C’est à une succession de crises inédite que l’on assiste depuis l’accession d’Emmanuel Macron au pouvoir en 2017. Seule la pandémie, confinement oblige, a permis une pause longue dans le face à face tendu opposant le pouvoir et le peuple, qui a vu tous les territoires s’embraser tour à tour. La France périphérique des ronds-points a connu le mouvement sans précédent des gilets jaunes. Les réformes des retraites ont mobilisé des mouvements sociaux d’une ampleur inconnue depuis au moins 1995. La mort de Nahel est venue confirmer le niveau de violence de notre société qui se rapproche dangereusement du modèle étatsunien[i] et montre combien la braise couvait sous le feu dans les banlieues, jamais totalement éteinte depuis les « émeutes » de 2005[ii].
Le sentiment d’injustice est au cœur de toutes ces crises. Les gilets jaunes s’étaient rebellés contre une taxe qui, sous couvert de transition écologique, devait faire payer aux pauvres l’endettement causé par l’évasion fiscale des riches[iii]. Les travailleurs se sont soulevés en masse contre les deux réformes attaquant le système de retraites, au nom des injustices qu’elles eussent renforcé au détriment des plus précaires[iv]. Les jeunes des quartiers défavorisés se révoltent aujourd’hui contre ce qu’il est de plus en plus difficile de ne pas qualifier d’un racisme d’Etat[v], plongeant loin ses racines dans l’histoire coloniale de la république[vi]. La dissolution des soulèvements de la Terre et le harcèlement des militants écologistes illustre un autre ‘deux poids deux mesures’ tant l’appareil d’Etat réprime de manière fort inégale les citoyens qui se mobilisent pour sauver notre environnement et ceux qui le détruisent en promouvant un modèle agricole écocidaire[vii]. Derrière cette injustice généralisée, se dessine un pays érodé par la vague néolibérale depuis les années 80 et ses gouvernements faibles avec les puissants, tout à la reconquête de leurs privilèges amoindris depuis le compromis de 1945[viii] ; et durs avec les modestes, atomisés par le rouleau compresseur de la mondialisation[ix].
Une observation en profondeur de la France offre l’image d’un Etat qui craque sous le poids de ses trop nombreuses contradiction. Que penser en effet d’un pays qui a inscrit l’Etat providence dans sa constitution depuis 1946 mais est gouverné par un mouvement politique qui prône une start-up nation ubérisée[x] ; d’un pays qui bafoue quotidiennement les trois termes de sa devise républicaine, dans[xi] et hors de ses frontières[xii] ; d’un pays qui se rêve encore en puissance mondiale alors que son décrochage économique ne lui en donne plus les moyens[xiii] ; d’un pays qui a plus que jamais besoin de cohésion face aux défis environnementaux qui se profilent mais qui se voit rongé par la lutte des classes que lui impose son oligarchie[xiv] ; d’un pays enfin qui devrait écouter les angoisses existentielles et l’éco anxiété de sa jeunesse mais dont le centre de gravité démographique a basculé dans un troisième âge conservateur, pour ne pas dire réactionnaire[xv].
Inédite dans son déroulement par succession de vagues, cette situation de crise l’est peut-être également par l’absence de perspective politique[xvi]. Du côtés des révoltés, c’est la division qui prédomine : la France des gilets jaunes, celle des quartiers délaissés et celle des classes moyennes paupérisées ont bien du mal à converger dans leur luttes[xvii], même si des passerelles existent[xviii]. Sur l’échiquier politique, la situation paraît durablement bloquée et l’extrême centre peut très bien gouverner encore quatre ans comme cela, avec une majorité relative, des alliés de circonstance et des forces de l’ordre en roue libre[xix]. Ses efforts de triangulation[xx] iront de plus en plus vers une extrême droite dont on peut prédire qu’elle capitalisera encore sur les paniques[xxi] savamment entretenues par des médias bollorisés, travaillant un électorat vieillissant et volontiers antijeune[xxii]. Le crash-test de la réforme des retraites a mis les autorités à rude épreuve, mais elles n’ont pas « craqué » et déroulent maintenant leur agenda néolibéral[xxiii] comme si de rien n’était.
