salvatore palidda

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Billet de blog 18 septembre 2022

salvatore palidda

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Italie : triomphe de la post-politique et de l'anomie

Les prochaines élections politiques développent ce qu’on voit depuis 20 ans : le triomphe de la « post-politique au-delà de toute idéologie » et de l'anomie politique néo-libérale, c'est-à-dire l’abstention de masse qui frappe surtout dans l’électorat jadis de gauche, et désormais déçu, amer, dégoûté par la dérive droitière des leaders de l’ex-gauche.

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Il y a 20 ans déjà, lors d'élections locales dans certaines municipalités, une majorité considérable d'électeurs votaient des pseudo-listes civiques qui réunissaient en réalité l'ex-gauche (Démocrate de Gauche puis Parti Démocratique) et Forza Italia (le parti de Berlusconi), y compris des personnalités connues pour des enquêtes sur leurs collusions avec la mafia.

Dans ce moment électoral de 2022, au niveau national et plus encore pour les régionaux en Sicile, les fluctuations notamment de l'ex-gauche vers la droite semblent se multiplier. Des anciens parlementaires nationaux et régionaux passent du PD à la Lega de Salvini ou avec Fratelli d’Italia (le parti postfasciste de la ducetta – la petite Mussolini – Meloni que les médias n’arrêtent pas de flagorner même en l’attaquant). En Sicile passent aussi en soutien de l'aspirant petit duce De Luca, tout comme le fasciste Musumeci avait été voté président de la région Sicile aux élections d’il y a cinq ans.

Comme signale quelqu'un qui a toujours été attentif à ces fluctuations, « il ne s'agit pas du tout de choix idéologiques, mais avant tout d'options qui visent l'élection du candidat qui promet de rendre le vote donné avec des faveurs ponctuelles, une aide à l'accès à certains prêts, des licences commerciales ou autres permis, la protection des pratiques illicites etc. Le marché du positionnement politique est donc devenu de plus en plus fluide et imprévisible. Le personnage qui dispose d'un certain paquet de votes (qu'il soit maire, responsable syndical ou autre type d'intermédiaire) joue ce capital en le proposant à celui qui est plus crédible et surtout peut être son futur protecteur.

Évidemment, ceux qui sont en dehors de ces jeux sont incités à entrer ou à rester complètement l’écart et finissent par l'abstention. Mais ce n'est pas la même chose que par le passé. L'abstention d’aujourd’hui apparaît plutôt comme une sorte d'anomie politique qui s'est propagée avec le triomphe du néo-libéralisme. Anomie non pas au sens d'absence de règles (selon une discutable interprétation de Durkheim) mais plutôt comme une profonde déstructuration sociale, culturelle et politique, c'est-à-dire le démantèlement du système de relations sociales et politiques qui existait auparavant entre les partis, les syndicats, les paroisses et les patronages (en tant que réseaux tentacules du clientélisme des parties).

Lors des dernières élections régionales en Ligurie et aux élections municipales de Gênes, à peine un peu plus de 40 % des personnes ayant le droit de vote ont voté et pratiquement la même chose s'est produite lors des dernières élections régionales et locales. De même, le résultat électoral enregistré lors des avant-dernières et dernières élections régionales en Émilie-Romagne ainsi que dans d’autres régions est quasiment le même. Ainsi, on a des présidents de région ou des maires de villes importantes qui sont élus par à peine un peu plus de 20% des personnes ayant le droit de vote, et gouvernent en plein arbitraire car désormais dotés de nouveaux pouvoirs, voire avec despotisme.

La croissance de l'abstention est constante depuis plus de 20 ans, voire depuis la fin du Parti Communiste et du Parti Socialiste. La majorité des abstentionnistes sont devenus de plus en plus d'anciens électeurs de gauche parce qu'ils sont aigris, déçus sinon profondément dégoûtés de constater la dérive à droite des leaders de la gauche historique en ce qui concerne les questions sociales, économiques et internationales (et cela vaut aussi pour les leaders de la «nouvelle» gauche des années 1990-2000 – il suffit penser aux différents Bertinotti, Di Liberto, etc. qui ont totalement détruit ce qui en Italie ressemblait à la France Insoumise).

Ainsi les villes et les régions sont passées entre les mains de pseudo-managers de droite et de l’ex-gauche prêts à épouser avec enthousiasme les choix néo-libéraux notamment au profit de la spéculation financière-immobilière tandis que le fossé entre riches et pauvres explose, comme à Milan où chaque jour une file quasi kilométrique de personnes attend recevoir un sac de nourriture à la porte du «Pane Quotidiano», ainsi qu'ailleurs aux portes de la Caritas ou de Sant'Egidio et d'autres ONG. Et avec la grande manne du PNRR, les projets de grands travaux (inutiles et coûteux et même dangereux) prolifèrent au profit des banques, des grandes entreprises, des archistars et des habitants aux revenus élevés (voir le cas emblématique de Gênes où Renzo Piano marche en parfaite entente avec le président de la région Toti et le maire Bucci (les deux de droite) et se plaît à dessiner le futur de la ville loin de se soucier des conditions dangereuses dans lesquelles vivent les gens des banlieues.

