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Billet de blog 4 mars 2017

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Un groupe d'enseignants-chercheurs parisiens s'oppose à l'utilisation du français

La Ville de Paris organise un concours appelé Emergence(s), pour offrir un soutien financier à un projet scientifique multidisciplinaire. Jusqu'alors, la soumission pouvait ne se faire qu'en anglais, mais en 2017, la Ville a décidé d'exiger qu'elle se fasse en français aussi. Un chercheur à l’École normale supérieure et à l'INSERM a lancé une pétition en réaction.

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Les motivations des chercheurs

A ce jour, 137 chercheurs l’ont signée. Ils s'opposent à l'obligation de soumettre en français parce que, disent-ils, elle est « à contrecourant [sic] des pratiques actuelles du paysage français de la recherche », les demandes de financement à l’Agence nationale (française) de la recherche, par exemple, se faisant uniquement en anglais.

Je répondrais : et alors ? Pourquoi les pratiques du monde de la recherche devraient-elles s’imposer sans discussion au reste de la société ? J’irais même plus loin, et ajouterais qu’il y a chez nos chercheurs une sorte d’arrogance à le penser.

Le second argument avancé par les pétitionnaires est que la mesure serait « par nature discriminatoire » envers les non-francophones. La notion de discrimination suppose que la mesure fasse grief à sa victime. Pourtant, en l'espèce, l'unique grief est de devoir faire traduire le texte en français, et les traducteurs de l’anglais vers le français courent les rues à Paris ; pour un texte de cinq pages, longueur maximale demandée, le tarif sera de 300 à 400 € environ au prix de marché de la traduction, une somme d’autant moins extravagante que les soumissions peuvent être prises en charge par équipe selon un partage des frais. Si j’écrivais ce billet pour un concours financé par la province de Dalécarlie, je ne trouverais pas choquant de le faire traduire en suédois après tout. La qualification de discrimination apparaît donc très exagérée - il est vrai que le tout-venant journalistique la met un peu à toutes les sauces.

Je note que les signataires ont mis sur leur page web la couverture du traité de Voltaire sur l’affaire Calas ; j’ose espérer que c’est du second degré, car comparer la situation d’un chercheur tenu de faire traduire un texte à un homme condamné au supplice de la roue pour des motifs religieux relève de la caricature. Mais passons.

L’anglais, langue commune ou langue unique ?

Naturellement, dans le domaine scientifique, une langue de communication à l'échelle internationale est nécessaire ; cela concerne non seulement la recherche, mais aussi le commerce, le tourisme, la logistique, un peu tous les domaines de la vie sociale, et cela ne date pas d’aujourd’hui puisqu’au XVIIIème siècle déjà, le philosophe D’Alembert redoutait que la disparition du latin comme langue de communication oblige les scientifiques à parler de nombreux idiomes pour pouvoir communiquer.

Et aujourd’hui, à l'évidence, cette langue de communication est le plus souvent l’anglais.

Mais le raisonnement des pétitionnaires va bien au-delà de ce constat de bon sens.

Ils évoquent en effet des situations où, même au sein d'institutions françaises comme l’INSERM ou le CNRS, les échanges se font uniquement en anglais, c'est-à-dire où l’anglais n’est plus simplement une langue commune d'interface, mais s'impose peu à peu comme langue unique de création.

Et ils semblent ne rien avoir à redire à cet état de fait, dont les conséquences néfastes sont pourtant notoires.

Ainsi, de nombreux scientifiques dont l’anglais n’est pas la langue maternelle ne travaillent plus qu’en anglais. Mais il est rarissime d’avoir le même niveau de subtilité et de créativité dans une langue apprise que dans sa langue première. En 1909, lors d'une conférence à Göttingen, ville universitaire allemande, le physicien Henri Poincaré a dit que parler dans une langue étrangère, c'est comme vouloir marcher lorsqu'on est boiteux. Et son allemand, langue de communication des sciences physiques à son époque, était sans doute meilleur que l'anglais d'aéroport amélioré qu'on peut entendre aujourd'hui dans de nombreux colloques scientifiques. Du moins Henri Poincaré avait-il le recul suffisant pour juger des inconvénients de la communication en langue véhiculaire.

