça cesse avant d'y verser. D'une certaine manière, le plus souvent il n'y a pas proprement d'intention. Une société est un artifice, dire comme je le fais que les sociétés sont des organismes c'est dire, malgré les précautions que je prends pour relativiser ce qualificatif et préciser qu'il s'agit d'une modélisation, non d'une réalité effective, qu'il s'agit d'une entité animée, qu'une société à “une âme”. On peut définir ce concept de diverses manières, reste ce nœud essentiel qui vaut pour les matérialistes, les idéalistes et même les réalistes, qui se débrouiller comme ils peuvent avec les concepts assez consensuels, qu'ils y adhèrent ou non: “l'âme” s'associe avec l'intentionnalité. Quand le poète s'interroge sur l'âme des inanimés, voici précisément la question qu'il se pose, qu'il leur pose, qu'il nous pose:
«Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?».
Il se pose la question de l'intentionnalité. Dans ce billet ou un des deux autres en cours (vérifié: dans celui-ci) je me moque de cette notion d'objet inanimé avec âme, puisque s'ils ont une âme ils sont nécessairement animés. Vous l'aurez compris en me lisant, je fais souvent le rhéteur sur ce point, je pratique la figure de style proprement nommée question rhétorique ou oratoire, laquelle «consiste à poser une question n'attendant pas de réponse, cette dernière étant connue par celui qui la pose». Tantôt on en use pour créer une identification entre soi et les auditeurs ou lecteurs, tantôt pour faire le faux naïf, ce qui souvent crée sinon une identification, du moins une apparence d'intimité ou de complicité. Bien sûr, je suis comme vous, même sans connaître le texte ni le contexte je comprends le sens, lui aussi rhétorique, de la question de Lamartine, et sais aussi que si je lisais le poème j'y verrais que la question est en fait une réponse, laquelle sera, “les objets inanimés ont une âme”. Dans le contexte du discours, s'entend: je ne suppose pas que Lamartine soit animiste au sens strict, il se peut que oui, il se peut que non, il s'agit là d'un poème romantique, donc d'un poncif d'époque. Peu importe de savoir si tel auteur croit à tel poncif, ni même si aucun romantique n'adhère à aucun de ces poncifs, il veulent être connus et reconnus par leur temps, donc ils y vont à fond dans les lieux communs et les formes attendues – ici, une ballade romantique brève en “vers français”, en alexandrins. Cela dit, les “objets inanimés” cités dans ce poème, la patrie (ici, la “petite patrie”, celle du titre, Milly ou la terre natale), les paysages (montagnes, vallons, vieilles tours, coteaux, sentiers...), les lieux et leurs parties (la “maison natale” ou une de ses dépendances, «Chaumière où du foyer étincelait la flamme, / Toit que le pèlerin aimait à voir fumer»), sont, dans une tradition ancienne, antique parfois, ou plus récente (époque préromantique où se développa le concept de “paysage” en tant que figure signifiante, qu'objet en soi), des “entités animées”, des objets ayant une âme, une intentionnalité. D'un point de vue objectif, rationnel, ce qui ne peut être le propre d'un artifice est, comme dit, l'intentionnalité. Si d'un point de vue effectif tout ce qui constitue un artifice ne lui est pas propre puisque c'est un artifice, une entité “faite par art”, fabriquée, une fois fabriqué il devient un objet autonome et dans le cas des automates, peut s'approcher de très près d'une entité animée sauf sur ce point, il n'a pas d'intention d'agir comme il agit: une forge automatique réalise toutes les actions que réaliserait un forgeron mais sans intention de le faire, et contrairement au forgeron continuera de “forger” même s'il n'y a rien à forger, sauf si bien sûr ses concepteurs ont placé un senseur qui lui permet de déterminer qu'il n'y a pas lieu de continuer son action. Mais là aussi il n'y a pas d'autre intention que celle du concepteur, leur senseur est proprement un régulateur, en ce cas un servomécanisme, «un dispositif, électromécanique ou autre, intercalé entre une commande et des opérateurs pour réaliser la concordance entre une intention et ses réalisations».
