Il est peu vraisemblable que la Ligue des droits de l’homme – pas plus que les organisations syndicales ou les 450 universitaires qui sont intervenus au soutien des écritures de la LDH – a pu sérieusement penser que le juge du référé-liberté du Conseil d’Etat allait suspendre l’état d’urgence ou enjoindre au président de la République de mettre fin à l’état d’urgence, qui court, aux termes de l’article 1er de la loi du 20 novembre 2015, jusqu’au 26 février 2016.
La requérante s’était appuyée sur les conclusions d’une communication du président de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, appelé depuis à d’autres fonctions, déjà évoquée ici. Elle avait relevé que, de fait, les mesures prises au titre de la loi du 3 avril 1955 modifiée était désormais plus rares qu’à la mi-novembre, et en déduisait que le président de la République devait faire application des dispositions de l’article 3 de la loi du 20 novembre 2015, selon lesquelles il peut à tout moment être mis fin à l’état d’urgence par décret en Conseil des ministres.
Le juge du référé-liberté a en premier lieu considéré, ce qui est imparable en droit, que dans la mesure où d’une part la déclaration de l’état d’urgence résulte non plus d’un acte administratif (le décret du 14 novembre 2015), mais d’une loi, et où d’autre part il n’entre pas dans les pouvoirs de ce juge de confronter directement la loi à la Constitution en dehors de la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, il n’est pas permis à ce juge de prononcer la suspension de l’état d’urgence.
S’agissant en second lieu de la demande d’injonction faite au président de la République, le juge du référé-liberté du Conseil d’Etat se reconnaît compétent pour en connaître car c’est un agissement administratif (et non législatif) qui est en cause. Logiquement au regard de sa jurisprudence en matière d’actes administratifs de nature « politique », où l’exécutif dispose d’une très large marge de manœuvre, le juge administratif estime qu’il ne peut exercer qu’un contrôle superficiel de la nécessité pour le président de la République de mettre fin à l’état d’urgence.
C’est à l’aune de cette réserve considérable que le juge du référé analyse les arguments présentés par l’exécutif pour justifier la persistance de l’état d’urgence : « il résulte de l’instruction que le péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public qui a conduit, à la suite d’attentats d’une nature et d’une gravité exceptionnelles, à déclarer l’état d’urgence n’a pas disparu ; même s’ils ont été de moindre ampleur que ceux du 13 novembre, des attentats se sont répétés depuis cette date à l’étranger comme sur le territoire national et que plusieurs tentatives d’attentat visant la France ont été déjouées ; la France est engagée, aux côtés d’autres pays, dans des opérations militaires extérieures de grande envergure qui visent à frapper les bases à partir desquelles les opérations terroristes sont préparées, organisées et financées ; les mesures qui ont été arrêtées, sous le contrôle du juge administratif, à qui il appartient de s’assurer qu’elles sont adaptées, nécessaires et proportionnées à la finalité qu’elles poursuivent, ont permis d’atteindre des résultats significatifs ; si leur utilisation est moindre que dans les jours qui ont suivi la déclaration de l’état d’urgence, il résulte tant de l’instruction écrite que des débats au cours de l’audience publique qu’en se fondant, dans l’exercice du pouvoir d’appréciation étendu qui est le sien, pour s’abstenir de prendre un décret mettant fin à l’état d’urgence, sur ce que leur prolongation, leur renouvellement ou le prononcé d’autres mesures contribuent à prévenir le péril imminent auquel le pays est exposé (…), le Président de la République n’a pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale qui justifierait que le juge des référés fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ».
Le juge administratif ne fait ici comme ailleurs que se situer dans le prolongement des travaux préparatoires à la loi du 20 novembre 2015, et donc dans la perspective « sécuritaire » et alarmiste dans laquelle s’est volontairement engagé le législateur, qui s’impose aux juges – administratif ou judiciaire. Parmi de multiples exemples dans le même sens émaillant les débats parlementaires, on peut relever que, dans son rapport n° 177 du 19 novembre 2015, le président de la commission des Lois du Sénat indiquait ceci : « votre rapporteur doute malheureusement que l’évolution de la situation sécuritaire d’ici au 26 février 2016 permette au pouvoir exécutif de juger opportun la levée de l’état d’urgence » (p. 33). On sait aussi que l’exécutif a annoncé le dépôt d’un projet de loi visant à proroger l’état d’urgence, au-delà du 26 février, après que le président de la République a annoncé aux présidents des deux assemblées parlementaires, le 20 janvier, que cette prorogation était « tout à fait probable ». Et dans la matinée du 27 janvier 2016, devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale, le Premier ministre a réitéré que, selon lui, l’état d’urgence devait être maintenu.
Hélas, à rebours de ce que devait espérer la LDH, l’ordonnance du juge du référé-liberté du Conseil d’Etat ne pourra que renforcer l’exécutif dans cette volonté de prolonger l’état d’urgence. Le juge a en effet considéré que l’engagement de la France dans « l’éradication », selon l’horrible expression consacrée, de l’Etat islamique justifiait la permanence du péril imminent, de sorte qu’en réalité l’exécutif a lui-même créé les raisons du maintien – indéfini ? – de l’état d’urgence… Plus étonnant, il a considéré que l’état d’urgence avait permis d’atteindre des « résultats significatifs » que, faute peut-être d’avoir vu les pièces du dossier, on ne parvient pas à saisir – ce ne sont en tout cas pas les perquisitions administratives, qui échappent au contrôle effectif du juge administratif, qui peuvent avoir conduit à cette appréciation laudative en forme de boomerang pour la LDH…
Etat d’urgence : 1 ; LDH : 0, donc. Mais, comme il a été dit, la requête de la LDH, ainsi que les interventions en sa faveur, était en réalité « hautement symbolique ».
L’une et les autres voulaient témoigner que, en dépit de l’opinion prêtée à la majorité des français qui considèrent être protégés par l’état d’urgence, il en est d’autres, fussent-ils minoritaires, que cet état d’exception inquiète d’autant plus qu’il n’est pas adapté à la menace terroriste, comme le relève le professeur François Saint-Bonnet dans une revue juridique : « l'état d'urgence est largement dépourvu d'efficacité pour faire face à la menace djihadiste - une mise en examen en lien avec le terrorisme pour près de trois mille perquisitions (Le Monde.fr, 8 janv. 2016) - même si on ne peut lui ôter sa part de productivité psychologique. Il faut y mettre fin à présent (cela aurait dû être fait après la COP21, pour laquelle le contrôle de « zone » pouvait être justifié) et cesser d'y voir, avec ou sans constitutionnalisation, un outil juridique adéquat. Ce qui ne préjuge d'ailleurs pas de son efficacité pour faire face aux situations pour lesquels il a été conçu : autonomistes armés, insurgés politiques, etc. La lutte contre le terrorisme djihadiste passe surtout par la qualité du renseignement numérique et humain, c'est-à-dire par une action sans frontières spatiales et de long terme pour laquelle des outils juridiques suffisants existent, même s'ils sont moins visibles, donc moins médiatiques ».
En dépit de son sens, l’ordonnance Ligue des droits de l’homme est destinée à demeurer, du point de vue de la demanderesse et des intervenants en demande, comme l’expression d’un acte de résistance morale et intellectuelle contre le maintien de pouvoirs exceptionnels au profit de l’administration, fussent-ils contrôlés par le juge administratif. Pour l’honneur.