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Billet de blog 2 décembre 2023

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Désobeissance civile : les scientifiques s'engagent, la jurisprudence évolue

"Transgresser la loi pour exiger son application effective - nous dit Paul Mathonnet, avocat au conseil d'état - c'est le paradoxe qui fait la force de la désobéissance civile".

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L'idée qu'il faut savoir désobéir aux lois n'est pas nouvelle : elle a été mise en pratique, bien avant la guerre civile aux Etats-Unis, par le philosophe américain David Thiriau, qui refusait de payer des impôts à un Etat qui tolérait l'esclavage et menait une guerre injuste contre le Mexique. Plus tard, les vies de Ghandi, de Martin Luther King, de Rosa Parks, de Nelson Mandela ont été une longue suite de désobéissances civiles. Dans tous les cas, c'était l'idée de justice sociale qui sous-tendait leur action car être juste, ce n'est pas obéir aveuglément à des lois qui peuvent ne pas l'être, parce que promulguées par des êtres humains. La pensée philosophique a donné lieu à une théorisation sur l'éthique de la désobéissance civile, élaborée au vingtième siècle par le philosophe américain John Rawls

La désobéissance civile dans l'actualité, c'est agir en marge de la loi pour obtenir l'application de directives européennes souvent ignorées ou de décisions de justice bafouées par le pouvoir exécutif , le respect de l'article 1 du code de l'environnement annexé à la constitution, selon lequel tout être humain a droit à vivre dans un environnement sain, . Les exemples ne manquent pas : entrée par effraction sur le tarmac de Roissy en 2019, pour laquelle sept militants ont comparu devant le tribunal de Bobigny, manifestations contre des mégabassines construites illégalement, mise en place d'une zone à défendre sur le triangle de Gonesse, mobilisation contre le stockage de déchets radioactifs à Bures. Beaucoup de ces actions se concluent par des gardes à vue, suivies au mieux d'un rappel à la loi et au pire d'un procès. 

La désobéissance civile n'est plus l'apanage d'une poignée de militants, mais gagne le monde de la recherche : dès 2019, la revue britannique the Lancet publie un article énonçant, à l'attention des scientifiques,  l'éthique de ces actions : Cet article n'a rien d'original, car il reprend intégralement les critères énoncés par John Rawls : un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou  dans la politique du gouvernement. Elle doit aussi être décidée en dernier recours, lorsque tous les autres moyens juridiques et légaux ont été épuisés. 

Depuis 2022, les actes de désobéissance civile gagnent la communauté scientifique, qui n'accepte plus d'être ignorée lorsqu'elle proclame la gravité des crises qui nous attendent : c'est l'émergence du mouvement international Scientist Rebellion, qui regroupe plus de mille scientifiques militants et essaime des actes de désobéissance civile un peu partout dans le monde. C'est une tribune du Monde qui proclame que « la désobéissance civile des scientifiques est justifiée sur les plans éthique et pragmatique ». C'est, récemment, un dossier de Télérama, mis en pièce jointe. Parmi les critères légitimant une désobéissance civile, la question du dernier recours ne suscite guère de doute, tant le Gouvernement ignore les rapports scientifiques alarmants et n'écoute que les lobbies qui défendent leurs intérêts économiques, souvent au prix de mensonges éhontés sur les conséquences de leur activité (Monsanto, Total). Les trois scientifiques signataires de la tribune du Monde mentionnent que ce sont "les moins responsables [du réchauffement climatique] qui en subiront les pires conséquences", étendant ainsi, en ces temps de perturbations environnementales, la notion de justice sociale mentionnée par les deux philosophes américains aux plus démunis contre les ravages climatiques.

Paul Mathonnet estime, dans le dernier article du dossier de Télérama que "ces actions participent de la démocratie". Les militants qui ont suivi le procès de Bobigny référencé au début de cet article se souviennent de l'article 122-7 du code pénal qui se réfère à l'état de nécessité : "en cas de danger imminent, un acte constituant une infraction devient licite s'il est nécessaire pour éviter que ce danger ne se réalise et s'il reste proportionné à ce dernier". De fait, ce moyen de droit avait été évoqué par les avocats de la défense pour justifier les faits, mais l'état de nécessité exige que l'acte ait été en rapport avec le danger et ait contribué à l'écarter et, dans le cas du déréglement climatique, cela est quasiment impossible à établir. C'est pourquoi le tribunal a relaxé les prévenus pour la raison que l'action avait été non-violente et n'avait en rien perturbé le trafic aéroportuaire, tout en rejetant ce moyen de droit.  Mais la bonne nouvelle, c'est que "certains juges ont pris conscience que ces actions de désobéissance civiles sont un fait social appelé  à croitre avec la crise environnementale" et ceux-là rechignent  désormais  à être les exécutants aveugles de la politique du "tout-répressif" chère à Darmanin contre ceux qu'il appelle des "écoterroristes". Peut-être certains mesurent-ils l'aberration juridique qu'il y aurait à condamner des militants qui défendent leur cadre de vie alors que les "écocriminels" de Total et de Monsanto sont en liberté. La cour de cassation a ouvert la voie  en cassant le jugement d'appel condamnant "pour vol" les militants qui avaient dérobé dans une mairie le portrait de Macron. Mais là encore, le jugement a été cassé au nom de la liberté d'expression, sans que l'état de nécessité ait été retenu. C'est, plus récemment, le Conseil d'Etat qui fait échec à Darmanin en anullant le décret de dissolution des mouvements de la terre. Cela équivaut à dire que l'Etat doit accepter la désobéissance civile comme une contribution à la vie démocratique. La portée de ces jugements est considérable, car c'est une jurisprudence naissante qui est en train d'imposer une logique selon laquelle il sera interdit à l'Etat d'interdire. 

Article Telerama (pdf, 2.8 MB)

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