L’emballement des signes d’un illibéralisme prenant ses aises doit-il être traduit comme la preuve d’une « bascule », comme l’écrit Jean-François Bayart[xxiv] ? D’évidence, on ne peut que constater une suite sans fin de crises et une dégradation continue du climat socio-économique et politique de notre pays, accompagnées par le déni[xxv] et la fuite en avant autoritaire[xxvi] du pouvoir en place.
Jusqu’où ?
[i] « la ghettoïsation de certains quartiers français devrait nous inquiéter. En France comme aux Etats-Unis, les violences policières ne sont pas de simples accidents quand la confrontation des jeunes et de la police est une expérience quotidienne. En France comme aux Etats-Unis, les « petits Blancs » qui se sentent ignorés et maltraités finissent par rejeter ceux qui sont encore plus maltraités qu’eux, mais qui, à leurs yeux, leur ressemblent si peu. La manière dont les médias internationaux rendent compte des émeutes françaises n’est pas sans rappeler les images du meurtre de George Floyd et des émeutes qui ont suivi. Cela devrait nous inquiéter. » François Dubet, sociologue : « Tout se passe comme si les quartiers étaient dans un vide politique, comme si les rages et les révoltes ne débouchaient sur aucun processus politique » (lemonde.fr)
[ii] Voir la réaction de François Ruffin : Nahel : l'apaisement, mais comment ? | Le Club (mediapart.fr)
[iii] Impôt et transition écologique: le double gâchis | Mediapart
[iv] Réforme des retraites 2023 : injuste, inutile et impopulaire - Oxfam France
[v] « Il faut faire une distinction entre le racisme d'Etat, qui peut opérer au sein de l'appareil d'Etat, et un Etat raciste. Il ne s'agit pas de comparer l'Etat français à un Etat nazi ou à un apartheid. Il s'agit de dire qu'il y a un racisme qui a fini par s'installer dans les instances de l'Etat, à tous les niveaux ». Dans quelle mesure peut-on parler de "racisme d'état" en France ? – Libération (liberation.fr).
[vi] Les gauches, les immigré·es, les réfugié·es et les racisé·es : mythologie et réalités | Le Club (mediapart.fr)
[vii] Après les Soulèvements de la Terre, la FNSEA cible la Confédération paysanne | Mediapart
[viii] Thomas Picketty, Une brève histoire de l’égalité, Seuil, 2021.
[ix] L’euro : point de bascule du décrochage français ? | Le Club (mediapart.fr)
[x] Liens privilégiés entre Macron et Uber : le président français « assume à fond » | Mediapart
[xi] Mort de Nahel : chronique d’un drame annoncé | Mediapart
[xii] Thomas Borrel et al. Dir., L’empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Seuil, 2021.