Une société est un artifice, un instrument au service de ses concepteurs. Ceux qui la conçoivent et la mettent en œuvre en ont conscience. Plus ou moins clairement mais ils en ont conscience parce que les intentions sont diverses, fonder une société est presque toujours un compromis et en tout cas le devient assez vite même si au départ il peut sembler y avoir une certaine unanimité. Pour qu'elle fonctionne aussi harmonieusement que possible on met en place des régulateurs, des mécanismes formels guidés par des règles, certaines d'application absolue, d'autres d'application conditionnelle. Sans considérer les appréciations diverses sur ces règles et leur mise en œuvre effective, il y a un certain consensus quant à leur validité. Mais leur réalisation en passe par des entités qui ont une intentionnalité, vous, moi, tous les humains qui composent cette société. Ils ont, vous avez, j'ai une conception de ce qu'est une société, de ses buts et des manières idoines de la réguler. Les humains naissent égaux en droits mais ne naissent pas égaux de fait. Je le disais, je ne dois pas vivre dans le même univers que Michael Albert. Il écrit ceci:
«Deux personnes, venant de deux situations différentes, n'auraient à-peu-près rien de commun mentalement. Si notre conformation physique était aussi flexible, certains d'entre nous marcheraient peut-être, d'autres ramperaient, d'autres bondiraient, d'autres voleraient, d'autres ne bougeraient jamais, etc. Si nous évoluions dans différentes voies nous donnerions différentes choses. Radicalement différentes».
Je vis dans un univers où certains humains rampent, bondissent, ou ne bougent jamais, sinon le minimum vital, respirer et assurer la circulation sanguine. Un univers où certains humains n'ont pas de bras ou de jambes, n'ont pas de rate, parfois n'ont pas de cœur ou de foie, ou s'ils en ont, qui ne sont pas fonctionnels. N'ont pas ou presque pas de néocortex, ou en ont un dysfonctionnel. Etc. Un univers où notre conformation physique ou fonctionnelle est flexible et ou cette variation ne découle pas de cette considération: «Nous avons besoin de nourriture pour faire croître nos organes. Nous avons besoin de stimulation visuelle et auditive pour que nos capacités de voir et d'entendre apparaissent correctement», un univers où «la base pour tout cela» n'est pas «fournie de manière innée, essentiellement semblable d'une personne à l'autre». Statistiquement oui, à-peu-près. Effectivement non, et pas si rarement pour les variations. L'acquis d'un langage symbolique de type humain n'est pas inné parce que cet acquis est la rencontre d'une certaine conformation et d'un certain contexte: aucun individu trop divergent physiologiquement de la moyenne, spécialement en ce qui concerne les organes sensibles et le système nerveux, ne l'acquerra; aucun humain hors contexte humain socialisé ne les acquerra. Il y a une conformation propre aux humains – et à quelques rares autres espèces – qui les rend accessibles à un langage symbolique propre aux humains mais, comme le montre chaque jour plus l'étude du développement des circuits neuronaux qui permettent cet accès, il n'y a pas de “module inné du langage” mais des sites dédiés à d'autres fonctions qui, par une adaptation mineure, permettent de les rendre aptes à construire une fonction secondaire permettant de développer un réseau de synapses qui rendra possible l'usage de ce langage symbolique. À remarquer que si le “centre de traitement” est en partie, mais en partie seulement, le même, la construction du système permettant l'accès à l'écrit n'est pas la même que celle qui permet l'accès au langage oral.
Une société est un artifice mais pour qui naît dans une société établie, elle est “précâblée”: il se peut que la première cellule d'un organisme s'interroge sur la meilleure manière de la construire, il est certain que toutes celles qui naissent dans un organisme constitué ne s'interrogent pas sur son existence ni sur sa structure. Une société est un organisme mais un organisme artificiel, la résultante de toutes les intentionnalités qui la constituent. Ce qui fait sa cohésion à l'origine est l'adhésion volontaire de ses membres fondateurs; ses membres par naissance en font partie sans l'avoir choisi. Un humain n'est pas une cellule et conserve nominalement toute son autonomie. C'est, comme le dit Ernest Renan de la nation, «un plébiscite de tous les jours». Il vaut toujours de citer un auteur un peu plus loin que les slogans auxquels on le résume trop souvent:
«Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible: le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province: “Tu m'appartiens, je te prends”. Une province, pour nous, ce sont ses habitants; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir». (Ernest Renan, 11 mars 1882, Qu'est-ce qu'une nation?)