Emblématique est l'absence d'assainissement des territoires dévastés, indispensable pour prévenir les inondations, les catastrophes sanitaires et environnementales qui se répètent notamment depuis les années 1970 dans toute l'Italie et plus récemment dans les Marches. Comme attestent des géologues et des experts de l'environnement depuis longtemps, cela n'est pas seulement le résultat de l'industrialisation dévastatrice qui a commencé à la fin du XIXe siècle, s'est poursuivie avec le fascisme et s'est aggravée avec la reconstruction après la 2e guerre mondiale et plus encore avec la spéculation immobilière des 50 dernières années. Rappelons que l'Italie  a été  dominée par 3 lobbies principaux (public et privé) : celui du pétrole, celui de l'automobile et du transport su routes et celui du ciment (IRI, ENI, Montedison, pétroliers privés Fiat-famille Agnelli, Pesenti pour le ciment -lobbies accusés par Paolini comme les responsables des désastres italiens). Le réseau ferroviaire et le transport maritime étaient laissés dépérir. Cela a été l'œuvre des quarante ans de gouvernement démocrate-chrétien (le parti-Etat) avec aussi la complicité de la gauche historique qui misait sur l'industrie d'Etat.

Meloni, Salvini, Berlusconi, Letta, Calenda : où est la vraie différence entre eux ? C'est ce que demandent de nombreux électeurs. Depuis le début des années 1980 le développement néo-libérale a fait monter les économies souterraines à plus de 32% du PNB. Précarité, travail au noir, fraude fiscale, collusions avec les mafias, hyper-exploitation brutale, violences racistes et sexistes, mais aucun gouvernement de droite et même de l’ex-gauche a voulu lancer un programme de légalisation, de remédiation, d’assainissement car toute l’économie du pays se nourrit de l'illicite. Il suffit rappeler que depuis le démantèlement de la grande industrie on a connu un développement immense des petites entreprises au noi ou au demi-noir, donc le boom des économies souterraines surtout en Italie du Nord et même dans le reste de la péninsule et des iles. Mais les sociologues et économistes de gauche n’ont pas parlé de cela, au contraire ils ont vanté la «génialité» italienne de la création des soi-disant districts, de la Terza Italia et du Made in Italy que les autres pays chercheraient à imiter. C’est ce développement qui a créé les fiefs de la Ligue de Bossi et Salvini et de Berlusconi et maintenant de Meloni (notamment toute la plaine du Po allant du Piémont à la région de Vénice) tous promettant la protection des nombreux illicites de ces économies. Et ce développement entre légal et illégal s’est répandu aussi dans les régions dites rouges comme celle de Bologne, la Toscane, l’Ombrie, les Marches.

Comme a pu l'observer un ancien directeur de la revue l’Espresso, on peut estimer à environ dix millions les électeurs qui tirent des bénéfices de pratiques économies et sociales illicites et votent les candidats qui protègent ces pratiques. Ainsi, les premières promesses lancées par Salvini de la Ligue ainsi que par Berlusconi et M.me Meloni ont été la «paix fiscale» (c.-à-d. l’amnistie de tous les délits financiers et de fraude fiscale), la flat tax qui augmentera les impôts sur les revenus les plus faibles et diminuera ceux des plus hauts, l’abolition de l’obligation de poursuite des délits de la part des polices et de la magistrature et encore nouveaux financements aux banques et entreprises.

Bref, l’Italie est devenue le pays européen avec une économie la plus marquée par le bafouement de l’Etat de droit dit démocratique, à la faveur de la récurrente anamorphose de l’Etat de droit (c.-à-d. la possibilité de passer de l’illégal au légal grâce aux fréquentes amnisties adoptées par les gouvernements, dites sanatorie de la fraude fiscale, des constructions abusives et autres illégalités. Et l’ex-gauche ne s’est jamais opposée à cette dérive, car même une partie de son électorat se nourrit d’économies souterraines. Rappelons aussi que ce triomphe de l’hybride entre légal et illégal touche aussi les grandes entreprises multinationales italiennes comme Fincantieri ou l’industrie d’armement Leonardo (à travers les intermédiaires qui vendent leurs armements) et la multinationale du pétrole. Mais les scandales à ce propos ne font la une des journaux que pour quelques jours et sont vite oubliés.

Maintenant il n’est pas à exclure que aussi bien Salvini, Berlusconi et Mme Meloni pensent jouer le même coup les uns contre l'autre. Ils visent de convaincre Draghi à reprendre le poste de chef du gouvernement seule condition pour avoir crédibilité auprès de l'Union européenne et même des Etats-Unis et aussi parce que les droites ne disposent pas de personnalités capables de couvrir des postes de ministres. Cela serait béni par le président Mattarella qui a été l’artisan de la coalition guidé par le «salvifique» Draghi gouvernant avec un despotisme néolibéral qu’on veut renouveler cette fois sans aucune hésitation ni coups bas.

Voilà où est arrivée la situation politique italienne qui commence avec la fin de Berlinguer, de la gestion d'Andreotti, puis d'Amato et des divers D'Alema, Bertinotti, Berlusconi... jusqu'à forger un pays dominé par une sorte de corruption de masse qui est à la fois économique, sociale, culturelle et politique, qui a détruit la gauche et rend impuissantes les personnes honnêtes. 

Imaginer une perspective moins horrible aujourd'hui semble pure illusion. On n’est en train d'être menés à ce qui ressemble au fascisme mussolinien, à un autoritarisme certes apparemment doux, mais qui, en fait, est extrêmement violent envers les pauvres, les précaires, les immigrés, les surexploités, les racisés, les femmes soumises au fascisme sexiste ou les marginalisées.

Hélas, en Italie, on n'a rien de comparable à la NUPES, notamment à cause de cette corruption de masse développée par le capitalisme néo-libéral. Les résistances ne manquent pas mais elles sont encore éparpillées, pas connectées et encore loin de s'unir dans un projet politique qui puisse avoir un futur effectif.

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