On pourrait donc assister à un jeu perdant-perdant où les scientifiques créent dans une langue dont ils ne maîtrisent pas les subtilités, tout en perdant de la créativité dans leur langue maternelle, puisqu’ils ne s’en servent plus pour travailler. Le risque apparaît de faire des analphabètes dans les deux langues ; il semble d’ailleurs ne pas épargner les partisans de la pétition, dont le texte et les commentaires qui l’accompagnent comptent de nombreuses fautes d’orthographe, certaines grossières, comme un passé composé en « ER », faute il est vrai très tendance...

En second lieu, qu’on me permette d'emprunter un exemple à la zoologie. Le mot français mammifère (animal à mamelle) se dit Säugetier (animal allaiteur) en allemand : d’un côté on envisage l’organe de la mère, de l’autre la fonction de l’organe. Bref, une même chose, mais en deux langues, et selon deux angles opposés.

Cet exemple est d'apparence triviale, mais montre que chaque langue a sa propre manière de décrire les choses, et que tout décrire dans une langue unique ne peut qu'appauvrir le discours scientifique.

Une réflexion minimaliste

Bien entendu, c’est le droit le plus strict des chercheurs d’approuver l’évolution en cours. Mais le problème que pose leur tribune est l’évidence avec laquelle l’anglais s’impose à eux, l’absence apparente de toute réflexion autour du sujet, chose qui ne peut qu’inquiéter de la part de gens dont l’activité professionnelle consiste précisément à réfléchir.

Ce qui m’amène tout droit à un autre problème posé, qui est d’ordre sociologique. En effet, nos pétitionnaires semblent oublier qu’en adoptant le tout-anglais, leur activité se coupe, au moins d’un point de vue linguistique, du reste de la population, qui continue de faire l’essentiel de ses activités sociales en langue vernaculaire (en France, le français).

Une population qu’ils prennent pourtant régulièrement à témoin pour dénoncer les coupes dans le budget de la recherche ; mais pourquoi se sentirait-elle solidaire d’eux, s’ils encouragent la mise à l’écart de la langue qu’elle parle tous les jours ?

PS : la Ville de Paris a accédé aux demandes des chercheurs, et le monde a évité une nouvelle affaire Calas.

Bien cordialement,

Vincent Doumayrou,
auteur de La Fracture ferroviaire, pourquoi le TGV ne sauvera pas le chemin de fer,
Préface de Georges Ribeill. Les Editions de l'Atelier, Ivry-sur-Seine, 2007.

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Le texte de la pétition : https://www.change.org/p/enseignants-chercheurs-revenir-sur-la-d%C3%A9cision-de-favoriser-les-candidats-francophones-au-programme-emergence-s

Une autre réaction à la pétition :
http://www.observatoireplurilinguisme.eu/fr/dossiers-thematiques/education-et-recherche/28--sp-765/10706-programme-emergence-s-2017-un-appel-%C3%A0-projets-pour-soutenir-la-recherche-la-mairie-de-paris-donne-l-exemple-en-fran%C3%A7ais-et-en-anglais#

Sur ce blog, et sur des sujets apparentés :

Un billet sur l’internationalisation de l’enseignement supérieur :https://blogs.mediapart.fr/vincent-doumayrou/blog/231216/de-plus-en-plus-mobile-de-moins-en-moins-lettre-le-paradoxe-de-letudiant-erasmus

Trois billets sur le statut de l’anglais aux Pays-Bas, traduits du néerlandais :
https://blogs.mediapart.fr/vincent-doumayrou/blog/230815/les-pays-bas-deviennent-subrepticement-un-pays-bilingue

https://blogs.mediapart.fr/vincent-doumayrou/blog/091115/un-collectif-d-universitaires-dit-non-lutilisation-irreflechie-de-langlais-dans-les-universit

https://blogs.mediapart.fr/vincent-doumayrou/blog/160916/quand-le-basculement-vers-langlais-isole-un-pays-de-ses-voisins

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