Une nation, ou une société, «suppose un passé; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible: le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune». Un plébiscite de tous les jours, une refondation perpétuelle. Elle suppose aussi un futur, qui comme le passé se construit dans le présent: ce qui unit ses membres est une origine commune, son moment de fondation, pour un devenir commun, son projet. Une nation ou une société est en ce sens une famille: ses fondateurs se choisissent, puis s'unissent sous les hospices d'un contrat; de ce moment ils sont “un seul corps” mais par libre consentement et aussi longtemps que toutes les parties respectent le contrat et partagent un même projet. Les générations suivantes ne sont pas liées par ce contrat au départ mais par un contrat de subordination, implicite pour les “naturels”, explicite pour les “naturalisés”: on les requiert de respecter les règles, inconditionnellement pour les naturels, par consentement pour les naturalisés. En un second temps, il devraient à leur tour consentir au projet commun par choix, par «le désir clairement exprimé de continuer la vie commune». Or, le temps passant on le demande moins et surtout on ne le demande pas à tous, et parmi ceux à qui on le demande, certains renoncent à l'exprimer ou renoncent à le désirer. C'est que, pour être membre de plein droit de la société il faut à la fois le désirer et l'exprimer, et il faut, de quelque manière, “prêter serment de fidélité” et renouveler régulièrement ce serment, chaque jour “en son cœur”, et chaque tant (semaine, mois, an...) renouveler ce serment. Prenez ce texte:
«Je confesse à ×××× tout-puissant,
je reconnais devant mes frères
que j’ai péché en pensée, en parole,
par action et par omission.
Oui, J’ai vraiment péché.
C’est pourquoi je supplie
la bienheureuse Vierge Marie,
les anges et tous les saints,
et vous aussi mes frères,
de prier pour moi le Seigneur notre ××××».
C'est un serment. Cette version m'est propre parce qu'elle provient d'un texte où je questionne le nom remplacé ici par ××××, qui nomme l'innommé (non pas de mon point de vue – quoi que... – mais du point de vue des personnes qui font ordinairement ce serment, certains tous les jours, d'autres toutes les semaines, d'autres encore de loin en loin, à l'occasion de certaines cérémonies ordinaires ou extraordinaires). Ce serment suppose aux personnes qui le prononcent une commune origine qui fait d'elles des sœurs et des frères; dans le serment même cette communauté d'origine n'est pas mentionnée mais elle est spécifiée puisque, précise-t-il, «je reconnais devant mes frères», lesquels frères, et sœurs, sont toutes les personnes réunies pour le renouveler, ici et en tout lieu, aujourd'hui et en tous temps, qui sont toutes et tous “frères (et sœurs) en Jésus-Christ”, mention faite dans le même rite à d'autres moments. Ces personnes forment une nation, celle des “enfants de Jésus-Christ”, et comme celui-ci est un des aspects de ××××, les enfants de ××××. A noter que ledit Jésus, dans des récits censés rapporter des moments de son existence et certains de ses paroles, dit ceci:
« Survinrent sa mère et ses frères, qui, se tenant dehors, l’envoyèrent appeler. La foule était assise autour de lui, et on lui dit: Voici, ta mère et tes frères sont dehors et te demandent. Et il répondit: Qui est ma mère, et qui sont mes frères? Puis, jetant les regards sur ceux qui étaient assis tout autour de lui: Voici, dit-il, ma mère et mes frères. Car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère» (Marc, 3, 31-35, trad. Segond 1910).
Et plus loin encore:
«Pierre se mit à lui dire; Voici, nous avons tout quitté, et nous t’avons suivi. Jésus répondit : Je vous le dis en vérité, il n’est personne qui, ayant quitté, à cause de moi et à cause de la bonne nouvelle, sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou sa mère, ou son père, ou ses enfants, ou ses terres, ne reçoive au centuple, présentement dans ce siècle-ci, des maisons, des frères, des sœurs, des mères, des enfants, et des terres, avec des persécutions, et, dans le siècle à venir, la vie éternelle» (Marc, 10, 28-30, trad. Segond 1910).
Un autre orateur de la Bible et proprement fondateur de la secte juive dite chrétienne, ou dite “Église de Jésus-Christ”, Paul, tient un propos qui est une sorte de glose de ces deux passages, et de quelques autres, des Évangiles:
«Je dis la vérité en Christ, je ne mens point, ma conscience m’en rend témoignage par le Saint-Esprit: J’éprouve une grande tristesse, et j’ai dans le cœur un chagrin continuel. Car je voudrais moi-même être anathème et séparé de Christ pour mes frères, mes parents selon la chair, qui sont Israélites, à qui appartiennent l’adoption, et la gloire, et les alliances, et la loi, et le culte, et les promesses, et les patriarches, et de qui est issu, selon la chair, le Christ, qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni éternellement. Amen! Ce n’est point à dire que la parole de Dieu soit restée sans effet. Car tous ceux qui descendent d’Israël ne sont pas Israël, et, pour être la postérité d’Abraham, ils ne sont pas tous ses enfants; mais il est dit: En Isaac sera nommée pour toi une postérité, c’est-à-dire que ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais que ce sont les enfants de la promesse qui sont regardés comme la postérité» (Épitres de Paul, Romains, 9, 1-8, trad. Segond 1910).