[xiii] L’euro : point de bascule du décrochage français ? | Le Club (mediapart.fr)
LES RÉFORMES ANTISOCIALES DE MACRON ONT DÉTRUIT NOTRE PRODUCTIVITÉ - Élucid (elucid.media)
[xiv] L’affrontement, par Frédéric Lordon (Les blogs du Diplo, 29 mars 2023) (mondediplo.net)
[xv] Emmanuel Todd, interrogé sur les émeutes urbaines de 2005 : « J’étais sûr que Nicolas Sarkozy, responsable de cette flambée de violence dans les banlieues, allait payer en tant que ministre de l’Intérieur. Ces émeutes m’avaient plutôt rempli d’espoir... En réalité, elles ont marqué le début du moment où politiques et idéologues allaient être récompensés pour le fait d’agresser la banlieue et les jeunes. L’effet fondamental de ces événements a été de crisper un corps électoral vieux. La société française accouchait d’une gérontocratie de masse. Certains ont voulu voir des problèmes ethniques dans ce qui était en fait un affrontement entre personnes âgées et jeunes », Émeutes urbaines, le souvenir de Clichy en 2005 : « Un nouveau drame... cette fois, ce sera la guerre » (nouvelobs.com)
[xvi] Avant que le calme ne pèse comme un couvercle | Le Club (mediapart.fr)
[xvii] Cette convergence, appelée de ses vœux par Olivier Besancenot, n’a pas eu lieu : Olivier Besancenot : "Déclarer l'état d'urgence, ce serait jeter de l'huile sur le feu" (radiofrance.fr)
Voir également ce constat de Loris Guémart pour Arrêt-sur-images : « Pauvreté des villes, pauvreté des campagnes se rejoignent dans ces villes de la vallée de Seine, au croisement des deux environnements. Elles se rejoignent, mais sans croisement, sans émulsion. N'attendez pas ici de convergence des luttes : de la même manière qu'aux Mureaux, 40 km en amont de la Seine, les habitant·es des quartiers populaires ont regardé avec amertume les Gilets jaunes "découvrir" des violences policières qui les touchaient déjà depuis longtemps (sinon toujours) et n'avaient jusque-là pas déclenché l'indignation. » Dépolitisation des révoltes : "Le Monde", entre les lignes - Par Loris Guémart | Arrêt sur images (arretsurimages.net)
[xviii] Nous sommes les Soulèvements de Nanterre | Le Club (mediapart.fr)
[xix] Elections européennes : la tripartition de la vie politique s’installe en France (lemonde.fr)
[xx] Emeutes urbaines : le recours aux unités d’élite de la police et de la gendarmerie, une stratégie « assumée » (lemonde.fr)
[xxi] « J'ai répété « Plus vous cassez, moins on parle de la mort de Nahel, plus les fachos se frottent les mains ». J'ai encore dit « Plus vous cassez, moins Nahel est une victime pour l'opinion publique ». Aux ados de ma cité | Le Club (mediapart.fr)
[xxii] « Personne ne « fait le jeu » de personne mais comment ne pas voir que l’extrême droite et une partie de la droite construisent un récit parfaitement raciste dans lequel la question des banlieues est avant tout une affaire culturelle et nationale, dans lequel le maintien de l’ordre est la fin de toute politique. Quand les images de violences passent en boucle sur les réseaux et les écrans, on peut craindre que, sans trop dire et sans rien faire, l’extrême droite tire les marrons du feu. » François Dubet : « Tout se passe comme si les quartiers étaient dans un vide politique, comme si les rages et les révoltes ne débouchaient sur aucun processus politique » (lemonde.fr)
[xxiii] La casse des services publics continue, le pacte pour les enseignants en est un aspect. Le président confirme sa volonté de faire de Marseille un laboratoire pour sa stratégie du choc (cf. Naomi Klein, La Stratégie du choc, Babel, 2008), et Radio France censure les derniers espaces de liberté (Hommage à l’humour émancipateur de la bande à Charline | Le Club (mediapart.fr)
[xxiv] « Certains lecteurs de ma tribune « Où va la France ?» se sont offusqués de la comparaison que j’établissais entre Macron et Orban, voire Poutine ou Erdogan. C’était mal me comprendre. Il ne s’agissait pas d’une question de personnes, bien que les qualités ou les faiblesses d’un homme puissent avoir leur importance. Il s’agit d’une logique de situation, qui me faisait écrire que la France « bascule ». Or, depuis la parution de cette tribune, les signes d’un tel basculement se sont accumulés (...) Oui, la France bascule. Nul doute que l’explosion sociale dans les banlieues accélérera le mouvement. Mais peut-être faut-il rappeler la définition du « point de bascule » que donnent les experts du GIEC: le «degré de changement des propriétés d’un système au-delà duquel le système en question se réorganise, souvent de façon abrupte, et ne retrouve pas son état initial même si les facteurs du changement sont éliminés» On sait mieux où va la France - Le Temps
[xxv] Émeutes : ma réponse à Emmanuel Macron (et à Alliance) | Le Club (mediapart.fr)
[xxvi] France: le gouvernement annonce le déploiement de blindés de la gendarmerie | Mediapart