Manière on ne peut plus claire de dire que les “enfants de Dieu” ne sont pas ceux “de la même chair” mais ceux qui se tiennent dans la promesse, qui font le serment et le renouvellent, en eux et parmi leurs “frères et sœurs en Jésus-Christ”, qu'il ne suffit pas d'être “de la chair des enfants de Dieu” pour faire partie de la nation, qu'on doit y ajouter de faire aussi le serment de fidélité à la nation, à la promesse, mais aussi que quiconque fait le serment entre à son tour dans la nation, dans la promesse. Dans la société comme membre à part entière. Se dire “frères en religion” n'est pas “manière de dire”, ou frères en toute chose: les Français ont une devise, «Liberté, Égalité, Fraternité», qui exprime de la manière la plus dense ce qui “fait société”: sans fraternité, pas de liberté ni d'égalité puisque ce qui nous fait libre est notre fraternelle égalité, ce qui nous fait égaux notre fraternelle liberté.
Je le disais, nous ne sommes pas égaux “par nature” ni “de droit”, mais nous sommes «égaux en droits», chaque membre de la société dispose des mêmes droits, et des mêmes devoirs; comme dit la chanson,
«L'État comprime et la Loi triche,
L'impôt saigne le malheureux;
Nul devoir ne s'impose au riche;
Le droit du pauvre est un mot creux
C'est assez languir en tutelle,
L'Égalité veut d'autres lois;
"Pas de droits sans devoirs, dit-elle
Égaux pas de devoirs sans droits"»
(Eugène Pottier, L'internationale,
musique Pierre Degeyter).
Les deux premiers vers de cette strophe ne sont pas des Vérités Éternelles mais des réalités circonstancielles, les deux suivants expliquent les cas où des circonstances pareilles ont lieu; les deux derniers posent la règle à viser pour éviter cela. Outre son propos, ce poème devenu chanson est intéressant par les liens qu'il entretient avec d'autres textes antérieurs, notamment de la Bible, tant Ancien testament que Nouveau Testament, je pense entre autres à un processus de régulation qui “restaure de l'égalité”, le jubilé: «Solennité publique de la loi mosaïque, célébrée tous les cinquante ans dans l'antiquité juive et à l'occasion de laquelle dettes et peines étaient remises». Loin que ce soit la seule loi ou règle, le seul rite du genre, en Grèce antique, à Rome dans sa période républicaine, et plus largement dans les sociétés à tendance démocratique, on prévoit des processus de remise des dettes matérielles ou morales à périodes régulières, en général au bout d'une à trois générations mais pour les sociétés restreintes, quelques dizaines ou centaines de membres, ça peut être beaucoup plus bref. Il existe aussi des processus d'égalisation qu'on peut classer sous une étiquette inventée par un socio-anthropologue du XX° siècle, Marcel Mauss, le potlatch. Je n'ai pas d'avis sur le choix de ce mot par Mauss, sinon que comme beaucoup d'inventeurs de concepts il a du sentir la nécessité de trouver un terme qui ne soit pas connoté. Une méthode pour contourner ce problème est de forger un mot nouveau, en général, pour l'Europe occidentale et même centrale et orientale, et désormais un peu partout dans le monde, à partir d'éléments tirés du latin et du grec, une autre est d'importer un mot “exotique”, provenant d'une langue peu connue et peu pratiquée dans son propre contexte, désignant souvent un processus plus large que celui propre à l'usage des sociétés qui usent de ce mot. Le potlatch est une processus de “libéralité” qu'on pratiquait dans les Grèce et Rome antiques et qui est désormais connue sous le nom d'évergétisme:
«Forme de générosité pratiquée par les notables devenue pratiquement obligatoire pour toute magistrature importante dans le monde hellénistique puis dans les cités latines et consistant à financer banquets publics, spectacles gratuits, édifices d’utilité publique, etc.».
Dans la Rome républicaine elle n'était pas “pratiquement obligatoire“, elle était obligatoire tout court, ou plus exactement, elle était réglementée: quand un notable s'engageait à financer un événement ou des travaux il y était tenu, et s'il y manquait les citoyens pouvaient acter contre lui pou qu'il s'exécute, et faute de ressources disponibles ses biens pouvaient être saisis. Elle devint obligatoire par le système de la “clientèle” où les potentiels magistrats devaient promettre ces libéralités pour parvenir à se faire désigner, au risque de sanctions lourdes s'il manquait à ses engagements.